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27 mars 2019

« Au Maroc, la voie des urnes est de plus en plus boudée au profit de la voix de la rue » (2/2)


En 2011, les réponses rapides de la monarchie aux manifestations avaient fait apparaître le Maroc comme l’un des rares pays ayant bien géré son « printemps ». Qu’en a-t-il été réellement ?
En effet, aux yeux de nombreux observateurs, la monarchie a confirmé sa réputation d’« experte en survie ». Mais c’est loin d’être inscrit dans son ADN. Certes, en 2011, le régime marocain se distingue par des arènes politiques, associatives, syndicales denses et fragmentées, des clientèles régulièrement renouvelées, un recours à la répression plutôt ponctuel et sélectif, une routinisation de la protestation. Autant d’éléments qui favorisent la dilution des griefs et la division des challengers. Mais en dépit de tout cela, les mobilisations du Mouvement du 20-Février ont constitué un seuil inédit dans l’histoire protestataire du Maroc : il y a eu une jonction, a priori improbable, entre une pluralité de réseaux, par-delà les lignes de partage classiques d’ordre idéologique, ou entre politique officielle et politique protestataire ; des mobilisations simultanées (110 en avril 2011) pendant plus d’un an.
Dans les faits, tandis que Ben Ali et Moubarak vantaient l’« exceptionnalité » de leur régime tout en y croyant, la monarchie marocaine s’est bien gardée de se laisser berner par ses propres mythes. En 2011, elle donne l’impression d’avoir appris de ses erreurs passées et de celles de ses voisins. Elle a fait preuve d’anticipation, produit une offre ajustée sans tarder. Elle a évité de faire couler le sang (dix morts en huit mois). Elle a modulé les options répressives en fonction de la dynamique protestataire et de ce qui se jouait sur les scènes régionale et internationale. Plus que tout, l’incertitude a rapidement été réduite par l’autolimitation des autorités et de challengers fiers de leur capacité à tenir la rue. Dès lors, le point de non-retour n’a pas été atteint, une voie du changement graduelle est restée à l’ordre du jour.
Cet épisode a constitué un moment très important sous plusieurs angles : le régime a dû faire des concessions ; la parole s’est plus que jamais libérée ; les protestataires ont accumulé des savoir-faire et commencé à apprendre à déjouer les propensions cooptatives du régime. Les réseaux constitués n’ont pas tardé à se remobiliser, par exemple, pendant l’impressionnante protestation organisée en 2013 en réaction à la grâce royale accordée à un Espagnol reconnu coupable de pédophilie.

La classe politique semble incapable de répondre à ces revendications ou même de les porter. Pourquoi ?
La formule politique initiée il y a quelques décennies semble avoir atteint ses limites. Après les tentatives insurrectionnelles et putschistes du début des années 1970, Hassan II réalise qu’il ne peut assurer la survie de son régime en s’appuyant principalement sur l’appareil coercitif. Eloigner l’armée de Rabat et faire renaître un jeu politique officiel, limité à une partie des élites, sont au cœur du dispositif de stabilisation du régime. Après chaque grande vague de protestations, il s’agit non seulement de punir, de resserrer la surveillance, mais aussi de clientéliser de nouvelles élites et d’acheminer d’anciens irréductibles vers le jeu politique officiel.
En 1998 ou en 2011, les élites « cooptées » pouvaient prétendre à un certain ancrage dans la société. Or depuis 2016, la monarchie ne parvient plus à recycler cette formule. Les promesses d’alternance ont laissé place à la formation de gouvernements hétéroclites qui rassemblent les pires adversaires de la veille, à une ingénierie électorale qui empêche tout parti de se prévaloir d’une trop forte légitimité électorale. Le flou dans les prérogatives alourdit les processus de prise de décision et de mise en œuvre, ce qui renforce automatiquement la position de l’exécutif monarchique.
Dans ce contexte, la voie des urnes est de plus en plus boudée au profit de la voix de la rue. Dès lors, la sphère politique officielle se révèle inapte à jouer le rôle de désamorçage des tensions qui lui a été attribué il y a quelques décennies.

Dans le Rif, les autorités ont laissé faire les protestataires pendant des mois avant de réprimer. Quelle est la logique ?
Au début, les flottements sont liés aux absences prolongées du roi et au « blocage » qui a entravé la formation d’un nouveau gouvernement après les législatives d’octobre 2016. Mais bien que relativement discrets, les agents de l’appareil coercitif ne sont pas restés inertes. Certains calculs sont récurrents dans la gestion des protestations au Maroc. Par exemple, les interventions musclées sont évitées à la veille d’un rendez-vous onusien sur le Sahara.
L’amplification de la répression est parfois liée à l’échec d’autres stratégies, à la volonté d’éviter la diffusion du mouvement, à une intervention royale supposée sonner la fin de la récréation. Elle peut survenir après une campagne de disqualification ou d’affaiblissement du mouvement. Dans le cas du Rif, il s’agissait aussi de donner un coup d’arrêt à la mobilisation avant le retour annuel des résidents marocains à l’étranger.

Les lourdes condamnations des membres du Hirak ont renvoyé une image négative du pouvoir marocain, alors que celui-ci s’évertue à promouvoir une image de pays ouvert. Pour quelles raisons une telle sévérité de la justice ?
Il me semble que l’enjeu principal pour les autorités est d’entraver la diffusion des protestations. De ce point de vue, les lourdes condamnations accroissent le coût de la mobilisation pour ceux qui seraient tentés d’en faire autant. En revanche, les quelques grâces distillées visent peut-être à relâcher la pression, à dissocier les « meneurs » des « suiveurs » et à affaiblir le mouvement de solidarité.
Sur un autre plan, la séquence ouverte avec l’effondrement du mur de Berlin semble se refermer. Bachar Al-Assad et ses alliés ont prouvé qu’un régime pouvait survivre en massacrant son peuple, tant qu’il a des capacités répressives. Les démocraties aspirent à un retour de l’ordre dans leur environnement. Quant à la France, elle ne se prive pas de vendre des armes à l’Egypte d’Al-Sissi ou à l’Arabie saoudite qui sévit au Yémen. Dans un tel contexte, le régime a conscience qu’il a de la marge. Mais c’est très vite oublier qu’un appareil coercitif ne peut pas indéfiniment assurer la survie d’un régime. Même lorsqu’il affiche une grande stabilité, un régime autoritaire est par essence fragile.

La gestion des autorités est-elle en capacité de faire taire le climat de contestation ?
L’annonce de la réintroduction du service militaire et l’atmosphère prétorienne du dernier discours royal donnent le sentiment que le Palais n’entrevoit plus d’autre solution qu’ériger l’armée en défenseur du trône. Le calcul serait risqué : le Maroc de 2018 n’est pas celui de 1965. Les nouvelles dynamiques qui travaillent l’arène protestataire en témoignent. En outre, le récit selon lequel la classe politique est à l’origine de tous les maux a perdu de son efficacité : tout en décriant « les partis politiques », les protestataires affirment haut et fort que l’essentiel du pouvoir est entre les mains du roi. « Le roi est bon, la classe politique est mauvaise » est plus que jamais un mythe à bout de souffle.


Le Monde, 14 septembre 2018