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01 mars 2019

Equité et Réconciliation 2/2


Suite et fin de l’article publié hier, et tiré du blog « Classe Internationale ».

Fonctionnement de l’instance

Driss Benzekri est nommé à la présidence de l’IER. C’est un ancien prisonnier politique (de 1974 à 1991), mis en détention pour ses activités au sein du parti marxiste-léniniste al-Amam. A ses côtés, seize autres commissaires travaillent à la réalisation des objectifs de l’IER. La moitié des commissaires sont des membres du CCDH, et les autres ont été nommés en raison de leur compétence en la matière (droit, médecine, droits des femmes etc.). Un certain nombre d’entre eux ont aussi été des prisonniers politiques, victimes de détention arbitraire et de torture. La commission est composée d’une équipe administrative et de trois groupes de travail : un groupe Etudes et recherche, un autre Investigations et le dernier groupe Réparations.
Le premier travail a été celui de définition. Le terme « équité » renvoie aux mesures de réparation financières, administratives, sociales et médicales. Celui de « réconciliation » est un concept beaucoup plus difficile à atteindre. Il renvoie au fait d’en finir avec les violations passées pour que la société puisse avancer. Il s’agit-là des définitions des termes contenus dans le nom de l’instance.
Pour agir concrètement, l’IER a aussi dû définir les concepts qu’elle allait utiliser. Les victimes sont les survivants, les anciens détenus politiques, les témoins, les héritiers et leurs familles. Ce sont ces victimes qui ont fourni leurs témoignages, essentiels dans le travail d’investigation et de réconciliation de l’IER. Ce témoignage, chahada en arabe, renvoie aux récits qui expriment « l’urgence de parler des problèmes de répression, de pauvreté, d’emprisonnement, de lutte pour la survie, et ainsi de suite, auxquels renvoie l’acte même du récit » [8]. Mais chahada renvoie aussi à la notion de martyr. Peut-être est-ce pour cette double signification que l’IER a choisi le terme ifada pour parler du récit des témoins devant elle.
Une fois ces termes d’usage sont définis, l’IER a pu définir les violations qu’elle allait analyser :
La disparition forcée renvoie à « l’enlèvement ou l’arrestation d’une ou plusieurs personnes et leur séquestration, contre leur gré, dans des lieux secrets en les privant indûment de leur liberté, par le fait de fonctionnaires de l’autorité publique, d’individu ou de groupes agissant au nom de l’Etat ou la non-reconnaissance de ces faits et le refus de révéler le sort qui leur est réservé, les soustrayant à toute protection juridique » (Article 5 des statuts de l’IER) ;
La détention arbitraire quant à elle signifie « toute séquestration ou détention non conforme à la loi et intervenant en violation des principes fondamentaux des droits humains, en particulier le droit des individus à la liberté, à la vie et à l’intégrité physique et ce, en raison de leurs activités politiques ou associatives » (Article 5 des statuts de l’IER).
Concrètement, l’IER a procédé à des enquêtes de terrain, à une recherche documentaire et à l’examen des archives dans son travail d’investigation. Selon l’article 9.1. de ses statuts, l’IER doit « enquêter, recueillir les informations, consulter les archives officielles et collecter auprès de toute partie, informations et données utiles à la révélation de la vérité » ; selon l’article 9.2., elle doit « poursuivre les recherches sur les cas de disparition forcée dont le sort demeure inconnu, déployer tous les efforts pour enquêter sur les faits non encore élucidés, révéler le sort réservé aux personnes disparues et proposer les mesures adéquates pour les cas dont le décès est établi ».
Il a fallu recueillir les dossiers avant le 13 février 2004 (date limite pour les dépôts des dossiers). En plus de ces dossiers, des milliers d’autres demandes ont été adressés à l’instance après la date limite, qui ont aussi été archivées. 8000 autres dossiers ont été transmis par la Commission d’arbitrage à l’IER. Une fois les dossiers réceptionnés, l’IER a conduit des enregistrements audio et vidéo des témoignages des victimes pour compléter les dossiers, et a fait son travail d’enquête de terrain et de consultation des archives.
Une fois son travail achevé, l’IER devait rédiger et transmettre un rapport officiel au roi et au Parlement, retraçant l’ensemble de son travail, les résultats, et y proposer des recommandations concernant les actions à mener au sein du pays pour garantir la mémoire du passé, empêcher la reproduction des violations, et réformer les institutions.

Objectifs de l’instance
Selon les termes du roi Mohamed V, « l’objectif de cette Instance sera de faire en sorte que les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes et leur histoire, qu’ils libèrent leurs énergies, et qu’ils soient partie prenante dans l’édification d’une société démocratique moderne, gage de prévention de toute récidive ».

Déterminer les coupables : L’instance est chargée de déterminer « les responsabilités des organes de l’Etat ou de toute autre partie dans les violations graves des droits humains » (article 9.3.), sans pour autant déterminer d’acteur individuel (puisque l’instance n’est pas juridique). Elle doit permettre de comprendre le contexte des violations pour que les citoyens marocains aient accès à ces informations et les comprennent.

Déterminer les réparations : L’IER décide des réparations à verser aux victimes. Deux réparations sont possibles : les réparations individuelles et les réparations collectives.
Les réparations individuelles sont octroyées dans six cas : la privation de la liberté, les cas de disparitions forcées, les conditions de détention et de séquestration allant à l’encontre des droits fondamentaux, la torture et autres traitements inhumains ou dégradants, les séquelles physiques et morales, et enfin la « perte des opportunités et le manque à gagner ». Après l’étude des dossiers et le travail d’enquête, 9280 personnes devaient bénéficier d’une indemnisation pour les préjudices physiques et moraux subis. En outre, 1499 personnes avaient déjà bénéficié d’une indemnisation entre 1999 et 2003. Pour celles-ci, l’IER a proposé, dans ces recommandations, d’autres formes de réparations. Toutes les victimes n’ont cependant pas été indemnisées, parce qu’elles n’ont pas souhaité déposer leur dossier, ou bien parce qu’elles l’ont fait trop tard, ou encore parce que leur cas a été jugé non recevable.
Pour les réparations collectives, elles concernent les régions particulièrement affectées par la répression. Elles prennent la forme de projets économiques et sociaux.

Promouvoir le dialogue et l’échange tout en préservant la mémoire
L’IER a organisé des rencontres avec la société civile (associations, universitaires) et des séances d’audition publiques. Certaines ont été diffusées sur les chaînes publiques et à la radio pour sensibiliser la population et l’informer du travail mené, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.

Garantir la non-répétition des violations
L’IER doit « recommander des mesures destinées à préserver la mémoire et garantir la non-répétition des violations, remédier aux effets des violations et restaurer la confiance dans la primauté de la loi et le respect des droits de l’Homme » (Article 9.6. de ses statuts). Cela permet de garantir au peuple marocain la non-répétition des violations passées. Un objectif qui passera en grande partie par les recommandations faites par l’IER.

Lisa Verriere

Blog Classe Internationale

 [8] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008