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25 janvier 2012

Le génocide arménien : la mémoire et l'oubli (2/3)

Mustapha Kemal Ataturk


Introduction :
Suite de l'entretien exceptionnel accordé au journal "Le Monde" par le professeur Vincent Duclert. Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de travail (GIT) "Liberté de recherche et d'enseignement en Turquie"
J.C

Comment la mémoire du génocide se structure-t-elle en Turquie ?

Les principaux responsables s'enfuient en Allemagne à l'automne 1918 au moment de l'effondrement de l'Empire ottoman. S'installe un gouvernement issu de l'Entente libérale. Ses membres sont décidés à juger les responsables du génocide. Des déclarations très fortes sont posées, et des procès sont lancés. Mais cette phase de justice sera mise en échec après l'isolement progressif des libéraux face à la croisade nationaliste de Mustapha Kemal.
A l'origine, le fondateur de la Turquie nouvelle s'était montré très sévère pour les responsables de la défaite et du génocide, jugeant qu'une position claire sur le sujet pourrait permettre une paix honorable. Puis sa position évolue, parce qu'il a besoin de cadres pour son nouveau pouvoir, et parce que les prétentions territoriales des Alliés menacent la souveraineté nationale. La conquête de Smyrne par les Grecs est un point de non-retour. Dès lors, l'objectif de juger des responsables unionistes du génocide est abandonné. S'ajoutent à cela les représailles commises par les Arméniens contre les Turcs sur le front russe, point de départ de la thèse de certains négationnistes d'un génocide contre les Turcs perpétré par les Arméniens...

Comment le dispositif négationniste se met-il en place ?

Globalement, la cause des survivants arméniens disparaît de l'agenda kémaliste, au point que l'idée même de reconnaissance de l'ampleur des massacres devient un danger pour la future République. Certains députés en viennent à les justifier, comme Hasan Fehmi en 1919 : "Ce qui a été fait l'a été pour assurer l'avenir de notre patrie, qui est à nos yeux plus sacrée que notre vie même." Mustafa Kemal se rangea à la thèse du risque de corruption du pays par les Arméniens survivants, comme le démontra l'historien turc Taner Akçam (Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008).

A ce moment-là, donc, il n'y a pas de négation…

Non, effectivement. L'heure est à la justification. Plus tard, les kémalistes en viendront à reprendre une partie des arguments des génocidaires : les Arméniens sont un danger pour la nation, et le sujet du génocide serait un des arguments que font peser les vainqueurs de la Première Guerre mondiale sur les vaincus ottomans dans la négociation des traités. Le génocide est à la fois nié comme génocide et justifié comme un massacre nécessaire en situation de péril national. Pour les Turcs, les Alliés instrumentalisent le passé, dans le but de fragiliser l'existence même de la nation turque.
Trois ans après le traité de Sèvres qui prévoyait un Etat arménien (avec un mandat d'exécution confié aux Etats-Unis), le traité de Lausanne (1923) entérine l'existence de la Turquie actuelle, née de la guerre de libération nationale menée par Mustafa Kemal. La délégation arménienne ne pourra pas siéger et l'Arménie n'est même pas mentionnée. De plus, tous les crimes commis entre le début de la première guerre mondiale et le 20 novembre 1922 sont amnistiés. Quelques orateurs évoquent bien le déni de civilisation qu'a été le massacre des Arméniens, mais il apparaît comme essentiel aux Alliés comme aux Turcs de tourner la page. Les Occidentaux, au départ mobilisés pour juger les responsables, considèrent vite que leur objectif est plutôt de protéger les détroits que de défendre la mémoire et les droits d'une minorité quasiment disparue.
Pour les kémalistes, le succès est total, d'autant qu'ils peuvent installer le nouvel Etat-nation dans une Anatolie vidée de ses minorités. La "turcification" peut s'opérer, avec l'appui d'une bourgeoisie enrichie par la spoliation des biens arméniens. Les droits des minorités sont très encadrés. Celles-ci feront plus tard l'objet de violentes campagnes d'opinion et de persécution d'Etat : les juifs durant la seconde guerre mondiale ; les Grecs, avec notamment les pogroms de 1955 déclenchés par l'attentat (une provocation des services secrets turcs) contre la maison natale de Mustafa Kemal à Salonique ; mais aussi les alévis ou en 1937, les Kurdes du Dersim où s'étaient réfugiés des survivants arméniens : ils n'échapperont pas cette fois à l'extermination.

Qu'en est-il, maintenant, de la situation à l'extérieur de la Turquie ?

La France a accueilli une part importante des survivants du génocide à condition toutefois qu'ils s'intègrent et qu'ils fassent oublier leurs origines "orientales"… On peut dire que pendant l'entre-deux-guerres, la mémoire du génocide est faible. Beaucoup d'Arméniens, comme une partie de la gauche française, se passionnent aussi pour l'aventure de la petite Arménie soviétique.
Certains événements, pourtant, marquent les esprits. Ainsi du procès, à Berlin, de Soghomon Tehlirian, qui avait assassiné le 15 mars 1921 Talaat Pacha, ministre de l'intérieur des Jeunes-Turcs. Ce jeune survivant des massacres, qui n'a jamais nié son acte, sera acquitté. Les attendus du jugement, mettant en lumière toute l'horreur des massacres, serviront au juriste américain Raphael Lemkin, inventeur du néologisme et du concept de "génocide", dans son travail de définition appliqué au génocide juif.
Mais au milieu des violences de l'entre-deux-guerres, la tragédie de 1915 n'est pas perçue dans sa singularité génocidaire. C'est la définition du crime contre l'humanité, à Nuremberg, en 1945, qui va rétroactivement questionner le passé arménien.

Quand les communautés arméniennes se saisissent-elles de la mémoire du génocide et commencent-elles à en revendiquer la reconnaissance ?

Pas avant les années 1970. En 1973, le normalien Jean-Marie Carzou fait paraître l'un des tout premiers livres sur le sujet, chez Flammarion : Un génocide exemplaire aura un énorme impact et contribuera à réveiller cette mémoire.
Les années 1960 ne sont pas du tout propices à l'ouverture du dossier.  En France, le régime kémaliste, qui a beaucoup emprunté à l'organisation de l'Etat français, est très bien perçu : on insiste sur la modernité de l'Etat-nation, la laïcité qui est pourtant bien différente du modèle français… Le général de Gaulle fait un voyage triomphal à Ankara en octobre 1968. La Turquie est membre de l'OTAN. Les biographies hagiographiques d'Atatürk se succèdent tandis que la recherche sur la fin de l'Empire ottoman reste très faible. Par ailleurs, l'époque n'est pas encore à la prise en compte des mémoires collectives et individuelles.

Qu'est-ce qui provoquera ce basculement ?

C'est avant tout le révisionnisme turc, et les injures répétées contre l'histoire des Arméniens. Les idées qu'il y a eu des massacres, mais dans une situation de guerre qui les justifiait, ou du moins les expliquait, ou qu'il y a eu au contraire un génocide des Turcs par les Arméniens, sont déployées par l'historiographie officielle turque, par l'Etat, notamment les diplomates, et par toute une série d'associations aux ordres. Elles relèvent d'un monopole de l'histoire, qui fonctionne comme un instrument de contrôle social et idéologique. La sociologue Büsra Ersanli, qui a étudié cette fabrique de l'histoire officielle dans sa thèse, est aujourd'hui en prison…
Il faut voir que la place de l'histoire dans la construction de l'Etat-nation turc est essentielle. Kemal lui-même se veut historiographe national. En octobre 1927, il prononce devant la Grande Assemblée un discours de 36 heures 30 retraçant l'histoire des Turcs depuis la préhistoire… Cela relève du dogme et tout manquement à ce dogme est pénalisé par une série de dispositifs judiciaires encore en vigueur. Et lorsque ceux-ci ne suffisent pas, l'incrimination de "terrorisme" est mobilisée, instrument redoutable dans un pays qui fait effectivement face à la rébellion armée du PKK kurde.

Ne peut-on pas dire, en caricaturant, que cette conception de l'histoire comme vérité officielle a quelque chose de très français ?

Oui, mais l'immense différence est que si le président de la République se veut, d'une certaine manière, l'historiographe français, ses déclarations sont sous la surveillance intellectuelle et scientifique des historiens – lesquels ne risquent pas la prison pour des faits de recherche ou de controverse. Les politiques sont même durement critiqués lorsqu'ils sont tentés d'écrire une histoire officielle. Il suffit de voir ce qu'il reste de projet de Maison de l'histoire de France… Ou bien d'observer le débat, très vif, sur les lois mémorielles. Le discours officiel en France n'est pas un discours unique. En Turquie, c'est toujours le cas.

Propos recueillis par Jérôme Gautheret
Le Monde, 29 décembre 2011