Alors qu'un imam salafiste algérien
vient d'appeler à le "condamner à mort
publiquement", l'auteur de "Meursault, Contre-enquête" a
rédigé cette nuit cette chronique.
Question fascinante : d'où vient que certains se sentent menacés dans
leur identité, dans leur conviction religieuse, dans leur conception de
l'histoire et dans leur mémoire dès que quelqu'un pense autrement qu'eux? La
peur d'être dans l'erreur les poussant donc à imposer l'unanimité et combattre
la différence? De la fragilité des convictions intimes? De la haine de soi qui
passe par la haine de l'Autre? De toute une histoire d'échecs, de frustrations,
d'amour sans issue? De la chute de Grenade? De la colonisation? Labyrinthe.
Mais c'est étrange : ceux qui défendent l'islam comme
pensée unique le font souvent avec haine et violence. Ceux qui se sentent et se
proclament Arabes de souche ont cette tendance à en faire un fanatisme plutôt
qu'une identité heureuse ou un choix de racine capable de récoltes. Ceux qui
vous parlent de constantes nationales, de nationalisme et de religion sont
souvent agressifs, violents, haineux, ternes, infréquentables et myopes: ils ne
voient le monde que comme attaques, complots, manipulations et ruses de
l'Occident.
Le regard tourné vers ce Nord qui les écrase, les
fascine, les rend jaunes de jalousie. Le dos tourné à l'Afrique où l'on meurt
quand cela ne les concerne pas: Dieu a créé l'Occident et eux comme couple du
monde, le reste c'est des déchets. Il y a des cheikhs et des fatwas pour chaque
femme en jupe, mais pas un seul pour nourrir la faim en Somalie. L'abbé Pierre
n'est pas un emploi de musulman ?
Laissons de côté. Gardons l'œil sur la mécanique: de quoi est-elle le
sens? Pourquoi l'identité est morbidité? Pourquoi la mémoire est un hurlement
par un conte paisible? Pourquoi la foi est méfiance? Mais que défendent ces
gens-là qui vous attaquent chaque fois que vous pensez différemment votre
nationalité, votre présent ou vos convictions religieuses? Pourquoi
réagissent-ils comme des propriétaires bafoués, des maquereaux? Pourquoi se
sentent-ils menacés autant par la voix des autres?
Etrange. C'est que le fanatique n'est même pas capable
de voir ce qu'il a sous les yeux: un pays faible, un monde «arabe» pauvre et
ruiné, une religion réduite à des rites et des fatwas nécrophages après avoir
accouché, autrefois, d'Ibn Arabi et un culte de l'identité qui ressemble à de
la jaunisse.
C'est qu'il ne s'agit même pas de distinctions
idéologiques, linguistiques ou religieuses: l'imbécile identitaire peut tout
aussi être francophone chez nous, arabophone, croyant ou passant. Un ami
expliqua au chroniqueur que la version cheikh Chemssou laïc existe aussi: avec
la même bêtise, aigreur, imbécillité et ridicule. L'un parle au nom de Dieu,
l'autre au nom des années 70 et de sa conscience politique douloureuse et
l'autre au nom de la lutte impérialiste démodée ou du berbérisme exclusif.
Passons, revenons à la mécanique: de quoi cela est-il
le signe? Du déni: rues sales, immeubles hideux, dinar à genoux, Président
malade, une dizaine de migrants tués dans un bus sur la route du rapatriement,
dépendance au pétrole et au prêche, niveau scolaire misérable, armée faiblarde
du Golfe à l'océan, délinquances et comités de surveillance du croissant,
corruption, viols, émeutes.
Rien de tout cela ne gêne. Sauf le genou de la femme,
l'avis de Kamel Daoud, le film «l'Oranais», dénoncer la solidarité assise et
couchée avec la Palestine, l'Occident en général, le bikini en particulier et
l'affirmation que je suis Algérien ou le cas d'Israël comme structure des
imaginaires morbides.
Pourquoi cela existe ? Pourquoi l'âme algérienne
est-elle encerclée par une meute de chiens aigus et des ogres pulpeux?
Kamel Daoud
L'Obs, 17 décembre 2014
Bio express
Né en 1970 à Mostaganem (300 km à l'ouest
d'Alger), Kamel Daoud a suivi des études de lettres françaises après
un bac en mathématiques. Il est journaliste au «Quotidien d'Oran» où il tient
depuis douze ans la chronique la plus lue d'Algérie.
Il est l'auteur de plusieurs récits dont certains ont
été réunis dans le recueil «le Minotaure 504» (Sabine Wespieser
éditeur, 2011) - initialement paru à Alger sous le titre «la Préface
du nègre» (Barzakh, 2008) et distingué par le Prix
Mohammed-Dib du meilleur recueil de nouvelles en 2008.
« Meursault, contre-enquête », publié en Algérie par les
Editions Barzakh en 2013 et en France par Actes Sud en 2004, est son premier
roman. Récompensé par plusieurs prix, dont celui
des Cinq Continents, Il a été finaliste du dernier prix Goncourt.
Ce mardi 16 décembre, l'imam salafiste Abd El Fattah
Hamdache a posté sur sa page Facebook, en arabe, un appel à la fatwa contre
lui: "L'écrivain apostat, mécréant, algérien, 'sionisé', criminel
insulte Dieu […]. Nous appelons le système algérien à le condamner à mort
publiquement." Une pétition a été lancée, en Algérie, pour demander qu'il soit
poursuivi en justice.
Nota de Jean Corcos :
Kamel Daoud ne le rappelle
pas dans cet article, mais cette "fatwa" vient d'abord de la fureur
provoquée en Algérie suite à une de ses tribunes, où il reprochait aux Arabes
de ne s'indigner que pour le sort des Palestiniens, et jamais pour les drames du
monde arabe ou d'ailleurs.
A noter aussi, sur
ce lien, les très nombreuses pétitions lancées aussi en France pour
soutenir cet intellectuel algérien.