Zainab Fasiki n'aime pas dessiner
quand elle est en colère. Mais c'est finalement ce qu'elle a fait.
Cet été, deux vidéos montrant des femmes marocaines
agressées sexuellement dans l'espace public sont devenues virales. Dans la
première, à Tanger, une jeune femme est traquée par un groupe d'hommes en
pleine rue. La deuxième a été filmée dans un bus à Casablanca, on y voit une
agression par plusieurs hommes.
Depuis, une vague d’indignation a traversé le pays et
des sit-in ont été organisés dans de nombreuses villes marocaines.
Outre la violence des images, ces vidéos révèlent une
réalité : au Maroc, se déplacer seule dans l’espace public est synonyme de
danger.
#sitin à #Casablanca
Les activistes féministes défendent leurs droits. pic.twitter.com/8K6VwU6MMI
— Ghalia
Kadiri (@ghaliakadiri) 23 août 2017
En cette rentrée littéraire, Leïla Slimani, prix
Goncourt 2016, publie d'ailleurs "Sexe et
Mensonges", un livre-choc sur la vie sexuelle au Maroc.
J’ai été harcelée sexuellement toute
ma vie
A 23 ans, Zainab Fasiki cumule de son côté plus de 10
000 followers sur les réseaux sociaux. Fraîchement diplômée de l’École
nationale supérieure d'électricité et de mécanique, cette jeune Marocaine n’a
pas sa langue dans sa poche.
« Moi, j’ai
été harcelée sexuellement toute ma vie, que ce soit dans les rues, le taxi ou à
la plage », confie-t- elle.
Elle se sent féministe. Et elle a choisi de dire le
quotidien des femmes marocaines en dessin. Pourquoi ? C'était naturel, son plus
ancien mode d'expression. La jeune femme dompte crayon et tablette graphique
depuis l'enfance.
« Quand j’ai
vu les vidéos, je me suis dit qu’il fallait que je fasse un truc. Je n’aime pas
dessiner et être en colère en même temps mais là je ne pouvais pas m’empêcher »,
explique-t- elle.
Son illustration a fait le tour des réseaux sociaux.
Quant à son témoignage recueilli par Brut, il a été vu
près de 300 000 fois. On l'y entend notamment raconter :
"En
tant que jeune fille marocaine, j'ai toujours peur. J'ai toujours peur
d'utiliser les transports en commun. J'ai 23 ans et j'ai toujours dû affronter
le harcèlement sexuel. "
Le corps d’une femme est un objet sexuel
Le Maroc se définit comme un pays moderne et ouvert, pourtant la réalité de terrain est bien plus complexe. Tiraillée entre modernité et traditionalisme, la société additionne les paradoxes. Alors que les relations sexuelles hors mariage sont interdites et punies d’emprisonnement, les agressions sexuelles sont monnaie courante.
Par ailleurs, selon des données publiées par Google,
le Maroc se classe à la cinquième place des pays les plus adeptes de sites
pornographiques. Sur les réseaux sociaux, il arrive que Zainab Fasiki publie
des illustrations de femmes en partie dénudées.
« J’essaye
de changer les mentalités, en montrant que le corps féminin peut être un objet
artistique pas seulement un objet sexuel. »
A chaque publication, ses milliers de followers ne
manquent pas de réagir. Une première catégorie de personnes la félicite tandis
que l’autre n’hésite pas à la harceler de messages négatifs lui rappelant que
son travail est « haram » (interdit).
Selon l’Observatoire national de
violence à l’égard des Femmes, en 2014, 66.4 % des agressions
sexuelles ont été commises dans l’espace public. L’Enquête nationale sur la prévalence
de la violence à l’égard des femmes publiée en 2011, dans les lieux publics,
révèle qu’une femme sur quatre est aussi victime de violence psychologique.
Les chiffres sont alarmants d’autant plus que les
chiffres pourraient être plus élevés puisque comme l’explique l’illustratrice :
« Au Maroc
les filles hésitent énormément à déclarer leur viol pour leur réputation, leur
famille. »
"Au niveau du gouvernement,
c'est compliqué"
Le harcèlement sexuel au travail constitue un délit
pénal défini par le Code pénal. Pour ce qui est des victimes agressées dans
l’espace public, elles font face à un flou juridique.
Saâdeddine El Othmani, chef du gouvernement au Maroc,
a promis « une stratégie contre les violences faites aux femmes ». Ce projet de
loi est attendu depuis plusieurs années.
« Au niveau
du gouvernement marocain, c’est vraiment compliqué, on a perdu l’espoir de voir
un changement. La société civile doit prendre les choses en mains. »
Dans les mois qui viennent, la jeune femme va
participer à un colloque consacré au harcèlement, elle travaille également sur
un projet de brochures préventives qui seront distribuées dans les écoles et
les entreprises.
Omor, la bd féministe
Autodidacte, c’est en contribuant au collectif de
bande dessinée marocain Skefkef, que Zainab Fasiki a appris à scénariser les
problématiques sociétales.
« Les filles étaient vraiment en minorité au sein du
collectif, j’étais la seule à défendre les droits des femmes. Du coup, depuis
toujours, je rajoute une touche féministe à tous les sujets », s’amuse-t- elle.
« Moi-même
je suis victime de la société patriarcale. Je n’étais pas spécialement
féministe avant, mais le jour où j’ai commencé mes études en génie mécanique,
j’ai découvert que les hommes avaient l’habitude d’être les seuls à prendre des
initiatives. Je me disais que c’était bizarre… Après, j’ai compris que les
inégalités étaient une réalité. Les expériences désagréables se sont répétées.
»
Dans sa première bande dessinée Omor ("Des
choses"), elle explore les difficultés de la vie d’une femme au Maroc.
Elle dénonce au fil des cases les inégalités homme-femme à travers les
personnages de trois jeunes marocaines.
La première a arrêté ses études pour pouvoir se
consacrer à son mari et fonder une famille. La deuxième est étudiante,
contrainte par ses parents de consentir à un mariage arrangé. La troisième est
célibataire et compte bien le rester.
L’album sera disponible fin septembre au Maroc et dans
les mois qui viennent en France.
Jehanne Bergé
L’Obs, 31 août 2017