Un an après la chute de Ben Ali, la Tunisie oscille toujours entre l'incertitude et la colère. «Nous avons un gouvernement légitime mais nous sommes dans le flou total. Et les signaux que nous envoie le nouveau pouvoir ne sont pas rassurants»: comme nombre de Tunisiens, Azza Turki, journaliste à l'hebdomadaire Réalités se décrit «dans le même état d'esprit d'appréhension qu'il y a un an». Depuis, certes, le mur de la peur, bétonné par l'ancien régime, est tombé, ce qui n'est pas rien. La parole s'est libérée. Des élections libres se sont déroulées sans accroc, le 23 octobre, donnant une majorité relative au parti islamiste Ennahda auquel se sont ralliés deux mouvements, le CPR (gauche nationaliste) et Ettakatol (social-démocrate).
Le processus qui doit mener avant un an à une nouvelle Constitution et à des élections est lancé. Mais les voyants d'alerte se multiplient et le mécontentement s'accroît. Avec la révolution, l'économie a plongé dans le rouge. Le pays compte désormais 700.000 chômeurs. Le tourisme qui représentait 7% du PIB en 2010 est en souffrance. Un million de Tunisiens sont dans la précarité, soit un cinquième de la population. Alors, les Tunisiens redescendent dans la rue.
Haut lieu de la contestation, la région minière de Gafsa, dans le sud-ouest du pays, est en ébullition. Dans les provinces défavorisées de l'intérieur, où est née la révolution, l'impatience grandit. La population n'est plus disposée à se contenter de promesses. Le président de la République, Moncef Marzouki, le président de l'Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, et le chef du gouvernement, l'islamiste Hamadi Jebali, l'homme fort de cette troïka, ont récemment fait les frais de ce ras-le-bol des laissés-pour-compte du changement de régime. En visite la semaine dernière à Kasserine, dans le sud, où le soulèvement contre Ben Ali avait été réprimé dans le sang, le 8 janvier 2011, les nouveaux dirigeants ont été accueillis par des huées. Le président de la République a même été contraint de quitter les lieux sans pouvoir prononcer son discours. «Avec la révolution, la petite bourgeoisie intellectuelle de Tunis, qui s'en sortait économiquement, a gagné la liberté de parole, mais la population du pays profond qui manquait de tout, elle, n'a rien gagné», souligne Mourad Sellami, journaliste au quotidien La Presse.
D'autres «signaux» récents inquiètent les Tunisiens et leur rappellent fâcheusement les pratiques d'antan. C'est le cas de la nomination surprise par le pouvoir, le 7 janvier, des directeurs et rédacteurs en chef des principaux médias publics. À chacune de ces annonces, manifestations et contre-manifestations se succèdent. L'opposition de gauche reste très divisée de même que les deux partis de gouvernement non islamistes dont beaucoup de militants sont déstabilisés par l'alliance de leurs chefs avec Ennahda. Nombreux sont ceux qui nourrissent la rancœur de s'être fait «confisquer leur révolution» par un pouvoir dont le centre de gravité est très nettement du côté d'Ennahda.
Recrudescence du niqab
Les exemples de cette «mainmise» islamiste, comme la dénonce l'opposition, abondent. Ainsi l'initiative du parti islamiste d'imposer une interruption des travaux de l'Assemblée constituante durant les temps de prière. D'abord repoussée par Moustapha Ben Jaafar, cette mesure a finalement été inscrite au règlement intérieur de la Chambre. Mais, dans l'ensemble, c'est moins par des mesures phares que par une islamisation rampante qu'Ennahda avance aujourd'hui ses pions, surfant sur l'attachement à la tradition de larges pans de la société tunisienne.
«La situation des femmes nous inquiète particulièrement», relève un diplomate. En visite à Tunis, le 6 janvier, Alain Juppé, a souligné cette préoccupation en rendant visite à Amal, une association qui défend les droits des mères célibataires. Réunis autour d'une table dans leur local de La Soukra, dans la banlieue de Tunis, les militants de cette association ont encore à l'oreille les propos de Souad Abderrahim, une tête d'affiche d'Ennahda qualifiant d'«infamie» les mères célibataires, en novembre. Des paroles sur lesquelles cette pharmacienne ralliée au parti islamiste est revenue par la suite, certes. Mais le ver est dans le fruit. Les membres des associations gravitant autour d'Amal constatent également une recrudescence du niqab, le voile intégral, peu visible jusqu'alors dans les rues tunisiennes.
C'est la bannière que brandissent les salafistes qui ont investi depuis début décembre la Manouba, l'université des arts et lettres de Tunis. Une poignée de militants islamistes radicaux ont occupé les lieux plusieurs semaines pour réclamer le droit des étudiantes de porter le niqab et l'ouverture d'un lieu de prières dans l'enceinte de la faculté. Une affaire embarrassante pour le pouvoir qui n'a pas voulu déloger les salafistes en misant sur un pourrissement de la situation. Les «visiteurs» ont finalement consenti à quitter les lieux… pour s'installer non loin de là. Ils n'ont en rien désarmé et la boîte de Pandore reste ouverte.
«Mort aux juifs»
Le même constat de complaisance, voire d'impuissance, du pouvoir à l'égard des islamistes radicaux a été dressé lors de la visite à Tunis, le 5 janvier, du premier ministre du Hamas, Ismaël Haniyeh. Quelque 2000 sympathisants l'attendaient à l'aéroport, aux cris d'«Il faut tuer les Juifs, c'est notre devoir». Des slogans, mollement dénoncé par les autorités, qui ont choqué en Tunisie où la communauté juive (un millier de personnes environ, contre 100.000 avant 1956) a toujours été présente.
Pour les observateurs toutefois, les risques de dérives islamistes doivent être relativisés par l'acuité des problèmes socio-économiques. «Ennahda ne peut plus se contenter de discours. Leur message ne passera pas tant que les gens ne constateront pas d'améliorations concrètes de leurs conditions de vie», analyse un diplomate. Les islamistes sont donc au pied du mur. Tout comme l'opposition d'ailleurs, qui peine également à formuler un projet ou à se définir autrement que par rapport à l'astre noir islamiste. Les prochains mois seront cruciaux pour entamer le redressement de l'économie. Le succès de l'«exemple» tunisien en dépend. Faute de quoi, l'an II de la révolution pourrait être celui de l'explosion sociale.
Alain Barluet,
Le Figaro, 13 janvier 2012