Le Roi Hassan II
Introduction
Le
Blog « Classe internationale », dont les articles sont écrits par des
étudiants, propose des analyses des relations internationales contemporaines
sous différents formats : articles, reportages photo, récits de voyage,
témoignages. L’équipe de la rédaction
est constituée d’étudiant(e)s du Magistère et Master de Relations
Internationales et Action à l’Etranger (MRIAE). J’y ai trouvé une synthèse sur un
sujet insuffisamment connu en France, et qui ne pouvait pas ne pas être traité
dans le cadre de ces mois du Maroc : comment le pays a été le premier dans
le monde arabe à voir - collectivement - en face une phase sombre de son histoire, celle des « années
de plomb », où une répression souvent féroce a été menée par le pouvoir
contre ses diverses oppositions. Il était impossible de reproduire l’ensemble
des articles publiés à ce sujet par cette source, je me suis donc limité au premier,
lui-même découpé en deux parties pour le rendre plus lisible.
J.C
Le 7 janvier 2004, le roi du Maroc, Mohamed
VI, a prononcé un discours officialisant la création de la Commission
nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, aussi appelée Instance
Equité et Réconciliation (IER). Cette instance était chargée de faire la
lumière sur les années de plombs (as-sanawat as-sawda’ en
arabe), allant de 1956 (date de l’indépendance) à 1999 (date de la mort du roi Hassan
II, prédécesseur et père de Mohamed VI). Elle devait investiguer,
rechercher, et évaluer les « violations graves des droits de l’Homme qui ont
revêtu un caractère systématique et/ou massif, ayant eu lieu durant la période
précitée et qui ont englobé la disparition forcée, la détention arbitraire, la
torture, les violences sexuelles, les atteintes au droit à la vie, du fait
notamment de l’usage disproportionné de la force, et l’exil forcé » [1]. Après
23 mois de travail, l’IER a présenté un rapport final révélant ses résultats et
faisant des recommandations à l’exécutif marocain.
Cette commission marque une première en matière de
justice transitionnelle dans le monde arabe. Elle intervient à l’aube du XXIe
siècle, à l’heure où les revendications pour le respect des droits de l’Homme
sont grandissantes, aussi bien au Maroc que dans le reste du monde. Elle a donc
été saluée pour son travail et ses découvertes, autant qu’elle a servi de cas
d’étude pour les processus de justice transitionnelle qui ont suivi. Toutefois,
l’IER a aussi été largement critiquée pour diverses raisons que nous
présenterons ici.
Pourquoi l’Instance a-t-elle vu le
jour ?
Devenu indépendant en 1956, le Maroc est gouverné par
la monarchie, depuis le retour du sultan Mohamed V de son exil en 1955. Au
décès de Mohamed V, c’est son fils, Hassan II, qui devient roi.
Ses années de règne sont marquées par une violence et
une forte répression à l’égard de l’opposition. Des dizaines de milliers de dissidents
et opposants (essentiellement des militants de gauche, des nationalistes, des
féministes, des islamistes) sont emprisonnées, torturés, et nombre d’entre eux
ont disparu. Durant cette période, la torture est une pratique courante pour
que le prisonnier avoue des crimes. Tout silence est considéré comme une preuve
à charge : « qui ne dit mot consent ». Ces pratiques du régime marocain ont été
révélées par les victimes après leur libération, mais aussi par certains agents
des forces de l’ordre. En 2001, Ahmed Boukhari, qui travaillait pendant les
années de plomb pour les services secrets, a détaillé les pratiques utilisées
dans les centres de détention. Dans Le secret, paru en 2002 [2],
Boukhari évalue le nombre de disparitions forcées à des centaines, sans compter
les kidnappings (des milliers selon lui). En 1963, environ 5000 kidnappings
auraient eu lieu, 6000 en 1973.
Plus que la torture physique, il s’agissait aussi
d’une torture mentale. Les prisonniers politiques se voyaient assigner un
numéro, pour leur supprimer leur nom et donc leur identité propre. Le
traitement des femmes prisonnières était particulièrement cruel : celles-ci
avaient, elles aussi, un numéro, et leur nom de femme n’était plus utilisé, on
leur donnait un nom d’homme. Widad Bouab, appelée Hamid en prison, raconte les
propos de ses geôliers : « Tu vois ces nanas qui veulent se mêler de politique
et jouer aux mecs ? On va te coller des noms de mecs » [3]. Cela constituait
une manière de punir leurs actions, les femmes ne devant pas agir sur la scène
politique. Elles disparaissaient ainsi deux fois : disparition forcée, en tant
qu’activistes, et disparition en tant que femmes.
Les années 90 marquent un fléchissement dans la
politique du roi Hassan II dans un contexte bien particulier. Contexte
international d’abord, avec la chute des dictatures populaires en Europe de
l’Est. Au niveau interne, des victimes, de tous bords politiques, se sont
progressivement rassemblées pour dénoncer les exactions commises par les
autorités marocaines, jusqu’à former en novembre 1999 le Forum marocain pour
la vérité et la justice (FVJ). Le FVJ organise des rencontres, des débats,
des actions de contestation et de commémoration. En novembre 1999 a eu lieu la première
commémoration publique pour le quatorzième anniversaire de la mort d’Amine
Tahani, dirigeant de l’opposition marxiste-léniniste torturé à mort par le
régime. Avant 1999, aucune commémoration publique n’avait lieu, elles n’étaient
que privées. Désormais, ces cérémonies sont publiques : « Des expériences
individuelles qui étaient autrefois indicibles au Maroc – torture et prison –
sont aujourd’hui restituées sous forme de témoignages personnels, de
célébrations » [4]. Enfin, aussi bien au niveau interne qu’extérieur, les
années 90 marquent l’émergence d’une littérature mettant les droits de l’Homme
à l’ordre du jour : Notre ami le roi, de Gilles Perrault, paraît en
France en 1990, et met en lumière les exactions du régime de Hassan II, et
notamment sur la prison de Tazmamart. Le FVJ a ainsi organisé un
pèlerinage à Tazmamart en octobre 2000.
Face à ces critiques de plus en plus fortes, le roi
Hassan entame ainsi une politique de démocratisation. Il institue le Conseil
consultatif des droits de l’Homme (CCDH), qui met en place des programmes
de réparation financière aux victimes des violations commises. Le bicaméralisme
est mis en place en 1996, des élections législatives et communales
ont lieu en 1997. Hassan II associe l’opposition au pouvoir, l’Union socialiste
des forces populaires, lorsque A. Youssoufi, son secrétaire général, prend la
tête du gouvernement en 1998.
A la mort de Hassan II en 1999, après 38 ans de règne,
c’est son fils Mohamed VI qui lui succède sur le trône. Il suscite beaucoup
d’espoirs : il limoge le ministre de l’Intérieur, symbole de la violence
politique des années de plomb, et révise la Moudawana (Code de statut
personnel). Le 17 août 1999, Mohamed VI institue la Commission indépendante
d’arbitrage, par le biais du CCDH créé par son père, chargée de déterminer
les indemnisations à donner aux victimes. Il continue la politique d’ouverture,
et les débuts du nouveau roi sont perçus comme une réelle avancée.
Dans ce contexte, Mohamed VI met en place de
l’Instance Equité et Réconciliation en 2004. C’est une expérience inédite dans
le monde arabo-musulman, et, à la différence des commissions de vérité
antérieures (et également postérieures), celle-ci ne fait pas suite à un
changement de régime. Le roi a décidé de sa mise en place pour indiquer une
transition vers la démocratie. Cependant, ce non-changement de régime pose déjà
la question des objectifs et des retombées d’une commission de vérité dans ces
circonstances-là. Ne s’agissant pas d’un changement de régime, un « simple »
travail sur les exactions passées peut-il suffire à faire évoluer la société
vers un système plus démocratique ? Quoi qu’il en soit, c’était l’ambition
affichée par Mohamed V, que cette ambition soit une réelle volonté ou non. D’où
la nécessité de se questionner sur les retombées de cette instance.
Mise en place de l’instance
Le 6 novembre 2003, Mohamed VI approuve la
recommandation du CCDH pour la mise en place de l’Instance Equité et
Réconciliation. Celle-ci est créée le 7 janvier 2004, et officialisée par le Dahir
[5] du 10 avril 2004. Les statuts qui déterminent son mandat sont partagés
en 27 articles, eux-mêmes répartis en six chapitres. L’instance a
23 mois pour étudier les années de plomb en investiguant, recherchant,
évaluant, arbitrant les cas de violations des droits de l’Homme et en proposant
des réformes et des recommandations. Les violations des droits de l’Homme
étudiées concernent la disparition forcée et la détention arbitraire,
mais l’instance a également pu travailler sur la torture, les violences
sexuelles, les atteintes au droit à la vie. Selon le Dahir, l’IER doit «
établir la nature et l’ampleur des violations graves des droits humains
commises dans le passé, examinées dans leur contexte et à la lumière des normes
et valeurs des droits de l’Homme ainsi que des principes de la démocratie et de
l’Etat de droit »[6].
L’IER n’est pas une instance judiciaire, et elle ne peut donc pas désigner
les responsabilités individuelles [7]. C’est une instance consultative : elle
ne peut en aucun cas obliger l’Etat à appliquer les recommandations qu’elle
fera. Ses actions sont contraignantes uniquement dans le domaine des
réparations qui seront versées par l’Etat aux victimes.
Les références légales de l’IER sont donc au nombre de
trois : la recommandation du CCDH d’octobre 2003, le discours du roi du 7
janvier 2004, et le Dahir royal du 10 avril 2004 mettant en place les statuts
de l’instance, son mandat, ses missions et sa structure.
Lisa Verriere
Blog « Classe Internationale »
[1] Instance Equité et Réconciliation, Synthèse du
rapport final, Commission nationale pour la vérité, l’équité et la
réconciliation, 2006
[2] BOUKHARI Ahmed, Le Secret : Ben Barka et le
Maroc, un ancien agent des services spéciaux parle, Michel Lafon, Février
2002
[3] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences
: l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année
du Maghreb, 2008
[4] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences
: l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année
du Maghreb, 2008
[5] Un Dahir est un décret royal
[6] Article 9.1. de ses statuts
[7] Article 6 de ses statuts