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30 juin 2019

Des nouvelles de ma chaine Youtube


Au printemps 2018, il y a un peu plus d’un an, j’avais le plaisir de vous annoncer le lancement de cette chaine : un moyen agréable – par la qualité professionnelle de la présentation, et le visuel - d’écouter un « best of » des émissions passées, en remontant dans le temps à partir de l’année précédente : ainsi vous furent proposés 14 émissions de 2017, puis 12 émissions de 2016, etc. Au début de cette année, est venu le tour de mettre en ligne une sélection de numéros de 2018.

Où en sommes-nous ? 2013 reste à finaliser. 2012 n’a pas encore été traitée, idem pour la plus grande partie de 2011, mais plus on remonte dans le temps, plus – actualité oblige – les émissions « écoutables » sont moins nombreuses. Sauf celles réalisées avec des invités d’une qualité exceptionnelle, hélas disparus pour certains d’entre eux, et en tout cas sur des sujets ou autour de livres marquants. Enfin, pour rappel – voir les liens permanents sous le libellé « Ecouter l’émission » à droite de la page d’accueil -, on peut écouter la collection complète entre 2007 et 2011, plus quelques numéros sélectionnés pour les années antérieures (mais avec une présentation bien plus primitive).

Le flux n’est donc pas encore arrêté, et je remercie le nombre conséquent d’abonnés qu’a cette modeste chaine sur Youtube : plus de 200 depuis le 23 juin !

Que dire aussi de la fréquentation des quelques 61 enregistrements disponibles aujourd'hui – 60 émissions en fait, plus une interview télévisée donnée à la chaine I24 News ? Toutes les données sont consultables en clair en allant sur la page d’accueil de la chaine (cliquer sur « à propos » pour avoir le total général des hits, le nombre de visites par émission étant donné sous chaque « écran » associé à un numéro). Le total des visites était à la même date de 27.095, ce qui est tout à fait honorable puisque la moyenne par enregistrement est de 444 : sauf qu’il s’agit d’une moyenne trompeuse !

En effet – génie et injustice de Google – lorsqu’une « vidéo » associée à un mot clé dépasse un certain nombre de visites (de l’ordre de 1.000), elle apparait en première page de la recherche : et c’est ainsi que, outre l’intérêt certain pour des auditeurs juifs ou musulmans du Maghreb, les enregistrements de Benjamin Stora sur son livre « Les clés retrouvées » à propos des juifs de Tlemcen, ou de Simon Skira sur le départ des juifs du Maroc, ont eu un succès étonnant qui fausse la moyenne (plus de 12.000 « hits » pour l’un et de 6.000 pour l’autre). La moyenne devient à ce jour de 140 pour les 59 autres propositions, ce qui reste correct malgré tout.
Merci aux visiteurs, merci aux abonnés et bonne écoute à ceux qui voudraient découvrir ou redécouvrir la chaîne !

J.C

27 juin 2019

2500 années de présence juive en Afrique du Nord, un monde qui s'éteint

Juif originaire de Libye, dans une Synagogue détruite de Tripoli

Les traces d'une présence juive sur les côtes méditerranéennes de l'Afrique remonte à la haute Antiquité. Elle précède d'au moins neuf siècles la conquête arabe et l’islamisation de l'Afrique. 
On retrouve les premières traces d'une présence juive à Carthage (aujourd'hui la banlieue de Tunis), ville fondée par les Phéniciens au VIIe siècle avant J.-C. Quatre siècles plus tard, cette cité portuaire florissante devient une rivale de Rome en termes de commerce, de richesse et de population. Non loin de Carthage, les juifs de Djerba arrivent au VIe siècle avant J.-C., fuyant la Judée après la destruction du Premier temple par Nabuchodonosor. C’est en 586 avant J.-C. à Djerba, où quelques milliers de juifs trouvent refuge, que commence la construction de la plus vieille synagogue du continent africain (la Ghriba).

Les juifs arrivent à Carthage avec les Phéniciens... et les Romains

Des mosaïques représentant des chandeliers à 7 branches (symbole du judaïsme) ont également été découvertes dans une villa (lors de travaux de voirie) à 110 km au sud de Tunis. Selon les archéologues, ces vestiges constituent une preuve supplémentaire d’une présence juive dans la région de Cap Bon entre le IVe et le Ve siècle avant J.-C.
Le premier compte-rendu historique évoquant la présence de juifs dans une région à l’ouest de l’Egypte apparaît dans l’œuvre de Flavius Josèphe. L'historiographe romain écrit dans La guerre des juifs qu’au IIIe siècle avant J.-C., 100 000 juifs furent déportés d’Israël en Egypte. De là, ils se rendirent en Cyrénaïque (est de la Libye actuelle) et probablement plus à l'Ouest.
Dans ces régions, ils "côtoyèrent" durant plusieurs siècles les populations berbères, qu’ils ont parfois même judaïsées. Cette population "judéo-berbère" longera l’Atlas saharien pour finalement se fractionner et se fixer au Mzab, au Touat, Tafilalet, Dra’ et Sous (sud algérien et marocain d'aujourd'hui).
A partir du IVe siècle, le christianisme devient religion de l’empire romain. Il relègue dès lors le judaïsme au nord et au sud de la Méditerranée. Cependant, des communautés juives subsistent dans les périphéries de l’empire.

Saint Augustin témoigne de la présence juive au Maghreb

Tertullien, puis Saint Augustin, témoignent à plusieurs reprises de la présence juive au Maghreb, dans de grandes discussions théologiques et liturgiques qui les opposent au judaïsme au sud de la Méditerranée (mais qui les rapprochent aussi face "aux païens").
Ils évoquent notamment dans leurs écrits "le prosélytisme juif" (de cette époque) envers les Berbères "qu’ils judaïsent en masse". Ces judéo-berbères et ces chrétiens opposeront par la suite une farouche résistance à l'envahisseur arabe. Ibn Khaldoun, le grand historien arabe du XVe siècle, relate que "lorsque les armées venues d'Arabie ont pénétré en pays berbère, de nombreuses tribus berbères étaient influencées par le judaïsme. (...) Une partie des Berbères pratiquait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de leur puissants voisins, les israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djeroua, tribu qui habitait l’Aurès et à laquelle appartenait la Kahina, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions (VIIe siècle)."
Les tout premiers habitants juifs du Touat et Gourra (situées à la frontière algéro-marocaine) seraient arrivés plus tard, au IXe siècle, en provenance de Mésopotamie. La réalisation de foggaras (canalisations d’eau souterraines qui évitent l’évaporation) au Touat en témoigne, selon les archéologues. C’est également par la littérature talmudique, que les historiens peuvent aujourd’hui retracer les différentes communautés juives dispersées autour de la Méditerranée. Les rabbins sont engagés dans des correspondances et des discussions juridiques et religieuses qui traversent l’ensemble du Maghreb. 

Les Almohades détruisent le judaïsme maghrébin

En 1147, les Almohades s’emparent du Maghreb et de l'Andalousie et sont sans pitié envers ceux qui refusent de se convertir à l’islam. Ils ne leur laissent le choix qu'entre la conversion à l'islam et la mort, ce qui, après un siècle de persécutions, entraîne la disparition de nombre de communautés juives. Les grandes villes comme Kairouan sont alors interdites aux juifs, qui se réfugient dans les régions isolées.
Le rabbin Abraham Ibn Ezra (1092-1167) originaire de Cordoue énumère, après une longue traversée de l’Afrique du Nord, l’étendue du désastre qui frappe les juifs de Kairouan, Sfax, Gabès et Meknès, massacrés juste avant ceux de Fès et Marrakech. "Avant la destruction de sa communauté juive par les Almohades vers 1150, Sijilmassa, située dans le Tafilalet au carrefour des caravanes, était un centre important de la civilisation juive. (...) Une cité de sages et d’études talmudiques qui maintenait une correspondance avec les Yéchivas de toute la Méditerranée", relate le rabbin andalou. Au XIIe siècle, le judaïsme maghrébin manque de disparaître. 
Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, de passage dans le "sud algérien", annonce que l’aventure du petit royaume juif saharien du Touat a été brutalement interrompue en 1492 par un prédicateur musulman venu de Tlemcen, scandalisé de voir à Tamentit des "juifs arrogants" auxquels n’est pas appliqué, comme dans le reste du Maghreb, le statut (infamant) des dhimmis (minorités du Livre soumises aux vexations et à la dîme). Ce prédicateur ordonne la destruction des synagogues de Tamentit et le massacre des juifs, promettant 7 mithqals d’or par tête de juif assassiné. Les rares rescapés se partageront entre une adhésion à l’islam et un exode massif à travers le Sahara, tant vers le Nord que vers le Sud… Certains, chrétiens persécutés compris, se réfugieront en Castille et en Aragon, en Sicile, d’autres sans doute dans la région de Tombouctou (actuel Mali).
Le judaïsme revit en Afrique du Nord grâce à l’arrivée massive des juifs espagnols et portugais, chassés par les persécutions de l’Inquisition, sur les côtes du Maroc et d’Algérie. Ce qui reste des communautés juives du Maghreb sera grossi par ces expulsés d’Espagne et du Portugal, entre les XVe et XVIe siècles. Les familles portant les noms de Toledano, Cordoba, Berdugo témoignent de ces racines ibériques.

Les juifs expulsés d'Espagne sauvent le judaïsme nord-africain

Cette élite érudite d’éducation andalouse finit par imposer sa suprématie culturelle et économique aux juifs du Maghreb. Parlant plusieurs langues, ces négociants sont en contact avec les autres ports de la Méditerranée. Ces juifs espagnols se distinguent parfois des juifs "indigènes", comme à Tunis, où ils forment une communauté à part. En Tunisie, on retrouve les familles Lumbroso, Cartoso, Boccara, Valensi venues pour la plupart de Livourne, en Italie.
Des quartiers juifs séparés existent un peu partout au Maghreb, notamment au Maroc (mellah). En passant à la fin du XVIe siècle sous l’administration ottomane de Souleymane le Magnifique, les choses iront alors un peu mieux pour les juifs du Maghreb.
La colonisation française à partir de 1830 finit de détacher les juifs de leurs voisins musulmans. La "France des Lumières et républicaine", plus protectrice que l’islam, libère les juifs de leur statut inférieur (dhimmis) de servitude. Le décret Crémieux accorde la nationalité française aux juifs d’Algérie en 1870. Désormais français, ils vont combattre durant la guerre de 14-18 aux Dardanelles ou au Chemin des dames.

La fin d'une histoire

Beaucoup quittent le Maroc et la Tunisie en 1948 pour Israël, d'autres préfèrent le Canada ou les Etats-Unis. La plupart des juifs d'Algérie seront "rapatriés" en France métropolitaine où ils n'ont, le plus souvent, jamais mis les pieds. Les derniers contingents seront "chassés" par les indépendances algérienne, marocaine et tunisienne dans les années 60. Moins de 5000 juifs vivent aujourd’hui au Maroc, en Algérie et en Tunisie... Ils étaient encore près de 700 000 dans les années 50.
Ce judaïsme nord-africain a aujourd'hui quasiment disparu. Il survit encore dans la tête de quelques témoins vivants. Comme le disait Paul Valery, "nous savons que les civilisations sont mortelles". La vieille culture juive du monde arabe est sur le point de s'éteindre définitivement.

Michel Lachkar,
FrancetvInfos, 9 juin 2019

25 juin 2019

Débat : En Syrie, le silence ne doit pas recouvrir les crimes commis à Idlib


« Pourquoi le monde a-t-il abandonné ?
Pourquoi son terrible silence ?
Pourquoi nul ne se préoccupe-t-il de nous ?
Pourquoi personne n’est-il solidaire de notre destin ?
Sommes-nous sans valeur ?
Sommes-nous seulement des numéros ?
Qu’arrive-t-il au monde ? »

Tel était, il y a quelques jours, le message de Fared, citoyen journaliste et photographe syrien, de la province d’Idlib. Et ce message, il avait été répété maintes fois depuis le début de la guerre d’Assad contre son peuple, et plus encore depuis les massacres de Homs, de la Ghouta, de Deraa et le siège puis la chute d’Alep.
Il n’arrête pas d’énoncer que notre inaction parachève l’effondrement de nos représentations politiques et morales de ce que sont le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. Il trace à nouveau cette ligne rouge invisible, mais première, entre – d’un côté – ceux qui se soucient, dénoncent, protestent, nomment avec des mots clairs nos ennemis, et – de l’autre – ceux pour qui les crimes contre l’humanité peuvent tomber dans l’indifférence du monde et être étouffés par le bruit du quotidien.

La tragédie, encore et encore

Alors que, en ce qui concerne la Syrie, les yeux sont concentrés sur la chute prochaine du dernier bastion de Daech à Baghouz et le « retour » des djihadistes étrangers, ils se détournent de la tragédie annoncée dans la province d’Idlib et des massacres sans fin dans la Syrie sous l’emprise de Bachar Al-Assad.
Une sorte de nuit les enveloppe, comme si le récit porté par son pouvoir d’une victoire acquise nous avait délestés du fardeau de l’outrage. Ce n’est certes pas nouveau. Comme le constatait récemment Michel Duclos :
« La bataille contre la centrale terroriste de M. Baghdadi a été depuis cinq ans la priorité des priorités pour les gouvernements occidentaux – au détriment sans doute d’un véritable investissement sur la question syrienne dans son ensemble. »
Ce qui se joue là mérite pourtant autre chose que le silence et, sur le plan politique, ne saurait tolérer l’inaction qui a, depuis mars 2011 – début de la révolution pacifique contre le régime de Damas – marqué d’une tâche indélébile les nations dites libres. Depuis quatre semaines désormais, les bombardements du régime, appuyés par la Russie, sont continuels sur les civils de la région d’Idlib, notamment sur les villes de Maarat al-Noumane, Hama, et Khan Cheikhoun et d’Idlib même, et le nombre des victimes, dont de nombreux enfants, doit dépasser la centaine.
À nouveau, les sauveteurs civils des Casques blancs sont aussi pris pour cible. À nouveau, les crimes de guerre qui ont marqué le conflit syrien sont perpétués – et les puissances occidentales sont silencieuses, comme si ceux-ci étaient devenus une nouvelle « normalité ».

La Russie et la Turquie à la manœuvre

Cette recrudescence du conflit était parfaitement prévisible comme l’est, depuis l’accord de Sotchi signé en septembre 2018 entre la Russie et la Turquie, le fait que la Russie va appuyer le régime syrien dans sa reconquête de l’intégralité du territoire syrien, ou quasiment.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’en a pas fait mystère. Les seules questions concernent le quand et le comment. Sans doute en effet, la nature des conversations entre la Turquie et la Russie va-t-elle, à court terme, peser sur le destin immédiat de la province d’Idlib et il ne saurait être exclu qu’in fine la Turquie conserve une petite enclave au nord du pays, mais il est douteux qu’Ankara ait la volonté de s’opposer à une mainmise quasi-totale d’Assad sur le pays et s’érige en protecteur de la province d’Idlib.
Et la question, posée récemment par le docteur Raphaël Pitti, est la même :
« Laisserons-nous les trois millions d’habitants et réfugiés de la région revivre l’enfer de la Ghouta, d’Alep ou Deraa ? »

Une crainte double

On savait que la région d’Idlib, où ont afflué environ 2 millions de réfugiés des autres parties de la Syrie, notamment des régions d’Alep et de la Ghouta, après les massacres du régime, serait un havre précaire. Ses habitants y ont aussi subi les exactions des islamistes de Hay’at Tahrir al-Cham (HTS) qui contrôle une large partie de la région, donnant un nouveau prétexte au régime et à la Russie pour intervenir au nom de cette prétendue « guerre contre le terrorisme » qui a toujours été l’habillage rhétorique des crimes du régime.
À l’automne les manifestations dans la province se déroulaient sous le double slogan du refus d’Assad comme de HTS. Ce dernier groupe est, d’ailleurs, souvent soupçonné d’être l’auteur du meurtre de l’activiste de Kafranbel et fondateur de radio Fresh, Raed al-Fares, surnommé la « conscience de la révolution syrienne », et de son camarade Hamoud Junaid.
Aujourd’hui, la crainte est double. D’une part, on imagine parfaitement le résultat de bombardements massifs par le régime et par la Russie d’une zone comprenant plus de 3 millions d’habitants, dont environ 1 million d’enfants, qui n’auraient plus aucun lieu où les fuir. Cela pourrait être pire encore que ce que la population syrienne a connu en huit années de guerre.
D’autre part, 80 % des habitants de la région figurent sur la liste des personnes recherchées par Damas, et là aussi on ne connaît que trop le sort auquel la machine de torture et de mort du régime les vouerait.
Quel sera, par ailleurs, le destin des civils qui auront été libérés de Daech après la chute de Baghouz ? Auront-ils échappé à l’enfer du Califat pour tomber dans celui du régime ?

Du sauvetage d’Idlib dépendra l’avenir de la Syrie

Il faut sauver les habitants d’Idlib du régime. Il faut aussi sauver l’ensemble des habitants de Syrie du régime. Stopper Assad et la Russie de Poutine à Idlib apparaît comme l’opération de la dernière chance. Cela pourrait aussi être, pour le monde dit libre, l’ultime faillite stratégique.
Depuis huit ans, nous n’avons pas voulu protéger et mettre un terme à l’assassinat délibéré de plus d’un demi-million de personnes et laissé se perpétuer crimes contre l’humanité et crimes de guerre sans fin, mais nous avons abrité notre veulerie sous les mots commodes de l’impuissance ou, plus obscène encore, du réalisme et de la complexité.
Donnerons-nous, cette fois encore, carte blanche à Bachar Al-Assad ? Lui laisserons-nous toute latitude pour, toujours et encore, perpétrer les massacres qu’il a à nouveau annoncés à l’avance ? Renforcerons-nous encore l’ennemi, oui l’ennemi, de toute loi internationale, d’un ordre soumis à la justice et de la liberté : la Russie de Poutine ? Continuerons-nous, enfin, à déguiser notre lâcheté des habits de la diplomatie, refusant de percevoir que, depuis le début, elle était vouée à la répétition verbeuse de résolutions vides, et donnerons-nous à nouveau crédit à la tromperie et au mensonge ?
Si cela devait être, quel crédit pourrions-nous encore attribuer à l’invocation des valeurs de droit, de liberté et de dignité que porte l’Europe ? Comment n’y verrions-nous pas des mots vains et misérables ?
Sans doute, une action est-elle plus difficile aujourd’hui qu’elle ne l’eût été en 2013, 2016, voire au début de 2017. Le retrait des États-Unis de Syrie, même s’il n’est finalement pas total, n’aide certainement pas et il signifie aussi le peu d’appétence des Américains à peser sur le processus de transition politique. La condamnation par le Département d’État américain des attaques du régime et de la Russie contre les civils d’Idlib, aussi nécessaire soit-elle, ne signifie pas une volonté d’action.
La division de l’Europe sur la Syrie est un autre facteur aggravant auquel s’ajoute le retrait du Royaume-Uni, englué dans le Brexit, de la scène mondiale. L’imprévisibilité de la Turquie, membre de l’OTAN, et la propension de certains pays du Golfe à laver les crimes d’Assad en rouvrant leur ambassade à Damas – qui devrait aussi (encore que la décision ne soit pas confirmée), être réadmis au sein de la Ligue arabe, dont le prochain sommet se tient le 31 mars, ont aussi eu pour effet d’affaiblir nos possibles alliances dans la région.

Oui, nous pouvons agir

Mais la France n’est pas dénuée de toute capacité d’initiative et elle est en mesure de convaincre certains alliés de l’Union européenne. Notre politique en Syrie est inséparable de trois considérations globales.
D’abord, elle prend place dans le cadre de notre combat pour le respect du droit international, notamment humanitaire, et de notre responsabilité de protéger (R2P) : l’ampleur des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis par le régime et ses soutiens – ainsi que des autres parties, quoiqu’impliquées dans une moindre mesure – ne peut faire l’objet seulement d’une condamnation verbale.
Ensuite, pour l’Europe et les Alliés, il est impensable de disjoindre leur position sur la Syrie et le combat contre la déstabilisation, aux multiples composantes, opérée par le régime russe : la Syrie et l’Ukraine sont, pour Moscou, les deux biais principaux par lesquels elle entend détruire l’ordre international.
Enfin, en ce qui concerne la Syrie, on ne peut séparer la réponse à apporter aux événements de la région d’Idlib de la demande de justice internationale, de notre pression sur le régime Assad et ses parrains sur la transition politique et l’accès humanitaire et – c’est un impératif catégorique – de la libération inconditionnelle des prisonniers politiques.
En premier lieu, la France et l’Europe doivent peser sur la composition du comité constitutionnel chargé d’assurer la transition politique en Syrie, qui ne saurait être aux mains du groupe dit d’Astana. Celui-ci commence d’ailleurs, semble-t-il, à se fissurer. Cela impose une vigilance de détail, notamment sur le tiers des membres du comité réputés indépendants. Une autre formule que ce comité pourrait d’ailleurs être trouvée si elle apparaît ne pas pouvoir fonctionner.
Le moment venu – on en est certes encore loin – des élections libres en Syrie, sous contrôle international, devront assurer la participation de tous, y compris les réfugiés. Après la faillite du précédent envoyé spécial des Nations unies, Steffan de Mistura, quelles qu’en soient les raisons, la posture qui semble tout aussi peu avertie des ruses de la Russie du nouveau, Geir Pedersen (lequel n’évoque même pas la question de la libération des prisonniers politiques), pourrait se révéler problématique. Ce risque impose aussi un engagement plus fort de la France et de l’Europe, même si l’on sait que la diplomatie ne suffira pas.
Ensuite, elles doivent être claires sur le fait qu’Assad ne saurait faire partie de la transition politique. Tant que son clan restera au pouvoir, les massacres et les tortures dans les prisons du régime continueront. Toute aide à la reconstruction, tant que le régime Assad est en place, ne peut naturellement qu’être exclue.
Il est aussi exclu que les plus de 5,6 millions de réfugiés puissent rentrer et que les 6,2 millions de déplacés internes puissent rejoindre leurs provinces – ce que, au demeurant, la loi numéro 10 (promulguée par Damas) qui organise la spoliation de leurs biens exclurait pour nombre d’entre eux. Ce constat sans ambiguïté doit également guider la France et l’Europe – et bien sûr les pays de la région – dans leurs politiques d’asile.
Enfin, comme elles ont commencé à le faire, elles doivent poursuivre leur action en faveur de la justice en Syrie, contribuer à trouver tous les moyens de droit pour poursuivre les criminels et faire de la libération des prisonniers politiques, qui meurent quotidiennement dans les prisons d’Assad, la condition de tout processus de transition politique.

Assad n’a pas gagné la guerre

Cette position doit être aussi relayée par des récits clairs de la part des gouvernements européens afin de ne pas accréditer la propagande du régime et de ses thuriféraires.
Premièrement, il est faux de déclarer qu’Assad a gagné la guerre. Il existe toujours environ 30 % du pays qui ne sont pas tombés sous son joug. Et même dans les régions sous la domination du régime, des Syriens, bravant tous les risques, continuent de manifester. Cela suppose également de tordre le cou – et la Syrie n’est pas le seul pays concerné – à tous les discours sur les vertus des prétendus régimes stables. Au Moyen-Orient comme ailleurs, les dictatures ne le sont pas et annoncent les révolutions de demain.
Ensuite, non seulement nous devons tenir bon sur le refus de reconnaissance du régime, mais nous devons utiliser tous les moyens disponibles pour que les pays du Golfe et pays arabes en général ne s’engouffrent pas dans cette brèche. En France même, l’organisation de voyages touristiques en Syrie, qui conduirait de facto à une forme de réhabilitation du régime, ne saurait être acceptée.
En troisième lieu, il nous faut être conséquents dans notre analyse des alliances d’Assad : le régime, la Russie et l’Iran constituent un bloc, et il est absurde stratégiquement d’estimer que nous pouvons les diviser et tenter de jouer, comme le fait le premier ministre israélien, les uns contre les autres. Le régime ne tient qu’en raison de la présence des forces russes et iraniennes et celles-ci ne le lâcheront pas.
En quatrième lieu, au-delà de nos critiques par ailleurs de ces régimes, nous devons œuvrer à reconstituer des alliances sur la question syrienne. C’est assurément le sujet le plus difficile et risqué, mais c’est aujourd’hui indispensable.
Enfin, et ceci est lié, nous devons mettre tout en œuvre pour remettre sur la table tous les schémas possibles pour la création d’une zone de sécurité dans la région d’Idlib. Si nous renonçons d’avance, cela signifiera que nous accordons au régime et à la Russie une victoire non seulement stratégique, mais aussi intellectuelle dont les conséquences seront incalculables en termes de sécurité mondiale. Si nous nous y montrons incapables, comment d’ailleurs espérer qu’on puisse un jour organiser des élections libres en Syrie sous contrôle international ?

Un enclos soutiré de l’actualité internationale
Beaucoup dépend aussi de la capacité de l’opposition syrienne démocratique à s’organiser et à s’unir et à faire émerger une nouvelle génération de dirigeants, celle qui a le plus donné dans les protestations contre le régime. Les pays occidentaux ne sauraient le faire en leurs lieux et places, mais ils peuvent inciter et aider à monter des équipes qui joueront un rôle premier dans la transition politique. Celle-ci doit se préparer beaucoup plus sérieusement qu’aujourd’hui.
Un voile semble être retombé sur la Syrie. À l’abri des regards, même si de courageux journalistes citoyens parviennent encore à nous alerter, Assad arrête, massacre, assassine. Il a libéré aussi les terroristes de Daech qui finalement servent sa propre politique de répression et on sait qu’il ne l’a guère combattu.
La Syrie menace de devenir cet enclos soutiré de l’actualité internationale parce que n’en parviendront plus les cris. Notre conscience sera peut-être lâchement soulagée, la gêne de notre lâcheté apaisée, mais l’insécurité du monde se sera amplifiée et cela sera notre héritage.

Nicolas Tenzer
« The conversation », 17 mars 2019

Nota de Jean Corcos :

Pour rappel, Nicolas Tenzer a été mon invité le 19 mai pour parler de la Syrie. Voici les liens directs pour écouter l’enregistrement en deux parties.