Juste après le départ de la chancelière allemande Angela Merkel, le ministre des Affaires étrangères russe, Serguei Lavrov, est arrivé en Israël jeudi 20 Mars. Il a rencontré le Premier ministre Ehoud Olmert, la ministre des Affaires étrangères Tsipi Livni, et le ministre de la Défense Ehoud Barak. Sa visite en Israël était motivée par deux raisons officielles : la signature d’un accord portant sur les visas, et l’ouverture des archives du ministère des Affaires étrangères russe pour la période couvrant les années 1953-1967.
Jusque maintenant, les citoyens israéliens souhaitant se rendre en Russie, ou les citoyens russes souhaitant venir en Israël, devaient faire une demande préalable de visa. A l’initiative du président d’Israël Beiténou, Avigdor Lieberman, cette mesure a été supprimée : si certains se sont inquiétés du fait que son annulation ne permettra plus de contrôler le passage de personnes recherchées - ouvrant la frontière aux criminels - l’objectif est de faciliter le tourisme et les relations commerciales entre la Russie et Israël.
En 1993, la Russie et Israël ont signé un protocole selon lequel les documents diplomatiques devaient être rendus publics de manière à permettre les recherches historiques. Des documents de la période 1941-1953 du ministère des Affaires étrangères russe, relatifs à ses relations avec Israël, ont déjà été publiés. Si certains diplomates ont confié que les documents véritablement importants - qui pourraient par exemple apporter de nouvelles informations sur le rôle de l’Union Soviétique dans la guerre des six jours - n’étaient probablement pas consignés au ministère des Affaires étrangères, les historiens s’accordent à penser que l’ouverture des archives mettra à la disposition des universitaires de nouveaux matériaux, précieux pour leurs recherches.
Mais l’intérêt du voyage de Lavrov ne consistait pas seulement dans la signature de ces deux accords. Le ministre des Affaires étrangères russe arrivait directement de Damas, et à un moment relativement critique dans les relations entre la Russie et l’Occident.
A Damas, Lavrov s’est entretenu avec le président syrien Bashar El Assad et avec le chef du bureau politique du Hamas Khaled Meschaal. Interrogé sur les relations que la Russie entretient avec le Hamas, Lavrov a répondu que le but de la Russie était de renouer le dialogue entre l’Autorité palestinienne et le Hamas, de manière à trouver une position commune qui permette de mettre en œuvre les objectifs de la Feuille de route. Après que l’Arabie Saoudite et l’Égypte - la Ligue arabe en son entier - aient échoué à ramener le Hamas et l’Autorité palestinienne à la table des pourparlers, une semblable tentative du Yémen n’a pas rencontré plus de succès ce week-end.
A son arrivée, quand le président Shimon Peres a évoqué les armes que la Syrie transférait au Hezbollah, le diplomate russe a répliqué que Moscou n’avait aucune information sur ce sujet. Plus tard, il a de nouveau invité le Premier ministre Olmert à participer à une conférence internationale sur le Moyen-Orient organisée à Moscou. L’idée de cette conférence avait déjà été soulevée au moment de la conférence d’Annapolis, quelques jours avant la conférence des donateurs de Paris. Ni les États-Unis, ni la France, ni Israël n’avaient manifesté un grand intérêt pour l’initiative de Poutine. Assad a répété lors de la visite de Lavrov que son pays se rendrait à la conférence de Moscou, dans la mesure où le statut du Golan y serait discuté, de la même manière qu’il s’était rendu à la conférence d’Annapolis, qui portait sur la relance des pourparlers israélo-palestiniens. Olmert a déclaré de son côté qu’il n’était pas certain que l’organisation de cette conférence était utile, confiant à Lavrov qu’il devait rencontrer Abbas la semaine prochaine.
Les États-Unis et la France ont donné la priorité à deux dossiers : les pourparlers entre Israël et les Palestiniens, la crise présidentielle libanaise. Un sommet de la Ligue arabe doit avoir lieu à Damas à la fin de la semaine, que certains pays arabes - dont l’Égypte et l’Arabie Saoudite - ont menacé de boycotter si une solution n’était pas trouvée à la crise politique libanaise. Le rôle obstructif de la Syrie, qui dirige l’opposition dans le parlement libanais, lui a valu des rappels à l’ordre tant de la part des États-Unis que de la France. En ce qui concerne les pourparlers avec l’Autorité Palestinienne, la situation semble être bloquée depuis que le Hamas, dopé par la prise de la bande de Gaza et sa mainmise sur la frontière égyptienne, prend progressivement le contrôle de la société palestinienne. Si la direction du Hamas qui opère dans la bande de Gaza a certainement pris le dessus - d’un point de vue politique et psychologique - sur celle qui œuvre depuis Damas, il n’en demeure pas moins que l’argent et les soutiens politiques transitent tous par la Syrie.
Dans ces circonstances, Israël préfère concentrer ses efforts diplomatiques sur les négociations avec le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas - remettant à plus tard le chemin de Damas. De toutes façons, ce chemin passe par Paris et Washington, qui ne donneront leur feu vert que lorsque leurs deux dossiers prioritaires auront progressé sensiblement. Le ministre des Affaires étrangères syrien Walid Moallem l’a bien compris, délivrant vendredi 21 mars au matin le vrai message de la Syrie : son pays ne participera à une conférence internationale à Moscou que si celle-ci ne porte pas préjudice aux pourparlers israélo-palestiniens. Dit autrement : Moallem admet que la Russie, qui pousse à l’ouverture de négociations entre Israël et la Syrie au détriment de la « piste » israélo-palestinienne parrainée par les États-Unis, n’est pas en position d’imposer sa volonté. C’est pourquoi la Syrie, qui a répété à plusieurs reprises qu’elle n’envisageait pas de négociations avec Israël en dehors d’un cadre officiel soutenu par les Américains, a fait un pas de côté.
Lavrov, en apportant à Olmert un message de Damas, a tenté de se substituer à l’interlocuteur naturel qui fait la médiation entre Israël et la Syrie : la Turquie. Celle-ci, appuyée par les États-Unis, ne peut que regarder d’un mauvais œil cette initiative russe, plus encore depuis qu’elle doit affronter les opérations de la guérilla kurde lancées depuis le territoire irakien où opèrent des groupes « révolutionnaires » manipulés par l’Iran. Mais une autre raison vient jeter le doute sur la sincérité - si l’on peut parler ainsi - de la médiation russe : le moment.
La secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice, accompagnée du ministre de la Défense Robert Gates, s’est rendue à Moscou lundi 16 mars pour y rencontrer le président Poutine - Medvedev prendra ses fonctions en mai - Lavrov, et le ministre de la Défense Anatoli Serdioukov. L’objet des discussions était le « bouclier anti-missiles » que les États-Unis comptent développer en Europe - en Europe de l’Est plus particulièrement. Cette rencontre a eu lieu à quelques jours d’un sommet de l’OTAN qui doit se dérouler à Bucarest où il sera question entre autre de l’adhésion de deux anciens alliés russes au pacte militaire de l’OTAN : l’Ukraine et la Géorgie. Toujours lundi, des émeutes violentes ont éclaté au Kosovo, la province séparatiste serbe à majorité albanaise qui a déclaré son indépendance il y a un mois, immédiatement reconnue par les États-Unis et la quasi totalité des pays d’Europe. La Russie, alliée de la Serbie, s’y oppose fermement. Mercredi, alors que Rice était encore à Moscou, les États-Unis ont répliqué en annonçant une livraison d’armes au Kosovo. 1 500 personnes, soutenues par l’opposition, ont manifesté devant l’ambassade des États-Unis à Tbilissi pour protester contre la visite du président géorgien Saakachvili à la Maison-Blanche. Le message de Bashar El Assad, relayé par Lavrov, ne pouvait donc pas tomber à pire moment. Pologne, République Tchèque, Ukraine, Géorgie, Arménie, Kosovo : du Caucase aux Balkans, les points de friction ne manquent pas entre la Russie et les États-Unis. Moallem et Olmert se sont bien gardés d’y ajouter la Syrie et le Liban.
La Russie, acculée le dos au mur, qui voit ses alliés un à un changer de camp, est donc placée dans une très mauvaise situation. Ne possédant pas un pouvoir direct sur les événements, elle se replie sur des réflexes d’autodéfense, utilisant l’agitation sociale, soutenant l’opposition, resserrant ses liens avec Téhéran et toutes les organisations en lien direct ou indirect avec l’Iran. Mais cette technique de déstabilisation et de pressions a un prix : mercredi 19 mars, pour la première fois depuis très longtemps, un accrochage violent a opposé les forces de sécurité russes aux rebelles tchétchènes, provoquant la mort de 9 personnes. Parmi elles, 3 terroristes tchétchènes, 4 policiers russes, un militaire et un civil. Tel était sans doute le message sans ambiguïté de Rice à Lavrov.
Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem