Manifestation du "Hirak", mai 2017
Manifestations dans le Rif, boycott de grandes
marques… La chercheuse Mounia Bennani-Chraïbi décrypte les évolutions de la
contestation sociale dans le royaume.
En l’espace de deux ans, le Maroc a été le théâtre de
plusieurs mouvements sociaux d’ampleur. A Al-Hoceima, dans le Rif (nord), les
manifestations ont été déclenchées par la mort d’un jeune vendeur de poissons
et se sont succédé pendant près d’une année, d’octobre 2016 à
juin 2017, avant d’être durement réprimées.
A Zagora, ville de 30 000 habitants dans le
sud du pays, ce sont des « manifestations de la soif » qui avaient
éclaté en octobre 2017 pour protester contre la mauvaise gestion locale de
l’eau. En décembre, ce fut à Jerada, ancienne ville minière sinistrée proche de
la frontière algérienne, qu’éclata une contestation populaire après la mort de
deux jeunes frères dans une mine clandestine de charbon.
En 2018, la contestation a pris une forme
nouvelle : un appel à boycotter trois grandes marques (Danone, l’eau
minérale Sidi Ali et les stations-service Afriquia) pour protester contre les
prix trop élevés et la puissance des grandes entreprises.
Professeure de science politique à l’université de
Lausanne, auteure de plusieurs ouvrages sur les mouvements sociaux et la
jeunesse, Mounia Bennani-Chraïbi décrypte les évolutions de la contestation
sociale au Maroc et des réponses apportées par les autorités.
Le roi du Maroc a annoncé fin août
le rétablissement du service militaire obligatoire, après avoir prononcé un
discours dur lors de la fête du trône, mettant en garde contre « le chaos
et la discorde ». Quel est l’objectif ? Est-ce une tentative de
reconquérir la jeunesse ?
Mounia Bennani-Chraïbi L’annonce de cette mesure est
indissociable de la dernière vague de protestations. Le service militaire a été
introduit une première fois en 1966, après la révolte de mars 1965 –
impulsée par des lycéens, vite rejoints par les étudiants et d’autres
catégories de la population. Sa répression a été sanglante. A nouveau, tout
laisse à penser qu’il s’agit de « discipliner » la jeunesse, érigée
en « classe dangereuse », celle qu’incarnent les figures des jeunes
chômeurs ou de l’économie informelle.
Reste à souligner que les jeunes ciblés en 2018
sont davantage éduqués, connectés, organisés. Conscients de leur assignation à
la « jeunesse inutile », ils rejettent de plus en plus la persistance
de cette dualité, héritée du protectorat, entre un « Maroc utile »,
celui des grands projets et des élites cosmopolites, et un « Maroc
inutile », celui des périphéries rurales et urbaines, des services publics
déficitaires et de la précarité. A cet égard, les réactions se sont
multipliées, sur le mode : « Pas de service militaire sans droits
sociaux et sans citoyenneté politique ».
Sur un autre plan, l’absence de débat en amont de
cette annonce semble fermer la parenthèse « participative » ouverte
en 2011 avec la création du Conseil de la jeunesse et de l’action
associative et d’un « quota jeune » au Parlement.
Les derniers mouvements de
contestation relèvent-ils d’une même dynamique ou s’agit-il de mouvements
totalement distincts ?
Ces protestations expriment un malaise social et
politique dans des termes similaires. Elles montrent également que la
contestation s’autonomise des organisations partisanes, syndicales et
associatives. Le boycott relève plutôt du registre de la sanction, tout en
ayant une portée nationale, avec une participation des couches moyennes et
populaires. Les mobilisations du Rif, de Jerada, de Zagora, expriment
clairement des revendications économiques et sociales : infrastructures,
emploi, santé, éducation, etc., mais aussi le rejet de la prédation économique,
de la corruption, et une demande de reddition des comptes.
Bien sûr, ces mouvements restent marqués par les
mémoires protestataires de chaque région, mais ils reflètent aussi le processus
d’homogénéisation politique des périphéries marocaines, qui dépassent peu à peu
leurs différences (territoriales, linguistiques, etc.). Autrement dit, le
clivage centre/périphérie semble se durcir.
Pendant longtemps, les épisodes de
contestation au Maroc ont été le fait de minorités (élites, étudiants, etc.).
Ce n’est plus le cas…
Depuis un siècle, l’arène protestataire ne cesse de
s’étendre. Dès le protectorat (1912-1956), son épicentre se déplace peu à peu
du rural vers les grandes villes. A l’indépendance, le régime amorce sa
consolidation en quadrillant les zones rurales. Les villes deviennent le
théâtre de mobilisations, réprimées dans le sang, comme en 1965,
en 1981, en 1984 ou en 1990. Avec la libéralisation politique de
la fin des années 1990, la répression change de nature et d’intensité, la
protestation se pacifie, les différents protagonistes apprennent à
s’autolimiter. Autant d’éléments qui favorisent la « routinisation »
de la protestation et son extension vers les petites villes, les localités
semi-rurales et rurales.
Ce faisant, les figures protestataires ne sont plus
exclusivement incarnées par les lycéens, les étudiants, les ouvriers et les
salariés syndiqués. Désormais, des vendeurs ambulants et des habitants des
bidonvilles, mais aussi des figures féminines, impulsent des actions
coordonnées. Plus globalement, l’arène protestataire tend à s’autonomiser des
partis politiques, voire des syndicats. Le répertoire protestataire se
nationalise, tout en ouvrant la voie à une grande inventivité ; ce qui se
manifeste à travers la diffusion de modes d’action, de slogans, et dans le
cadrage des revendications.
Les défenseurs de la monarchie
marocaine font régulièrement remarquer que la situation des droits humains sous
Mohammed VI n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était sous
Hassan II. La répression a-t-elle disparu ?
En réalité, les modalités de la répression ont changé
du vivant même de Hassan II. A partir de 1988, plusieurs facteurs ont
incité à une libéralisation sous contrôle : l’effondrement du mur de
Berlin, les espoirs de démocratisation en Algérie, puis les désenchantements
face à la guerre civile chez le voisin, la peur du chaos au fur et à mesure que
les rumeurs sur la maladie du roi s’amplifient.
Sous Mohammed VI, la répression est à géométrie
et à intensité variables en fonction des cibles, et la torture ne disparaît
pas. Après l’embellie du début de règne, les organisations de défense des
droits de l’homme relèvent dès 2003 une forte régression en matière de droits
humains, qui s’atténue en 2011 et en 2012. Depuis 2013, de nombreux
espaces de liberté se ferment à nouveau.
Les pressions et les chefs d’inculpation se
diversifient. Il y a les grands classiques : recourir aux législations de
lutte contre le terrorisme, accuser les opposants de trahison ou de porter
atteinte à la sécurité de l’Etat, essayer de les étouffer économiquement. Mais
d’autres stratégies se routinisent : humilier, disqualifier, intimider en
envahissant la sphère privée, en montant des dossiers « sexe », etc.
Les principales victimes sont des militants, des journalistes, des
protestataires, mais aussi de simples chercheurs.
Charlotte Bozonnet
Le Monde, 14 septembre 2018