Introduction :
Suite et fin de l'entretien exceptionnel accordé au journal "Le Monde" par le professeur Vincent Duclert. Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie".
J.C
Suite et fin de l'entretien exceptionnel accordé au journal "Le Monde" par le professeur Vincent Duclert. Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie".
J.C
Comment la recherche sur le génocide arménien avance-t-elle, malgré tout, en Turquie ?
Il y a une élite intellectuelle de très grande qualité, qui a compris qu'il y avait un devoir à la fois scientifique et civique de se saisir du refoulé, d'envisager les questions interdites : le génocide arménien, la nature de l'Etat kémaliste, présenté en Turquie comme le modèle indépassable alors qu'il s'apparente aussi à des formes de dictature, la guerre contre les Kurdes, la situation de l'"Etat profond", le pouvoir militaire, les réseaux religieux…
Ils veulent ouvrir ces dossiers, et sont prêts à prendre des risques considérables : Taner Akçam a été emprisonné, avant de devoir s'exiler ; Hrant Dink, qui lui aussi a mené un travail très important avec sa revue bilingue arméno-turque, a été assassiné en 2007 dans un contexte de chasse à l'homme. Hrant Dink a été visé parce que ses travaux tendaient à rappeler combien la société turque est en réalité mélangée, complexe, et que c'est la prise en compte de ce tissage – souvent tragique – qui permettrait de faire la paix avec le passé et de préparer l'avenir. Et puis il n'y a pas que les problèmes ethniques et religieux, il y a la place du genre, des femmes, des homosexuels…
Pour le gouvernement turc, le fait que des universitaires se décident à étudier ces pans du passé constitue une menace pour l'intégrité de la nation, pour la mémoire de Mustafa Kemal. Ils ne peuvent plus incriminer un complot de l'étranger, même s'ils essaient par tous les moyens de discréditer ces recherches et d'imposer le silence aux chercheurs, y compris en recourant à l'emprisonnement et aux procès arbitraires. Il est certain que le vote de la loi va rendre encore plus difficile leur travail en les faisant passer, encore davantage, pour des ennemis intérieurs.
Comment les intellectuels turcs peuvent-ils se tirer du piège dans lequel la loi votée par l'Assemblée française le 22 décembre les place : soutenir la loi, au risque de passer pour ennemis de la nation, ou la rejeter, au risque de devoir s'allier à ceux qui nient le génocide ?
Lorsqu'il y avait eu la première tentative française de pénalisation de la négation du génocide, en 2006, Hrant Dink et d'autres intellectuels démocrates avaient protesté contre une loi qui menacerait leurs recherches. En 2011, certains, notamment les membres de l'association des droits de l'homme turque, ont souligné que le plus important est de combattre le négationnisme.
Ils soulignent la vacuité des arguments officiels, notamment lorsque le pouvoir affirme que cette loi française est contraire à la liberté d'expression : en Turquie, la liberté d'expression sur ces sujets-là n'existe pas.
Tout de même, il est possible aujourd'hui, en Turquie, d'affirmer qu'il y a eu un génocide…
Le nouveau pouvoir dit "islamiste modéré" a créé l'illusion, à partir de 2002, qu'il était porteur d'une vraie démocratisation. Il y a eu des évolutions, indéniables, sur le plan de la liberté d'expression, surtout sur les sujets mettant en cause le régime kémaliste. Mais lorsqu'ils s'intéressent aux liens entre le gouvernement et les religieux, les journalistes sont aussitôt emprisonnés.
Cette relative démocratisation a permis des avancées comme l'édition et la traduction d'ouvrages, ou l'organisation de colloques sur les événements génocidaires de la Première Guerre mondiale, ou sur les massacres d'Adana de 1909. Mais depuis la fin 2009, il y a eu un raidissement considérable. Les intellectuels et historiens qui travaillent sur le passé vivent sous la menace permanente d'arrestations et de procès. C'est dans ce contexte, et pour soutenir ces chercheurs, que nous avons créé, à Paris, un groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie". Plusieurs branches sont déjà créées ou en cours de fondation, en France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, et en Turquie même, bien sûr. Il s'agit de déployer la recherche sur la recherche, et de mettre sous surveillance les pouvoirs qui terrorisent les chercheurs.
Comment les intellectuels turcs ressentent-ils que ce soit la France qui se penche, par la loi, sur leur passé ?
La vérité historique ne nécessite pas une loi pour se fonder. C'est même un risque d'affaiblissement. Mais il faut considérer l'importance de l'offensive négationniste. Ce que veulent les autorités turques, ce sont des commissions constituées uniquement d'historiens turcs et arméniens. Or l'Arménie a tant besoin de la Turquie que cela ne peut être qu'un marché de dupes. Il faudrait des commissions plus larges : cette question dépasse du reste le cadre historiographique des deux pays.
Reste que même une loi pleine de bons sentiments amène un encadrement de la recherche, donc son affaiblissement, alors même que les travaux sur le génocide arménien demeurent insuffisants. La demande légitime des Arméniens de lire et de retrouver leur histoire est paradoxalement menacée. L'histoire du génocide arménien reste sous-dimensionnée. Il n'y a pas de chaire sur ces questions, d'étude d'histoire comparée sur les génocides, les publications sont peu nombreuses, les maisons d'édition fragiles. Des ouvrages majeurs sur les génocides – incluant le premier des génocides comme A Problem from Hell. America and the Age of Genocide de la politiste d'Harvard Samantha Power (2002) – ne sont toujours pas accessibles en langue française…
Même si cette loi peut se comprendre, elle aura des effets dangereux sur la recherche en Turquie et en France. D'autant que le jusqu'au-boutisme des associations, déjà puissant à l'époque des affaires Bernard Lewis et Gilles Veinstein, risque d'amener les chercheurs à se désengager de ce terrain. Il y a un vrai risque pour la recherche indépendante. La loi vise à défendre la vérité historique, mais elle en sape les bases théoriques et morales.
Mais si on ne peut pas faire de lois, comment lutter contre le négationnisme ?
La vraie solution, c'est de développer la recherche. Si un pouvoir politique veut lutter contre le négationnisme, il peut créer des chaires, ouvrir des laboratoires, soutenir des publications… Il peut aussi défendre le travail des chercheurs sur le terrain. Il est ainsi regrettable que la France n'ait pas voulu soulever la question des intellectuels persécutés en Turquie. Quand le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, est allé à Ankara, en novembre dernier, il ne s'est pas inquiété du sort des chercheurs emprisonnés… La mise au clair du passé, en Turquie, ne se fera que par l'évolution de la société. Cette évolution est en cours mais elle risque d'être bloquée par cette loi. Et les historiens indépendants en payeront à nouveau le prix fort.
Propos recueillis par Jérôme Gautheret
Le Monde, 29 décembre 2011