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18 mars 2008

Qui a peur des Juifs orthodoxes ?

Jeudi 6 mars, le ministre de la Défense Ehoud Barak a provoqué une nouvelle crise dans la coalition au pouvoir en déclarant qu'il refuserait d'accorder l'exemption militaire à 1.000 haredim étudiants de la Torah (en hébreu, talmidei-Torah). Alors que la question de Jérusalem a déjà poussé le Shas hors du gouvernement, suite aux révélations selon lesquelles l'équipe de négociateurs israéliens avait abordé le statut de Jérusalem avec les Palestiniens, faisant pressentir un futur partage de la capitale d'Israël - le Shas est de nouveau dans la ligne de mire.

D'après une loi portant le nom du député l'ayant présentée, la « loi Tal » prévoit que les talmidei-Torah sont exemptés du service militaire. Juste après la seconde guerre mondiale, alors que l’État d'Israël était en train de poser ses fondations, les religieux orthodoxes (haredim) étaient venus soumettre au Premier ministre d'alors David Ben Gourion une requête : exempter du service militaire tous les hommes ayant dévoué leur vie à l'étude de la Torah. L'argument présentait deux faces. D'une part, la Shoah avait décimé toute la communauté juive d'Europe et avec elle les plus grands maîtres de la Torah, les écoles talmudiques les plus actives, mettant en danger la transmission de l'étude et par là même de l'identité juive. Pour protéger l'enseignement de la Torah et la transmission de notre Histoire, il était donc urgent de fonder de nouvelles écoles, qui forment de nouveaux élèves amenés à devenir de nouveaux maîtres, dont la présence était nécessaire pour assurer la renaissance de la vie juive en Israël. D'autre part, dans le contexte de la création du nouvel État, confronté à de multiples défis, les haredim soutenaient l'idée que les valeurs et les traditions juives étaient destinées à jouer un rôle fondamental : elles seraient les fondations spirituelles, l'âme de la nouvelle société, les repères mais aussi le but de l'accomplissement d'une vie véritablement juive en Israël. Parce qu'une armée puissante, des soutiens politiques importants, une vie économique florissante, ne suffisaient pas à garantir l'avenir du peuple juif de retour sur sa terre : Il fallait donner une âme au corps, qui l'anime et le protège. Dans cette perspective, l'étude de la Torah, les prières, le respect des lois sacrées, étaient un rempart aussi nécessaire qu'une armée - en fait, loin de se substituer, ou de se livrer une compétition, les deux se complétaient.
En votant la « loi Tal », Israël allait donc renouer avec une vieille tradition issue de son passé : l'alliance sacrée entre l'armée et les prophètes.

Aujourd'hui, la situation a tout à fait changé. Les écoles d'étude de la Torah sont dynamiques - en Israël comme à l'étranger. Elles fournissent à cette génération mais promettent aussi aux générations à venir des maîtres et des élèves de qualité de telle sorte que le Judaïsme ne paraît plus en danger. Au moins dans son aspect spirituel. La population haredi est prospère, représentant une partie non négligeable de la société israélienne. Mais cette vitalité du monde orthodoxe a un effet pervers.
D'après un récent rapport de l'armée, on observe un accroissement des demandes d'exemption de service militaire. Ainsi, un homme mobilisable sur quatre ne s'est pas engagé l'année dernière. 11% des exemptions ont été accordées au motif que le candidat est un talmid-Torah. Le rapport prévoit que d'ici 10 ans, les haredim constitueront le quart de la population des hommes de 18 ans, éligibles pour une exemption. Malgré les efforts de l'armée pour inciter les haredim à s'engager dans une unité spéciale de l'armée - l'unité des Nahal haredi - seulement 350 étudiants de Yeshiva se sont engagés l'année dernière, parmi une population qui compte des milliers de personnes. L'unité des Nahal respecte la stricte séparation des sexes, le respect des lois de la casheroute, du Shabbat, et des lois halachiques d'une manière plus générale.
Le rapport de l'armée a également mis en lumière un nouveau phénomène de société : alors que les religieux nationalistes se remarquaient par un taux de participation élevé dans l'armée, il semble décliner, les étudiants sionistes religieux préférant dorénavant repousser leur engagement militaire. Ce phénomène date en gros de la période du désengagement de la bande de Gaza, où de nombreux nationalistes se sont sentis trahis par l'armée.

C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la déclaration de Barak.

Eli Yishaï, le président du Shas, a vivement réagi accusant le ministre de la Défense « de mettre en danger la coalition » par ses provocations. Il a également indiqué que le Shas ne pourrait pas rester dans le gouvernement si celui-ci déniait aux étudiants de Yeshiva le droit d'étudier la Torah. Le parti orthodoxe séfarade, placé sous l'autorité du Conseil des sages de la Torah présidé par le Rav Ovadia Yossef, ne peut pas approuver ce projet de Barak. Du moins, pas en l'état.
De leur côté, des députés du Likoud ont déclaré que Barak avait fait cette déclaration pour cacher le fait qu'il donnait son approbation à toutes les autres initiatives du Shas. Il y a trois mois, le gouvernement a ré-instauré un ministère des affaires religieuses dirigé par le député Shas Itzak Cohen, quand ce ministère avait été liquidé par le Shinouï, le parti laïc voire anti-religieux de Tommy Lapid. Il y a deux semaines, la Knesset a approuvé à une large majorité une loi présentée par le Shas qui prévoit de limiter l'accès aux sites internet pornographiques et extrêmement violents pour les enfants. Enfin, d'autres projets sont en discussion, dont le plus décisif porte sur l'autorité des tribunaux rabbiniques dans les questions de mariage et de divorce. Le député Likoud Youval Steinitz - l'un des jeunes députés prometteurs liés à Benyamin Netanyahou - a déclaré que s'il devait être ministre de la Défense sous un gouvernement présidé par Netanyahou [donné largement vainqueur dans tous les sondages], il réformerait la « loi Tal ». A cause d'elle, 30.000 haredim sont exemptés de l'armée, soit 11% de la population mobilisable. Il a expliqué : « Ce n'est pas une question de nombre, mais une question d'éthique. Je peux accepter que quelques milliers d'étudiants soient sélectionnés pour étudier [la Torah], comme au temps de David Ben Gourion. Mais la situation actuelle de milliers de garçons ultra-orthodoxes qui ne servent pas dans Tsahal est intolérable et doit être changée, non pas parce que nous avons un besoin urgent de soldats, mais parce que nous avons besoin de sentir que tous les secteurs de la population partagent la mission de protéger notre patrie ». Se référant au fait que les haredim craignent que leurs enfants soient exposés à des situations qui mettent en danger leur observance des commandements de la Torah, Steinitz a proposé que ceux-ci servent dans des bases proches de leur domicile, ce qui leur permettrait de pouvoir rentrer dans leur communauté.
Steinitz ne s'est pas exprimé sur la nature des exemptions autres que « haredi » représentant 89% du chiffre total. Ni sur le taux particulièrement bas des engagements dans certains secteurs géographiques de la population.
Barak s'est mis en contact avec Yishaï et le ministre Shas des Communications Ariel Attias afin d'apaiser la polémique et de discuter du problème des exemptions.

Mais comme l'a dit Steinitz, indépendamment des chiffres, la déclaration de Barak pose deux graves questions : si l'armée est nécessaire - et accomplit un travail sacré - en protégeant Eretz-Israël, est-elle suffisante pour garantir la pérennité de l’État et du peuple d'Israël ? Un juif orthodoxe pratiquant est-il un mauvais Israélien ? C'est la nature du rapport entre Torah, État, Judaïsme et Israël qui doit être examinée.

Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem