Obsèques du dessinateur Tignous, le 15 janvier 2015
À l'avenir, il faudra notamment nommer les choses
clairement dans le débat public –ce qui n'a pas été le cas ces dernières
années, notamment à gauche.
En quelques jours, nous avons perdu sinon notre
innocence, du moins le peu de légèreté qui nous restait. Nous savions certes de
longue date que le terrorisme islamiste n’était pas uniquement un phénomène
lointain et étranger. Nous savions qu’il était déjà plus qu’une menace,
une réalité, et qu’il se tenait sur le pas de notre porte. Mohammed Merah avait donné, à Montauban et à Toulouse, en mars
2012, plus de quinze ans après la vague d'attentats du GIA, le premier signal
du déchaînement d'une terreur djihadiste d'un type nouveau sur le territoire
national.
Nous nous en étions émus, mais pas plus que ça. Sans
doute parce que seuls des musulmans et des juifs –on mesure le caractère
terrible de ce constat– étaient morts cette fois-là et que nombre de nos
concitoyens avaient vu cet épisode comme le simple prolongement de conflits
extérieurs. La mobilisation relative que ces actes ont suscité, finalement vite
oubliée dans le confort de l’élimination rapide d’un «loup solitaire», était
terriblement injuste, et même, disons-le, indécente au regard de la mort de nos
compatriotes, dont certains n’étaient que des enfants.
Cette fois, il en va tout autrement. La tuerie au siège de Charlie Hebdo, la mort de
policiers dans l’exercice de leurs fonctions et d’otages, simplement parce
qu’ils étaient juifs, dans le supermarché cacher de la Porte de Vincennes, ont
entraîné une prise de conscience nationale, massive, quasi-unanime. Le pays est
ainsi entré, ces derniers jours, de plain-pied dans la tragédie du temps.
Inconscience et insouciance ne sont plus de mise.
L’immense foule des manifestations du week-end,
ce peuple descendu en masse dans la rue, montre, si besoin en était, l’ampleur
de cette prise de conscience en même temps que la profondeur du choc ressenti.
Bien sûr, chacun est allé marcher avec ses raisons et certains avec des
arrière-pensées, notamment parmi les chefs d’Etat et de gouvernement présents,
mais nous l’avons tous fait pour saluer la mémoire des victimes aussi bien que
pour dire aux terroristes qu’ils ne nous font pas peur.
Cette tragédie et la mobilisation qui l’a suivie nous
font aujourd’hui obligation. Nous vivons un moment-clef qui commande que l’on
soit à la hauteur. A chacun de participer et de contribuer à «l’après» pour que
ce qui a conduit au pire ne se reproduise pas. Notre contribution se limitera,
ici, à des remarques à propos d’enjeux qui peuvent paraître secondaires au
regard du drame que l’on vient de vivre mais qui ne sauraient être négligés,
sans doute parce qu’ils l’ont trop été par le passé –tout particulièrement à
gauche.
«Mal nommer les choses, c’est
ajouter au malheur du monde»
«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du
monde», écrivait
Albert Camus. La violence qui s’est déchaînée pendant trois jours est d’abord
et avant tout le fait de terroristes: personne ne contestera cette désignation.
Des terroristes qui se réclament de l’islam puisqu’ils prétendent agir en son
nom pour «venger le prophète» caricaturé dans Charlie Hebdo, pour faire payer
la France pour sa politique d’intervention contre l’Etat islamique au
Proche-Orient et les juifs pour la politique d’Israël à l’égard des
Palestiniens. Ces terroristes sont donc des djihadistes, c’est-à-dire des
islamistes radicalisés qui ont décidé de passer à l’acte en usant de la
violence.
Ceci entraîne plusieurs conséquences pratiques au
regard du débat public français et de la manière dont on peut y intervenir, en respectant le principe élémentaire de laïcité notamment.
D’abord, qu’il est faux et même contreproductif
politiquement d’affirmer, comme le font certains, qu’il n’y a pas de lien entre
djihad et islam, que toute radicalisation violente couperait immédiatement
celui qui l’accomplit de la vérité de la croyance ou de la pratique religieuse.
Le risque et le danger de l’amalgame entre les auteurs de tels actes et les
musulmans viennent précisément de ce genre de dénégations. Le fait religieux
s’est toujours et de tout temps accompagné de formes radicalisées et, parmi
celles-ci, de violences, que ce soit à l’égard de coreligionnaires, à l’égard
des croyants d’autres religions ou des «infidèles».
Qu’il faille, justement parce qu’on dit les choses
telles qu’elles sont, être d’autant plus vigilant quant au risque d’amalgame et
au danger que cela fait courir aux musulmans, et à leurs lieux de culte notamment, est une
évidence. Les pouvoirs publics doivent impérativement protéger l’exercice de la
liberté de culte pour tous, et chacun doit rappeler dans le débat public que si
des terroristes se réclament ainsi de l’islam, cela ne concerne pas ses
fidèles.
C’est pourquoi, ensuite, il est tout à fait hors de
propos de demander aux musulmans, aux autorités comme aux fidèles, de dénoncer les actes commis au nom de leur religion.
C’est pratiquer précisément un amalgame insupportable, qu’il faut dénoncer
vigoureusement. De la même manière, symétriquement, qu’il est tout aussi
incohérent et irresponsable de demander de manifester, par exemple, pour
soutenir la «communauté musulmane» après de tels actes.
Les deux manières de pratiquer l’amalgame renvoient à
une forme de paternalisme, pour ne pas dire de colonialisme
Ces deux manières de pratiquer l’amalgame, qu’on
trouve à droite et à gauche politiquement, renvoient en effet à une forme de
paternalisme –pour ne pas dire de colonialisme– qui considère les musulmans à
la fois comme un bloc uni par une foi uniforme parce que commune et comme des
gens irresponsables, incapables de savoir ce qu’ils ont à faire et comment ils
doivent le faire.
Il semble donc indispensable, enfin, de se garder
d’entrer dans les débats internes à la religion musulmane et dans les subtilités
d’interprétation qu’elle induit. Nul, de l’extérieur, ne peut en effet, dans
l’espace de la citoyenneté et du débat public, se permettre de dire ce qu’est
un «bon musulman» ou quelle est la bonne pratique de l’islam. Les terroristes
se mettent hors la loi en raison des actes qu’ils commettent, non des
justifications qu’ils invoquent. Ce qui n’empêche pas, bien évidemment, de
combattre politiquement, culturellement et idéologiquement le lien que certains
voudraient voir établi dans l’espace démocratique entre religion et politique.
L’enjeu n’est pas de porter un jugement sur l'islam ou sur la contradiction des
sourates du coran mais l’ordre public, la liberté de chacun, croyant ou non, et
le fameux «vivre ensemble».
Le lien entre la lutte, ici et partout dans le monde,
contre le terrorisme islamiste, et le combat dans l’espace public contre les
conséquences des dérives religieuses, notamment par la pédagogie et
l’argumentation, est aujourd’hui établi, mais la distinction des ordres et le
repérage précis des causalités et des responsabilités restent indispensables
dans une démocratie laïque appuyée sur le droit.
Laurent Bouvet,
Slate.fr, 16 janvier 2015