Liberté d’expression et
«islamophobie»
Depuis des années, on a entendu de nombreuses et
bruyantes dénonciations, largement médiatisées, de la soit-disant trop grande
liberté d’expression dont bénéficiaient des journaux comme Charlie Hebdo, au
regard de la religion musulmane tout spécialement.
Des bonnes âmes, à droite et à gauche, et beaucoup
aussi au sein de la presse, ont considéré que la paix civile avec des
extrémistes religieux valait bien de condamner publiquement caricaturistes et
humoristes parce qu’ils «vont trop loin», «ne sont pas drôles» ou «insultent la
foi de millions de croyants». Comme si le blasphème était devenu une catégorie
normale et acceptable dans l’espace public à défaut d’être une norme dans notre
droit laïque. La liberté d’expression, le droit à la caricature et celui de
rire de tout, et finalement la laïcité elle-même, devenant, dans l’esprit de
ces champions de la bonne conscience, la cause même de «l’islamophobie».
La liberté d’expression ainsi soumise à l’appréciation
de multiples docteurs de la foi, le piège de la disqualification politique,
finalement fatal, pouvait tranquillement se refermer sur toute parole qui ne
leur convenait pas. Les prises de position contre Charlie Hebdo ont dès lors
fleuri ces dernières années, à l’occasion, notamment, de la publication, à
plusieurs reprises, de caricatures de Mahomet dans le journal.
Certaines ont atteint un degré de violence verbale
inouï bien que peu relevé à l’époque –en raison du poids des bonnes consciences
dont on vient de parler. C’est le cas, par exemple, dans une chanson réalisée
par une dizaine de rappeurs à l’occasion de la sortie du film La Marche
en 2013, dans laquelle ses auteurs réclamaient «un autodafé pour ces chiens
de Charlie Hebdo». Confondant, par inconscience ou par cynisme, l’appel à
la violence et la caricature, ils s’en justifiaient ainsi: «Le rap, c’est
une émotion, une humeur, ça sort des tripes. Charlie Hebdo brandit sa
carte de caricaturiste à chaque fois qu’on le critique, laissez-nous brandir la
nôtre. Nous aussi, on a le droit à l’outrance, à l’humour.» La confusion
autour de la liberté d’expression se transforme en inversion pure et simple.
Autre attaque, plus subtile, mais non moins
dangereuse, celle venue d’un collectif de
sociologues, de journalistes et de militants associatifs, procédant
aussi au retournement de la liberté d’expression au profit de la défense d’une
vision uniforme sinon radicale de l’islam:
«Il est une liberté d’expression qui est bel et bien
menacée, et même plus d’une: celle, pour commencer, des femmes qui voudraient
s’habiller comme bon leur semble, sans qu’un Etat national-laïque leur impose
par la loi un dress-code de bonne musulmane cheveux aux vents; celle de ces
mêmes femmes lorsqu’elles voudraient faire entendre leur ras-le-bol des
regards, injures et discriminations qu’elles subissent quotidiennement au motif
qu’elles portent un foulard; celle des sans-papiers qui aimeraient avoir la
parole et informer le public sur la réalité de leurs conditions de vie; celle
des SDF, des chômeurs, des précaires, qui sont les perpétuels recalés de
l’espace public officiel –cet espace de "libre expression" qu’il
s’agirait aujourd’hui de défendre, main dans la main avec Charb, Luz, Riss et
leurs supporteurs Claude Guéant, Ivan Rioufol et Marine Le Pen.»
Tout était bon pour dénoncer Charlie Hebdo et la
liberté d’expression
Tout y est. Depuis la défense tous azimuts de
plusieurs causes sans liens (liberté des femmes de se vêtir comme elles
l’entendent, des SDF, chômeurs et précaires, des sans-papiers, des musulmanes
voilées…) jusqu’à l’amalgame entre les dessinateurs de Charlie Hebdo, la presse
conservatrice, la droite sarkozyste et, bien sûr, Marine Le Pen. Ici, ce qui
frappe, c’est l’usage de l’amagalme comme méthode de discrédit. L’amalgame que
les auteurs du texte dénoncent comme méthode inique lorsqu’il est fait entre
djihadistes et musulmans. On remarquera aussi, en passant, la désignation d’un «Etat
national-laïque», explicitement faite pour rappeler le national-socialisme.
Le glissement de sens, l’amalgame pour culpabiliser, la confusion des ordres…
tout est bon alors pour dénoncer Charlie Hebdo et la liberté d’expression.
Les auteurs de ce texte, publié trois jours seulement
après l’incendie criminel qui a détruit les locaux du journal début novembre
2011, vont même jusqu’à considérer «qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur
les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en
charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante
assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes
décuplées, comme cela s’était produit à l’occasion de la première "affaire
des caricatures" –bref: que ce fameux cocktail molotov risque plutôt de
relancer pour un tour un hebdomadaire qui, ces derniers mois, s’enlisait en
silence dans la mévente et les difficultés financières».
De tels propos ont contribué à créer un climat, une
ambiance, depuis quelques années, sous la forme d’un chantage à
«l’islamophobie», contre tous ceux qui entendent défendre aussi bien la liberté
de se moquer de la religion que, plus largement, la laïcité. Une liberté que
les victimes de ces derniers jours ont payé de leur vie et que le peuple est
descendu défendre dans la rue le 11 janvier.
On pouvait toutefois penser que l’horreur de ce que
l’on vient de vivre mettrait fin, sinon à de tels discours, du moins à
l’impunité médiatique dont bénéficient ceux qui les tiennent. Ce n’est pas le
cas. Les mêmes apprentis-sorciers du radicalisme religieux ont en effet repris
quasi-immédiatement leur travail de sape et leur discours de perversion de la liberté d’expression
au profit de leur douteux combat ou de leur petite entreprise identitaire.
Après avoir condamné, pour la forme, les terroristes
et évacué en vitesse les condoléances d’usage aux familles des victimes, les
voilà qui s’empressent de dénoncer pêle-mêle comme responsables de ce qui vient
d’arriver «l’islamophobie» ou la «lepénisation de l'islam qui le rend dangereux»,
quand ils ne mettent pas carrément en accusation «l’Etat» ou «la
France».
Ne plus rien laisser passer
Outre que l’on a visiblement affaire ici à d’éminents
spécialistes de l’islam, capables de nous dire, sans trembler, ce qu’est un bon
ou un mauvais musulman, et quelle est la bonne manière de croire ou non, on ne
les entend pas ou si peu sur le djihadisme lui-même, et encore moins sur
l’ampleur des enjeux réels que soulève le drame que l’on vient de vivre,
notamment sur les liens entre les terroristes français et les mouvements dont
ils se réclament au Proche-Orient ou en Afrique.
Les vendeurs de troubles n’hésitent pas à utiliser les morts de ces derniers jours au profit
de leur petite entreprise.
À écouter ces marchands de discorde, l’équipe de
Charlie Hebdo, les policiers et les clients du supermarché cacher de la Porte
de Vincennes n’ont pas été assassinés parce qu’ils dessinaient des caricatures
de Mahomet, parce qu’ils faisaient leur travail de protection des citoyens ou
parce qu’ils étaient juifs, mais parce que des politiques sociales insuffisantes
et un climat d’islamophobie généralisé en France ont entraîné de malheureux
jeunes gens dans une radicalisation sinon justifiable du moins compréhensible.
Une fois mesuré le caractère indécent, odieux et
irresponsable de tels propos, aussi bien pour la France et les Français que
pour les millions de musulmans qui souffrent, dans de nombreux pays, de la
terreur djihadiste, la question se pose de savoir quelle peut être l’attitude à
avoir vis-à-vis de ceux qui les tiennent. Il s’agit là d’une importante leçon,
collective, à tirer de ce que l’on vient de vivre.
Ces vendeurs de troubles devraient en effet,
normalement, trouver moins d’écho, auprès des responsables politiques, des
militants et sympathisants de gauche, après ce qui vient de se passer. Ils
devraient en particulier avoir du mal à convaincre qui que ce soit que c’est en
exaltant les différences culturelles, en insistant sur ce qui sépare les
individus et les groupes au nom de leurs identités, que l’on peut lutter aussi
bien contre les discriminations que contre le terrorisme djihadiste.
La vigilance reste néanmoins nécessaire: on a vu
combien ils n’hésitaient pas à utiliser les morts de ces derniers jours au
profit de leur petite entreprise, combien ils n’hésitaient pas à dresser à
nouveau les Français les uns contre les autres, combien ils n’hésitaient pas à
manipuler les mots. Cette vigilance sera le rôle de tous les républicains, des
défenseurs de la laïcité et de l’égalité entre citoyens, des convaincus du
caractère inaliénable de la liberté d’expression et du pluralisme, des
adversaires résolus des dérives identitaires, qu’elles viennent d’un côté ou de
l’autre du spectre politique. Ce sera le rôle du peuple qui s’est vite remis
debout après le coup qui lui a été porté, un peuple qui n’acceptera pas d’en
prendre un autre.
Laurent Bouvet
Slate.fr, 16 janvier 2015