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28 février 2019

L'Instance Equité et Réconciliation (1/2)

Le Roi Hassan II
 
Introduction 


Le Blog « Classe internationale », dont les articles sont écrits par des étudiants, propose des analyses des relations internationales contemporaines sous différents formats : articles, reportages photo, récits de voyage, témoignages.  L’équipe de la rédaction est constituée d’étudiant(e)s du Magistère et Master de Relations Internationales et Action à l’Etranger (MRIAE). J’y ai trouvé une synthèse sur un sujet insuffisamment connu en France, et qui ne pouvait pas ne pas être traité dans le cadre de ces mois du Maroc : comment le pays a été le premier dans le monde arabe à voir - collectivement - en face une phase sombre de son histoire, celle des « années de plomb », où une répression souvent féroce a été menée par le pouvoir contre ses diverses oppositions. Il était impossible de reproduire l’ensemble des articles publiés à ce sujet par cette source, je me suis donc limité au premier, lui-même découpé en deux parties pour le rendre plus lisible.


J.C

Le 7 janvier 2004, le roi du Maroc, Mohamed VI, a prononcé un discours officialisant la création de la Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, aussi appelée Instance Equité et Réconciliation (IER). Cette instance était chargée de faire la lumière sur les années de plombs (as-sanawat as-sawda’ en arabe), allant de 1956 (date de l’indépendance) à 1999 (date de la mort du roi Hassan II, prédécesseur et père de Mohamed VI). Elle devait investiguer, rechercher, et évaluer les « violations graves des droits de l’Homme qui ont revêtu un caractère systématique et/ou massif, ayant eu lieu durant la période précitée et qui ont englobé la disparition forcée, la détention arbitraire, la torture, les violences sexuelles, les atteintes au droit à la vie, du fait notamment de l’usage disproportionné de la force, et l’exil forcé » [1]. Après 23 mois de travail, l’IER a présenté un rapport final révélant ses résultats et faisant des recommandations à l’exécutif marocain.
Cette commission marque une première en matière de justice transitionnelle dans le monde arabe. Elle intervient à l’aube du XXIe siècle, à l’heure où les revendications pour le respect des droits de l’Homme sont grandissantes, aussi bien au Maroc que dans le reste du monde. Elle a donc été saluée pour son travail et ses découvertes, autant qu’elle a servi de cas d’étude pour les processus de justice transitionnelle qui ont suivi. Toutefois, l’IER a aussi été largement critiquée pour diverses raisons que nous présenterons ici.

Pourquoi l’Instance a-t-elle vu le jour ?

Devenu indépendant en 1956, le Maroc est gouverné par la monarchie, depuis le retour du sultan Mohamed V de son exil en 1955. Au décès de Mohamed V, c’est son fils, Hassan II, qui devient roi. 
Ses années de règne sont marquées par une violence et une forte répression à l’égard de l’opposition. Des dizaines de milliers de dissidents et opposants (essentiellement des militants de gauche, des nationalistes, des féministes, des islamistes) sont emprisonnées, torturés, et nombre d’entre eux ont disparu. Durant cette période, la torture est une pratique courante pour que le prisonnier avoue des crimes. Tout silence est considéré comme une preuve à charge : « qui ne dit mot consent ». Ces pratiques du régime marocain ont été révélées par les victimes après leur libération, mais aussi par certains agents des forces de l’ordre. En 2001, Ahmed Boukhari, qui travaillait pendant les années de plomb pour les services secrets, a détaillé les pratiques utilisées dans les centres de détention. Dans Le secret, paru en 2002 [2], Boukhari évalue le nombre de disparitions forcées à des centaines, sans compter les kidnappings (des milliers selon lui). En 1963, environ 5000 kidnappings auraient eu lieu, 6000 en 1973.
Plus que la torture physique, il s’agissait aussi d’une torture mentale. Les prisonniers politiques se voyaient assigner un numéro, pour leur supprimer leur nom et donc leur identité propre. Le traitement des femmes prisonnières était particulièrement cruel : celles-ci avaient, elles aussi, un numéro, et leur nom de femme n’était plus utilisé, on leur donnait un nom d’homme. Widad Bouab, appelée Hamid en prison, raconte les propos de ses geôliers : « Tu vois ces nanas qui veulent se mêler de politique et jouer aux mecs ? On va te coller des noms de mecs » [3]. Cela constituait une manière de punir leurs actions, les femmes ne devant pas agir sur la scène politique. Elles disparaissaient ainsi deux fois : disparition forcée, en tant qu’activistes, et disparition en tant que femmes.
Les années 90 marquent un fléchissement dans la politique du roi Hassan II dans un contexte bien particulier. Contexte international d’abord, avec la chute des dictatures populaires en Europe de l’Est. Au niveau interne, des victimes, de tous bords politiques, se sont progressivement rassemblées pour dénoncer les exactions commises par les autorités marocaines, jusqu’à former en novembre 1999 le Forum marocain pour la vérité et la justice (FVJ). Le FVJ organise des rencontres, des débats, des actions de contestation et de commémoration. En novembre 1999 a eu lieu la première commémoration publique pour le quatorzième anniversaire de la mort d’Amine Tahani, dirigeant de l’opposition marxiste-léniniste torturé à mort par le régime. Avant 1999, aucune commémoration publique n’avait lieu, elles n’étaient que privées. Désormais, ces cérémonies sont publiques : « Des expériences individuelles qui étaient autrefois indicibles au Maroc – torture et prison – sont aujourd’hui restituées sous forme de témoignages personnels, de célébrations » [4]. Enfin, aussi bien au niveau interne qu’extérieur, les années 90 marquent l’émergence d’une littérature mettant les droits de l’Homme à l’ordre du jour : Notre ami le roi, de Gilles Perrault, paraît en France en 1990, et met en lumière les exactions du régime de Hassan II, et notamment sur la prison de Tazmamart. Le FVJ a ainsi organisé un pèlerinage à Tazmamart en octobre 2000.
Face à ces critiques de plus en plus fortes, le roi Hassan entame ainsi une politique de démocratisation. Il institue le Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH), qui met en place des programmes de réparation financière aux victimes des violations commises. Le bicaméralisme est mis en place en 1996, des élections législatives et communales ont lieu en 1997. Hassan II associe l’opposition au pouvoir, l’Union socialiste des forces populaires, lorsque A. Youssoufi, son secrétaire général, prend la tête du gouvernement en 1998.
A la mort de Hassan II en 1999, après 38 ans de règne, c’est son fils Mohamed VI qui lui succède sur le trône. Il suscite beaucoup d’espoirs : il limoge le ministre de l’Intérieur, symbole de la violence politique des années de plomb, et révise la Moudawana (Code de statut personnel). Le 17 août 1999, Mohamed VI institue la Commission indépendante d’arbitrage, par le biais du CCDH créé par son père, chargée de déterminer les indemnisations à donner aux victimes. Il continue la politique d’ouverture, et les débuts du nouveau roi sont perçus comme une réelle avancée.
Dans ce contexte, Mohamed VI met en place de l’Instance Equité et Réconciliation en 2004. C’est une expérience inédite dans le monde arabo-musulman, et, à la différence des commissions de vérité antérieures (et également postérieures), celle-ci ne fait pas suite à un changement de régime. Le roi a décidé de sa mise en place pour indiquer une transition vers la démocratie. Cependant, ce non-changement de régime pose déjà la question des objectifs et des retombées d’une commission de vérité dans ces circonstances-là. Ne s’agissant pas d’un changement de régime, un « simple » travail sur les exactions passées peut-il suffire à faire évoluer la société vers un système plus démocratique ? Quoi qu’il en soit, c’était l’ambition affichée par Mohamed V, que cette ambition soit une réelle volonté ou non. D’où la nécessité de se questionner sur les retombées de cette instance.

Mise en place de l’instance

Le 6 novembre 2003, Mohamed VI approuve la recommandation du CCDH pour la mise en place de l’Instance Equité et Réconciliation. Celle-ci est créée le 7 janvier 2004, et officialisée par le Dahir [5] du 10 avril 2004. Les statuts qui déterminent son mandat sont partagés en 27 articles, eux-mêmes répartis en six chapitres. L’instance a 23 mois pour étudier les années de plomb en investiguant, recherchant, évaluant, arbitrant les cas de violations des droits de l’Homme et en proposant des réformes et des recommandations. Les violations des droits de l’Homme étudiées concernent la disparition forcée et la détention arbitraire, mais l’instance a également pu travailler sur la torture, les violences sexuelles, les atteintes au droit à la vie. Selon le Dahir, l’IER doit « établir la nature et l’ampleur des violations graves des droits humains commises dans le passé, examinées dans leur contexte et à la lumière des normes et valeurs des droits de l’Homme ainsi que des principes de la démocratie et de l’Etat de droit »[6].

L’IER n’est pas une instance judiciaire, et elle ne peut donc pas désigner les responsabilités individuelles [7]. C’est une instance consultative : elle ne peut en aucun cas obliger l’Etat à appliquer les recommandations qu’elle fera. Ses actions sont contraignantes uniquement dans le domaine des réparations qui seront versées par l’Etat aux victimes.
Les références légales de l’IER sont donc au nombre de trois : la recommandation du CCDH d’octobre 2003, le discours du roi du 7 janvier 2004, et le Dahir royal du 10 avril 2004 mettant en place les statuts de l’instance, son mandat, ses missions et sa structure.

Lisa Verriere

Blog « Classe Internationale »

 [1] Instance Equité et Réconciliation, Synthèse du rapport final, Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, 2006
[2] BOUKHARI Ahmed, Le Secret : Ben Barka et le Maroc, un ancien agent des services spéciaux parle, Michel Lafon, Février 2002
[3] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008
[4] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008
[5] Un Dahir est un décret royal
[6] Article 9.1. de ses statuts
[7] Article 6 de ses statuts

27 février 2019

La splendeur des zelliges

Fontaine Nejjarine, Fès, XIVe siècle

Définition


Le mot « zellige » dérive de l'arabe الزليج   ( al zulaycha ) qui signifie « petite pierre polie ». Le mot a parfois été orthographié zillij ou zellij. Cette technique ornementale typique de l’architecture maghrébine consiste à assembler des tessons de carreaux de terre cuite émaillée de différentes couleurs pour réaliser un décor géométrique. Les tessons de faïence sont parfois si fins qu’il s’agit d’une véritable marqueterie de céramique.

Pourquoi « petite pierre polie » ? Parce qu’il s’agissait au départ d’imiter les mosaïques gréco-romaines d'Afrique du Nord, non pas en assemblant des morceaux de marbres polis (« tesselles »), mais des fragments de carreaux de faïence colorés. Il est évident que cela suppose moins d'efforts de découper un carreau de faïence que de polir des morceaux de marbre de provenances lointaines !

Le mot « zellige » partage donc la même étymologie avec le mot azulejo utilisé en Espagne et au Portugal.

La représentation d’êtres humains, voire d’animaux, a souvent été interdite dans les arts de l’Islam. Cela explique le développement de cet art décoratif gouverné par la géométrie. Des figures géométriques de base telles que carrés, losanges, triangles, étoiles, croix, et autres polygones, sont combinées entre elles selon des schémas rigoureusement mathématiques. Grâce à leur complémentarité, elles forment des motifs qui s’entrecroisent et se répètent à l’infini.


 Détail des zelliges de la Médersa el-Attarine, 
Fès XIVe siècle

Histoire


L’art des zelliges nait au Maroc vers le Xe s. après J-C, dans des tons blancs et bruns, en imitation des mosaïques romaines. Même si les Romains n’occupent plus la région depuis plusieurs siècles, ils ont laissé de nombreux vestiges. Cet art s’est ensuite constamment enrichi par les apports des différentes dynasties qui se sont succédées au Maroc et en al-Andalus, partie de l’Espagne alors sous domination mauresque : les Almoravides venus du désert, les Almohades du Haut-Atlas, et enfin et surtout au XIVe s., les Mérinides, d’origine nomades berbères. Pendant ces 4 siècles d’échanges, les sciences et les arts se développent considérablement. L’architecture et la décoration atteignent alors leur plus haut degré de raffinement, et les zelliges envahissent les murs à l’intérieur de tous les palais, les tombeaux, les fontaines, les patios, les hammams. Les couleurs se diversifient avec l’apparition du bleu, du vert et du jaune, le rouge n’étant introduit qu’au XVIIe s.

  
Détail du lambris en zelliges de la Médersa Ben Youssef,
Marrakech, XIVe siècle

Où voir des zelliges ?


On peut en admirer de merveilleux exemples au palais de l’Alhambra à Grenade (XIVe s.), à la Medersa el-Attarine à Fès (XIVe s.), la fontaine Nejjarine à Fès, au tombeau de Moulay Ismail à Meknès (1700), à la Medersa Ben Youssef à Marrakech (XVIe s.), et plus récemment, à la Kasbah de Télouet (XIXe s.).

Cette tradition est toujours vivante comme en témoigne la Mosquée Hassan II de Casablanca inaugurée en 1993.


 Lambris de zelliges du Palais 
de l'Alhambra de Grenade, XIVe siècle

Procédé de fabrication


La création des motifs des zelliges fait appel à la mathématique et à la géométrie. De nombreux ouvrages mettent en lumière les règles employées et leur symbolisme (voir « Bibliographie »).

La fabrication des zelliges est un travail de patience et de précision qui requiert une main d’œuvre nombreuse et expérimentée.


Des carreaux de terre cuite sont d’abord émaillés sur une face. Ce sont les perses qui découvrent au IXe s. que l’oxyde d’étain permet de rendre opaque la glaçure d’une terre vernissée. Cet émail stannifère opaque permet la fabrication de carreaux colorés grâce aux mêmes pigments métalliques utilisés pour colorer le verre. Notons qu’ils seront nommés en Europe à la Renaissance carreaux « de faïence » car la ville de Faenza en Italie devient un centre important de majoliques (voir « Lexique »).

La découpe des carreaux se fait en 3 étapes : le tracé au pinceau sur le carreau émaillé de la forme géométrique à découper (carré, étoile, triangle, losange, forme arrondie, etc.), la découpe manuelle de la forme à l’aide d’un marteau tranchant (« menqach »), et le biseautage des bords à l’aide d’un marteau plus petit.

Le motif final est préparé par des « maîtres zelligeurs » qui détaillent sur un dessin l’assemblage des formes et des couleurs. L’assemblage des tessons découpés se réalise à l’envers, face émaillée vers le bas, sur un sol lisse, avec des joints les plus fins possibles. Quand l’assemblage est terminé, l’ensemble des tesselles est solidarisé par un mortier dans lequel sont scellées des barres de fer pour en assurer la solidité. Une fois le mortier sec, la plaque ainsi constituée est soulevée et fixée sur les parois.

Source : Site zellige.info