La qualification des artisans du royaume est prisée
par les entreprises locales, alors que le secteur est délaissé par les
nationaux.
Prendre l’avion tous les trois mois pour le Maroc ou
la Tunisie. C’est le moyen qu’utilise Youssef pour ne pas devenir clandestin en
Algérie, où il travaille dans le bâtiment depuis neuf ans. « Nous les
Marocains, nous avons le droit de rester sans visa en Algérie pendant
90 jours. Après il faut partir », explique le jeune homme de
29 ans, originaire de Tanger.
A moins de 20 000 dinars le billet (environ
150 euros), l’opération reste rentable. « En Algérie, je gagne
plus d’argent et, surtout, la vie est moins chère », assure ce
carreleur, citant le faible coût des produits de consommation lié à la
politique de subventions du gouvernement algérien. « Au Maroc, tu
achètes des cigarettes, un café et du crédit pour ton téléphone, et tu n’as
plus rien à la fin de la journée. »
Youssef a suivi les traces de son oncle, embauché pour
faire des coffrages de plafond à Oran. Les différents chantiers sur
lesquels il a travaillé l’ont fait voyager à Aïn Temouchent, près d’Oran, puis
à Naâma, Béchar et Saïda, dans la même région. Il a même été employé dans un
chantier de Sonelgaz, l’entreprise étatique de gaz. « Nous sommes
réputés pour avoir une formation artisanale, explique-t-il. Je ne
rentrerai au Maroc que si j’ai gagné beaucoup d’argent. Et peut-être que
je me marierai à une Algérienne, qui sait ? » En attendant, il
envoie l’argent qu’il gagne à ses parents.
« On se fond dans le
paysage »
L’Algérie applique la préférence nationale pour l’accès
au marché du travail, et les entreprises du bâtiment ne peuvent pas embaucher
légalement d’étrangers, à moins de prouver que ces derniers ont une compétence
qui n’existe pas sur le marché algérien. Mais dans ce secteur boudé par les
nationaux comme dans l’agriculture, les étrangers à la situation administrative
fragile voire irrégulière sont nombreux.
Chercheurs au Centre de recherche en économie
appliquée pour le développement (Cread), à Alger, Mohamed Saïb Musette et
Nourredine Khaled estiment que 45 000 Marocains vivaient en Algérie
au début de la décennie, pour une population étrangère globale d’environ
265 000 personnes. Mais ces chiffres, les plus récents sur le sujet,
ne prennent évidemment pas en compte les travailleurs qui ne se déclarent pas
aux autorités consulaires.
Dans la banlieue sud d’Alger, sur le chantier d’un
imposant bâtiment, le linge sèche sur les cordes tendues entre des poteaux. Des
matelas sont étalés par terre entre des tas de gravats. Une barre de fer sur
laquelle a été coulé du béton fait office de barre de musculation. Pour
économiser de l’argent, mais aussi parce qu’ils n’ont pas le droit de louer un
logement sans carte de séjour, les ouvriers vivent là.
Smaïn, 32 ans, un Marocain de Fès, est employé
comme peintre. « Je suis arrivé en Algérie en 2004. Au début, je
rentrais par la frontière terrestre, avec un passeur, puis j’ai arrêté. Je ne
suis pas rentré au Maroc depuis 2012 », raconte-t-il. Malgré la
fermeture officielle de la frontière entre le Maroc et l’Algérie depuis 1994,
la circulation de la main-d’œuvre, grâce à l’entremise de passeurs, continue.
Smaïn atteste n’avoir jamais été contrôlé par les forces de l’ordre. « On
se fond dans le paysage, sourit-il. Nos deux sociétés sont très
proches. »
Tolérés par les autorités
Perché sur un échafaudage, Hicham enduit un mur de
crépi. Il travaille depuis un mois dans la région de Boghni, à une heure de
route de Tizi-Ouzou. « Je préfère les chantiers privés, les maisons,
parce que je suis payé au métrage. Si je travaille vite, je peux gagner
10 000 dinars par jour. » Une somme importante en
Algérie, où le salaire moyen est d’environ 40 000 dinars.
Hicham a quitté le Maroc alors qu’il occupait un poste
de soudeur. « Mon salaire n’était pas suffisant pour acheter une maison
et me marier, alors je suis parti », explique-t-il. L’Algérie n’est
pas son premier choix. Il a d’abord tenté d’aller en Europe en passant par
l’Espagne, où il a été mêlé à un trafic de cannabis. Ce qui lui a valu d’être
expulsé au Maroc. « J’économise depuis mon arrivée. J’ai besoin de
travailler encore un an et j’aurai assez d’argent pour rentrer au Maroc et
ouvrir mon propre commerce », prédit-il.
Selon Hocine Labdelaoui, professeur de sociologie à
l’université Alger 2, « cette migration marocaine n’est pas
nouvelle mais elle évolue : les flux réguliers ont tendance à diminuer
pour être remplacés par des arrivées de migrants, qualifiés ou non, qui
travaillent de manière irrégulière en Algérie ». Dans tous les cas,
elle permet de répondre aux besoins des deux pays. « L’Algérie n’a pas
de politique d’importation de main-d’œuvre étrangère. Les autorités se montrent
donc plutôt tolérantes envers cette présence. Quant au Maroc, la présence d’une
partie de sa population active en Algérie a des retombées positives sur
l’emploi », explique le sociologue.
Pour lui, l’arrivée d’ouvriers marocains est une des
conséquences du durcissement de la politique migratoire européenne : « Les
migrations Sud-Sud se reconfigurent. Le défi de l’Algérie sera de gérer
l’ampleur de ces mobilités régionales qui se transformeront, inévitablement, en
situation d’installation. »
Zahra Chenaoui
Le Monde, 17 août 2018