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29 avril 2021

La Tunisie en proie au démon du terrorisme

 

Analyse - Le pays, démocratie en construction depuis la «révolution du jasmin» de janvier 2011, est aujourd’hui le premier pays exportateur de jeunes partis pour le djihad: en Libye, en Syrie et au Sahel… Une réalité dure à accepter par la société sur place.

«Comme à chaque fois, en Tunisie, on est pris d’effroi à l’annonce d’un attentat terroriste en Europe: on prie Dieu pour que le présumé terroriste ne soit pas tunisien et on se cache la face jusqu’aux résultats de l’enquête policière. Et, presque systématiquement, on a droit au même verdict: le coupable est un terroriste tunisien…» Ainsi commence, samedi, l’article de Moncef Dhambri, sur le site d’informations en ligne Kapitalis. Depuis 72 heures et l’assassinat de la fonctionnaire de police du commissariat de Rambouillet, les commentaires vont bon train dans les médias tunisiens. Entre colère et désespoir, une question revient là-bas, lancinante, douloureuse, terrifiante: pourquoi nous?

Jamel Gorchene, l’assassin de 36 ans, était effectivement originaire de Msaken, commune de la région de Sousse. Comme Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l’islamiste de 31 ans qui a fauché 86 personnes, le 14 juillet 2016, au volant de son camion sur la promenade des Anglais, à Nice. Lui aussi était, disait-on, dépressif. L’enquête révélera pourtant que son attentat, revendiqué par Daech, avait été soigneusement préparé. Quelques mois plus tard, le 19 décembre 2016, c’est Anis Amri, né à Tataouine, dans le sud de la Tunisie, qui fonce avec un véhicule volé sur le marché de noël, à Berlin: 12 passants sont tués. Le 1er octobre 2017, Ahmed Hanachi, délinquant tunisien tout juste remis en liberté la veille de ses crimes, assassine, à la gare Saint-Charles de Marseille, deux jeunes femmes. Trois ans après, le 20 octobre 2020, Brahim Aouissaoui, fraîchement arrivé en France depuis Sfax, via Lampedusa, égorge le sacristain et une fidèle de la basilique de Nice puis, non loin de l’édifice, une femme de 44 ans.

La Tunisie, douze millions d’habitants, démocratie en construction depuis la «révolution du jasmin» de janvier 2011, est un foyer du terrorisme islamique. Elle est aujourd’hui le premier pays exportateur de jeunes partis pour le djihad: en Libye, en Syrie et au Sahel… Une réalité dure à accepter par la société sur place. Selon une étude du Washington Institute for Near East Policy, parue en décembre 2018, 3000 ressortissants tunisiens ont rejoint des zones de combat ces dernières années. Et 9000 autres, d’après certaines sources, auraient été empêchés de partir. Pourquoi sont-ils si nombreux?

La liste est longue ; la menace, permanente ; la tension, extrême

Déjà, au tournant des années 2000, la guerre au nom d’Allah hantait les esprits et attirait les candidats. En 2000, deux Tunisiens figurent dans le groupe qui projette d’attaquer la cathédrale de Strasbourg. Le 9 septembre 2001, deux jours avant l’effondrement des Twin Towers à New York, deux hommes, originaires de Gabès et Sousse, enrôlés par al-Qaida, assassinent le commandant Massoud. Oussama Ben Laden et la filière afghane recrutèrent ensuite beaucoup de Tunisiens. Tout comme les groupes combattant dans la deuxième guerre d’Irak, à partir de 2003.

Le territoire tunisien, lui-même, n’est pas épargné. En 2002, un kamikaze vise la célèbre synagogue de la Ghriba, à Djerba: 19 victimes. Depuis 2011, quelque 120 policiers ou membres des forces de sécurité sont tombés sous les coups de terroristes. De spectaculaires attentats ont été commis: le 18 mars 2015, 24 personnes trouvent la mort au musée du Bardo, à Tunis ; le 26 juin de la même année, 27 touristes sont tués dans l’hôtel Imperial Marhaba, à Sousse… La liste est longue ; la menace, permanente ; la tension, extrême.

Si la pauvreté, réelle dans les régions éloignées du littoral, est souvent invoquée pour justifier cette radicalisation, elle ne suffit pas à expliquer le phénomène. Lequel, comme on le voit, est très antérieure au printemps arabe. Quand Habib Bourguiba, le père de la nation, et son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali, dirigeaient le pays d’une main de fer, le ver islamiste était déjà présent partout dans le pays. Moins flagrant peut-être, mais déjà virulent. Dans son testament, découvert par les Américains dans une cache d’al-Qaida au Pakistan, l’auteur franco-tunisien de l’attaque de la Ghriba, Nizar Naour, clame son «adoration pour Khomeyni, Ben Laden et Ghannouchi».

Rached Ghannouchi. Le nom de l’actuel président de l’Assemblée nationale tunisienne revient souvent dans les débats sur la radicalisation des jeunes. Âgé de 80 ans, ce proche de feu l’ayatollah Khomeyni, des Frères musulmans et de la Turquie d’Erdogan, est le chef d’Ennahdha, parti qui est au cœur du paysage politique tunisien, même s’il a perdu des voix. Exilé à Londres avant de retourner dans son pays en 2011, il est accusé de jouer un rôle ambigu, en dépit de son allégeance proclamée, il y a peu, à la démocratie. C’est l’un de ses militants, Tarek Maaroufi, qui avait recruté à Bruxelles les deux assassins de Massoud.

S’il est vrai que l’implication de Tunisiens dans le terrorisme international ne date pas de la chute du régime, en janvier 2011, il n’en demeure pas moins que c’est à partir de cette date que leur nombre a explosé

Mezri Haddad, philosophe et ancien diplomate tunisien

Condamné en Belgique, Maaroufi sera accueilli à sa sortie de prison en héros à Tunis. Lui, Ghannouchi et d’autres exerceront un rôle important, après la «révolution du jasmin» de 2011, pour pousser les jeunes vers le djihad. Leur prosélytisme est relevé par des services et observateurs étrangers. Jacob Wallas, ambassadeur américain en Tunisie de 2012 à 2015, n’hésitera pas à affirmer, lors d’une conférence organisée en 2018: «Je tiens à souligner la tolérance initiale des activités djihadistes par le gouvernement de l’époque. Le parti Ennahdha avait défendu le dialogue avec les djihadistes.» En fait, la vague de libération post-révolutionnaire a jeté dehors nombre d’individus fanatisés. Beaucoup rejoignent les rangs d’Ansar al-Charia, groupe salafiste dont la région de Sousse est le fief. D’autres se cachent dans le Sud tunisien, vers Kasserine et le djebel Châambi, où ils retrouvent des comparses venus d’Algérie et de Libye.

«S’il est vrai que l’implication de Tunisiens dans le terrorisme international ne date pas de la chute du régime, en janvier 2011, il n’en demeure pas moins que c’est à partir de cette date que leur nombre a explosé, déclare Mezri Haddad, philosophe et ancien diplomate tunisien. Cela s’explique par la déstabilisation des services de renseignement et de sécurité dès janvier 2011, par l’élargissement de dizaines de terroristes sous les verrous à l’époque de Ben Ali, par la vague migratoire de centaines de clandestins dès janvier 2011, qui ont envahi l’Italie et la France, par le transfert de milliers de candidats au djihadisme en Syrie, avec la complicité des autorités politiques.» Deux députés tunisiens ont soupçonné une compagnie aérienne, Syphax Airlines, d’assurer cette mission. Son propriétaire, sympathisant d’Ennahdha, siège aujourd’hui à l’Assemblée.

Une commission parlementaire tunisienne a été créée en 2017 pour trouver des parades à la radicalisation d’une partie de la population. Sans suite. Après l’assassinat de Samuel Paty, en octobre dernier dans les Yvelines, le député islamo-populiste Rached Khiari a écrit sur sa page Facebook: «Toute atteinte au prophète Mahomet est le plus grand des crimes. Tous ceux qui le commettent doivent assumer ses retombées et répercussions.» Propos qui ont provoqué une vive polémique et qui lui valent maille à partir avec la justice de son pays. Sur Facebook, l’assassin de Rambouillet suivait assidûment l’actualité de Rached Khiari, dont il était fan, mais aussi les déclarations indignées de Jean-Luc Mélenchon sur l’islam en France. La jeune démocratie tunisienne, si singulière dans un monde arabo-musulman sens dessus dessous, pourra-t-elle encore résister longtemps à la pieuvre islamiste qui la mine de l’intérieur et se propage partout en France et en Europe?

 Par Yves Thréard

Dir Adjt de la Rédaction du Figaro

Le Figaro, 26 avril 2021 

27 avril 2021

Ne laissons pas Bachar al-Assad réécrire la guerre

  

 

Dix ans après le début d’un conflit durant lequel la propagande du régime syrien n’a eu de cesse de vendre à l’international un récit «clé en main» pour se légitimer, il faut encore et toujours l’empêcher de falsifier l’histoire.

par Un collectif d'universitaires et de journalistes

Il y a dix ans, dans le sillage des printemps arabes, des Syriens se sont levés pacifiquement pour réclamer la dignité et la liberté. En plus de faire face à la répression de la dictature, ils ont fait les frais d’une propagande redoutable, mettant en doute l’existence même de leur révolte. Cette désinformation, caractéristique des régimes autoritaires, a trouvé beaucoup d’échos au niveau international. Jouant notamment sur la méfiance à l’égard des médias partagée ici par un grand nombre de citoyens, un récit falsificateur s’est peu à peu établi en prétendant «rétablir la vérité». Cette inversion des réalités s’invite désormais dans des prises de positions politiques, dans certains discours médiatiques et dans des lieux culturels : elle tente de réécrire le conflit syrien en faisant du régime de Damas tantôt une victime, tantôt un sauveur, jamais un coupable.

C’est toute l’entreprise qu’ont menée Bachar al-Assad et ses alliés à l’international : surfer sur le désaveu à l’égard des démocraties occidentales pour proposer un récit prétendument «alternatif» des événements, mis en réalité au service de l’invisibilisation de crimes de guerre et contre l’humanité, voire de leur justification. Plusieurs événements à forte charge symbolique ont été passés au crible de cette propagande, Damas consacrant une énergie particulière à répandre de la désinformation à leur propos. Il en est ainsi de manière particulière des attaques chimiques de la Ghouta en 2013 et de la reprise d’Alep-Est par l’armée syrienne en 2016, deux moments historiques qui correspondent non seulement à des crimes de guerre et contre l’humanité, mais aussi à des étapes importantes du conflit en cours. Ce sont notamment ces événements que des acteurs propagandistes, proches de Damas ou du Kremlin, cherchent à revisiter, tout en lançant des campagnes de calomnie et de haine contre ceux qui ont alerté et sauvé.

Désinformer pour mieux dédouaner

Ainsi, la remise en cause de la réalité des attaques chimiques de 2013 ou de l’identité de leurs auteurs est devenue un point de passage obligé pour les partisans du régime, afin de dédouaner Assad et de détourner notre attention des victimes de ce massacre, dont certaines viennent de déposer plainte en France. De la même manière, on peut aujourd’hui observer certains qualifier la chute d’Alep-Est en 2016, moment où Damas et ses alliés ont chassé l’opposition de la ville, de «libération». Ce qui permet de transformer un épisode de répression exterminatrice de ceux-là mêmes qui avaient mené la bataille contre l’Etat islamique en un acte héroïque de l’armée syrienne au service de la «stabilisation» du pays.

Cette relecture des événements est loin d’être anodine. Il s’agit en réalité d’une opération sémantique et terminologique visant à faire accepter le maintien au pouvoir d’une dictature responsable de centaines de milliers de morts et de disparus. Plus largement, nier tout ou partie de ces crimes sert à confondre responsables et solutions au conflit, au profit du régime et de ses alliés russe et iranien. Et à présenter Assad non seulement comme un interlocuteur dont on ne pourrait se passer mais plus encore comme l’acteur principal du rétablissement de la paix dans le pays et de la «reconstruction» de la Syrie. Le discours d’accommodement, parfois labellisé comme «réaliste», ne doit pas tromper sur l’opération de blanchiment en cours.

C’est à cette étape de diffusion de la propagande de Damas dans nos sociétés que nous assistons aujourd’hui : tout se passe comme si nous avions à accepter que ce régime avait «gagné» la guerre, en faisant fi de l’entreprise de terreur et de répression menée dès 2011 – et bien en amont de ce conflit. Or, en validant ce récit, nous passons à côté de défis essentiels pour l’avenir de la Syrie, que sont notamment la justice ou encore le soutien toujours nécessaire à la défense des droits humains et des libertés. Laisser un récit mensonger s’imposer, c’est aussi abdiquer les combats qu’avait portés la rue syrienne il y a une décennie. C’est permettre à un régime et à ses alliés, coupables de crimes imprescriptibles, de continuer leur politique de répression totale.

Il reste donc aujourd’hui un chantier ouvert et fondamental : celui de la terminologie et de la manière de raconter l’histoire du conflit syrien. Cette bataille sémantique doit être menée à des niveaux différents : à un niveau politique bien sûr, mais aussi dans les médias et les universités. Il est fondamental de se questionner à chaque fois que nous entendons un témoignage sur la Syrie, que nous prenons part à une initiative culturelle qui évoque le conflit syrien, que nous avons connaissance d’une prise de position politique à ce sujet : en quels termes celui ou celle qui s’exprime parle-t-il du conflit en cours ? Contribue-t-il, avec un récit séducteur et anodin d’apparence, à évacuer de notre conscience commune la notion même de crime contre l’humanité ?

Il nous faut garder à l’esprit que la force de la propagande des dictatures est de s’arrimer à nos angoisses et à nos obsessions. En instrumentalisant l’imaginaire antisystème, qui rejette en bloc politiques et médias, et en inversant le réel pour se présenter comme le gardien de la civilisation et d’une prétendue stabilité face au terrorisme, Assad a su proposer un récit qui a trouvé une troublante résonance dans nos sociétés. Aujourd’hui, la lutte pour la justice et la vérité en Syrie passe aussi par une bataille culturelle. Elle consiste à ne pas laisser les mots falsifier l’histoire, et à rester gardiens des termes et des symboles. Si personne aujourd’hui en Syrie ne peut revendiquer une véritable victoire militaire, nous avons pour notre part à ne pas autoriser ceux qui se présentent en vainqueurs à s’imposer comme les narrateurs de ce conflit.

Signataires : Matthias Bruggmann, photographe, Nicolas Henin, auteur, Garance Le Caisne, journaliste, Marie Peltier, autrice, Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences-Po Paris.

Libération, 9 mars 2021