En 2011, les réponses rapides
de la monarchie aux manifestations avaient fait apparaître le Maroc comme l’un
des rares pays ayant bien géré son « printemps ». Qu’en a-t-il été
réellement ?
En effet, aux yeux de nombreux observateurs, la
monarchie a confirmé sa réputation d’« experte en survie ». Mais
c’est loin d’être inscrit dans son ADN. Certes, en 2011, le régime
marocain se distingue par des arènes politiques, associatives, syndicales
denses et fragmentées, des clientèles régulièrement renouvelées, un recours à la
répression plutôt ponctuel et sélectif, une routinisation de la protestation.
Autant d’éléments qui favorisent la dilution des griefs et la division des
challengers. Mais en dépit de tout cela, les mobilisations du Mouvement du
20-Février ont constitué un seuil inédit dans l’histoire protestataire du
Maroc : il y a eu une jonction, a priori improbable, entre une pluralité
de réseaux, par-delà les lignes de partage classiques d’ordre idéologique, ou
entre politique officielle et politique protestataire ; des mobilisations
simultanées (110 en avril 2011) pendant plus d’un an.
Dans les faits, tandis que Ben Ali et Moubarak
vantaient l’« exceptionnalité » de leur régime tout en y croyant, la
monarchie marocaine s’est bien gardée de se laisser berner par ses propres
mythes. En 2011, elle donne l’impression d’avoir appris de ses erreurs
passées et de celles de ses voisins. Elle a fait preuve d’anticipation, produit
une offre ajustée sans tarder. Elle a évité de faire couler le sang (dix morts
en huit mois). Elle a modulé les options répressives en fonction de la
dynamique protestataire et de ce qui se jouait sur les scènes régionale et
internationale. Plus que tout, l’incertitude a rapidement été réduite par
l’autolimitation des autorités et de challengers fiers de leur capacité à tenir
la rue. Dès lors, le point de non-retour n’a pas été atteint, une voie du
changement graduelle est restée à l’ordre du jour.
Cet épisode a constitué un moment très important sous
plusieurs angles : le régime a dû faire des concessions ; la parole
s’est plus que jamais libérée ; les protestataires ont accumulé des
savoir-faire et commencé à apprendre à déjouer les propensions cooptatives du régime.
Les réseaux constitués n’ont pas tardé à se remobiliser, par exemple, pendant
l’impressionnante protestation organisée en 2013 en réaction à la grâce
royale accordée à un Espagnol reconnu coupable de pédophilie.
La classe politique semble incapable
de répondre à ces revendications ou même de les porter. Pourquoi ?
La formule politique initiée il y a quelques décennies
semble avoir atteint ses limites. Après les tentatives insurrectionnelles et
putschistes du début des années 1970, Hassan II réalise qu’il ne peut
assurer la survie de son régime en s’appuyant principalement sur l’appareil
coercitif. Eloigner l’armée de Rabat et faire renaître un jeu politique
officiel, limité à une partie des élites, sont au cœur du dispositif de
stabilisation du régime. Après chaque grande vague de protestations, il s’agit
non seulement de punir, de resserrer la surveillance, mais aussi de
clientéliser de nouvelles élites et d’acheminer d’anciens irréductibles vers le
jeu politique officiel.
En 1998 ou en 2011, les élites
« cooptées » pouvaient prétendre à un certain ancrage dans la
société. Or depuis 2016, la monarchie ne parvient plus à recycler cette
formule. Les promesses d’alternance ont laissé place à la formation de
gouvernements hétéroclites qui rassemblent les pires adversaires de la veille,
à une ingénierie électorale qui empêche tout parti de se prévaloir d’une trop
forte légitimité électorale. Le flou dans les prérogatives alourdit les
processus de prise de décision et de mise en œuvre, ce qui renforce automatiquement
la position de l’exécutif monarchique.
Dans ce contexte, la voie des urnes est de plus en
plus boudée au profit de la voix de la rue. Dès lors, la sphère politique
officielle se révèle inapte à jouer le rôle de désamorçage des tensions qui lui
a été attribué il y a quelques décennies.
Dans le Rif, les autorités ont
laissé faire les protestataires pendant des mois avant de réprimer. Quelle est
la logique ?
Au début, les flottements sont liés aux absences
prolongées du roi et au « blocage » qui a entravé la formation d’un
nouveau gouvernement après les législatives d’octobre 2016. Mais bien que
relativement discrets, les agents de l’appareil coercitif ne sont pas restés
inertes. Certains calculs sont récurrents dans la gestion des protestations au
Maroc. Par exemple, les interventions musclées sont évitées à la veille d’un
rendez-vous onusien sur le Sahara.
L’amplification de la répression est parfois liée à
l’échec d’autres stratégies, à la volonté d’éviter la diffusion du mouvement, à
une intervention royale supposée sonner la fin de la récréation. Elle peut
survenir après une campagne de disqualification ou d’affaiblissement du
mouvement. Dans le cas du Rif, il s’agissait aussi de donner un coup d’arrêt à
la mobilisation avant le retour annuel des résidents marocains à l’étranger.
Les lourdes condamnations des
membres du Hirak ont renvoyé une image négative du pouvoir marocain, alors que
celui-ci s’évertue à promouvoir une image de pays ouvert. Pour quelles raisons
une telle sévérité de la justice ?
Il me semble que l’enjeu principal pour les autorités
est d’entraver la diffusion des protestations. De ce point de vue, les lourdes
condamnations accroissent le coût de la mobilisation pour ceux qui seraient
tentés d’en faire autant. En revanche, les quelques grâces distillées visent
peut-être à relâcher la pression, à dissocier les « meneurs » des
« suiveurs » et à affaiblir le mouvement de solidarité.
Sur un autre plan, la séquence ouverte avec l’effondrement
du mur de Berlin semble se refermer. Bachar Al-Assad et ses alliés ont prouvé
qu’un régime pouvait survivre en massacrant son peuple, tant qu’il a des
capacités répressives. Les démocraties aspirent à un retour de l’ordre dans
leur environnement. Quant à la France, elle ne se prive pas de vendre des armes
à l’Egypte d’Al-Sissi ou à l’Arabie saoudite qui sévit au Yémen. Dans un tel
contexte, le régime a conscience qu’il a de la marge. Mais c’est très vite
oublier qu’un appareil coercitif ne peut pas indéfiniment assurer la survie
d’un régime. Même lorsqu’il affiche une grande stabilité, un régime autoritaire
est par essence fragile.
La gestion des autorités est-elle en
capacité de faire taire le climat de contestation ?
L’annonce de la réintroduction du service militaire et
l’atmosphère prétorienne du dernier discours royal donnent le sentiment que le
Palais n’entrevoit plus d’autre solution qu’ériger l’armée en défenseur du
trône. Le calcul serait risqué : le Maroc de 2018 n’est pas celui de 1965.
Les nouvelles dynamiques qui travaillent l’arène protestataire en témoignent.
En outre, le récit selon lequel la classe politique est à l’origine de tous les
maux a perdu de son efficacité : tout en décriant « les partis
politiques », les protestataires affirment haut et fort que l’essentiel du
pouvoir est entre les mains du roi. « Le roi est bon, la classe politique
est mauvaise » est plus que jamais un mythe à bout de souffle.
Le Monde, 14 septembre 2018