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08 juin 2008

« La nécessité d’une culture de compromis » : un brillant article d’un penseur égyptien

Le professeur Tarek Heggy
Introduction :
Le professeur égyptien Tarek Heggy est une figure de proue du courant "libéral" dans le Monde arabe. De formation pluridisciplinaire, à la fois homme d’affaires et penseur, d’une incroyable curiosité (il s’intéresse à la fois à l’économie, à l’histoire et à la politique), il a publié une vingtaine d’ouvrages en arabe, en anglais et un livre en français, "l’inéluctable transformation". Membre du conseil du prestigieux institut de réflexion américain "Rand Organization", président ou membre de conseils d’administrations de plusieurs compagnies pétrolières multinationales, conférencier dans les universités les plus brillantes du Monde - du King’s College de Londres aux Universités de Berkeley et Oxford -, il incarne une expérience unique, que les "belles âmes" françaises donneuses de leçons doivent absolument détester : la conscience du "principe de réalité", l’appréhension du monde en termes d’abord sociétaux, culturels et économiques. Sa réflexion critique sur les blocages dans les états du Moyen Orient, son éloge de la pensée anglo-saxonne, pragmatique et réformiste, son soutien à une solution de compromis dans le conflit israélo-palestinien, tout cela risque certainement de hérisser nos élites verbeuses de droite ou de gauche tellement crispées sur "le modèle français que tout le monde nous envie", tellement hostiles à toute évolution dans le monde arabe ... et si promptes à traiter de "nouveaux réacs" tous ceux qui n’entrent pas le moule de "la pensée unique" ! Vous ne risquez pas de voir le professeur Heggy sur vos écrans de télévision ; c’est pourquoi je suis très heureux, avec son autorisation dont je le remercie vivement, de reproduire intégralement un de ses articles en langue française. Je vous invite aussi à découvrir son site Internet : cliquer ici .
J.C

La nécessité d'une culture de compromis
Il y a quelques années, j’ai découvert qu’il n’existait pas en arabe d’équivalent au terme "compromis", ni en arabe classique, ni en arabe familier, de sorte qu’on le traduit par un mot composé, qui signifie littéralement : "solution intermédiaire". J’ai passé en revue tous les dictionnaires, anciens et modernes, tous les lexiques que j’ai pu trouver, cherchant vainement un mot arabe correspondant à ce terme courant qui existe, avec une orthographe ressemblante, dans toutes les langues européennes, qu’elles soient d’origine germanique, hellénique ou slave. Il en est de même d’une série d’autres termes, dont "intégrité", largement utilisé dans le discours européen et nord-américain ces dernières décennies et qui n’a aucun équivalent en arabe. Etant donné qu’une langue n’est pas uniquement un instrument de communication mais aussi le réceptacle de l’héritage culturel d’une société, reflétant la façon de penser et d’appréhender le monde de celle-ci, ainsi que les tendances culturelles qui l’ont forgée, je me suis dit que nous étions là en présence d’un phénomène prêtant à conséquence d’un point de vue culturel, et donc politique, économique et social. 
Pendant une vingtaine d’années, j’ai travaillé en proche collaboration avec des personnes de près de cinquante nationalités différentes, dans une société mondiale qui demeure, avec une longue histoire la ramenant au 19ème siècle, l’une des cinq plus grandes sociétés au monde. Ce que j’ai remarqué au fil des ans est que les personnes issues d’un milieu européen occidental emploient le terme "compromis" plus souvent que les personnes de culture orientale. Vu que je m’intéresse de près aux différentes cultures, surtout quand il s’agit de comparer l’esprit arabe à l’esprit latin et anglo-saxon, je n’ai pu m’empêcher de relever que tout comme ceux qui ont une structure mentale arabe emploient le terme "compromis" moins souvent que leurs homologues latins, de même les "Latins" y ont moins souvent recours que les esprits anglo-saxons. L’explication est simple : si une façon de penser se fonde sur une série de principes philosophiques et religieux, il est normal que les personnes de culture arabe aient moins tendance à utiliser ce terme que celles dont l’esprit à été conditionné par un contexte latin, au contenu philosophique certes vaste, mais à la dimension religieuse moins importante que dans une structure mentale arabe. Il est également normal que les sociétés latines utilisent le terme "compromis" moins souvent que les sociétés de formation anglo-saxonne. La façon de penser anglo-saxonne, qui en est venue à dominer le monde d’une façon sans précédent dans l’histoire de l’humanité, se fonde sur une série de régulations globalement différentes. 
L’une des personnalités marquantes du courant réformiste du 19ème siècle, le philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832), considérait que tous les systèmes, lois, institutions et idées devaient se fonder sur le principe de l’utilité ("utilitarism"). Les Etats-Unis ont, quant à eux, engendré deux philosophes de renom, William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952), dont l’oeuvre reflète les idées de Bentham (avec quelques modifications dues au changement d’époque et à l’influence d’événements intervenus depuis) tout en se réclamant du pragmatisme. La notion de pragmatisme a débordé du monde anglo-saxon pour s’étendre à des sociétés aux traditions culturelles différentes. En Asie, par exemple, des Chinois, des Japonais et des Indiens ont réussi, tout en protégeant jalousement leur spécificité culturelle, à assimiler la signification du terme anglais "compromis" avant [même] de savoir l’épeler, tâchant dans toutes leurs affaires de trouver des solutions basées sur le compromis. Les pays latins eux-mêmes ont adopté cette notion avant de l’intégrer à leur lexique politique, comme peut le constater toute personne qui suit le discours politique des pays latins. Il est courant, aujourd’hui, d’assister sur des chaînes satellite françaises au discours en anglais de grands économistes - ce qui aurait été impensable il y a seulement trente ans - et de les entendre présenter des idées fondées sur la notion de compromis.

Dans notre région du monde, un grand nombre de personnes, même instruites, associent le mot "compromis" à d’autres termes négatifs comme "soumission", "retraite", "capitulation", "faiblesse" et "défaite". Ces connotations n’existent pas dans la bouche d’un occidental qui parle de "compromis", car quelle que soit sa formation, qu’il ait étudié les sciences exactes, les sciences humaines ou les arts libéraux, il sait bien que toutes les idées ne sont par essence que des compromis. Encore enfant, il apprend que la plupart des phénomènes naturels sont aussi des compromis. En outre, la culture des nations marchandes (dont la Grande-Bretagne est sans doute l’exemple le plus remarquable de l’histoire de l’humanité) a étendu la notion de compromis à tous les sphères : intellectuelle, politique, économique, culturelle et sociale, ainsi que dans les affaires humaines. Ainsi, alors que nos dictons populaires donnent une mauvaise image de la notion de compromis, des centaines de dictons populaires en Grande-Bretagne font exactement le contraire.
Bien que les Ecritures musulmanes soient tout à fait compatibles avec une culture de compromis, l’histoire musulmane (et surtout son chapitre arabe) s’est déroulée dans un esprit contraire à cette notion. Notre histoire récente est faite en grande partie de pertes qui auraient pu être évitées si nous n’avions continuellement rejeté la notion de compromis comme apparentée à celle de soumission, retraite, rémission, capitulation et même, à en croire certains de nos orateurs les plus enflammés, à la notion d’asservissement à la volonté d’autrui.

Cette mentalité du "tout ou rien" est auto-destructrice. Tout débat ou conflit est, par définition et à des niveaux de pouvoir variables, une lutte entre des personnes ou des nations aux opinions divergentes. Il s’ensuit qu’il est impossible de réconcilier ces différences sans compromis, parce que cela entraînerait l’assujettissement de la volonté, des intérêts et de la puissance de l’une des parties à l’autre partie. Une telle approche de la résolution des conflits est condamnée à l’échec en ce qu’elle est contraire aux lois scientifiques, naturelles, aux lois de la vie elle-même. Certains grands intellectuels égyptiens, comme le Dr Milad Hanna, qui n’a cessé d’expliquer sa théorie sur la nécessité d’accepter l’autre, et le Dr Murad Wahba, qui s’étend dans son oeuvre sur le fait que nul ne peut prétendre à la vérité absolue, contribuent grandement et noblement à insuffler les règles de la culture du compromis à notre société.

Je ne prétends pas être le premier auteur égyptien à m’intéresser au sujet. Au milieu des années cinquante, Tewfik El-Hakim, aujourd’hui disparu, l’aborde dans son ouvrage Al-Taaduleya ("Equivalence"). Il vivait toutefois à une époque fort différente de la nôtre, ce que révèle son oeuvre, et d’autre part - je regrette d’avoir à faire cette remarque en raison de l’authentique estime que je porte à son génie -, son analyse n’est pas suffisamment profonde. Peut-être existait-il alors en Egypte une culture contraignante, l’ayant empêché de fouiller le sujet comme il aurait aimé le faire, sans même parler du fait que le terme "équivalence" a une signification et des connotations très différentes de celui de "compromis".

Je pense que la propagation d’une culture religieuse basée sur la stricte orthodoxie ou l’interprétation littérale des Ecritures est l’une des raisons de l’échec de l’intégration du concept de compromis par notre culture. Si nous devions nous entretenir avec Ibn Rushd ou à Al-Gaheth (figure littérature mutazilite marquante), il nous serait facile de leur expliquer, et à eux de comprendre, que toute pensée, toute transaction doit se caractériser par un esprit de compromis, avec tout ce que cela implique. Il ne serait pas aussi simple de convaincre les partisans de l’orthodoxie, des fondamentalistes comme Ahmed Ben Hambal, Ibn Taymeya, Ibn Qiyam Al-Juzeya, Mohamed Ben Abdel Wahab ou leurs nombreux homologues contemporains, qui prêchent l’adhérence à la lettre plutôt qu’à l’esprit de la religion et ferment ainsi la porte au nez de la rationalité. Tenter d’expliquer la notion de compromis aux membres de cette école serait aussi vain que l’a été la défense vigoureuse de la primauté de la raison par Ibn Rushd il y a huit siècles. Ce serait encore plus inutile vu qu’Ibn Rushd, s’il a été vaincu par les fondamentalistes de la civilisation arabo-islamique, a [au moins] vu ses idées influencer la culture chrétienne. Il ne fait aucun doute que les idées de ce grand philosophe musulman ont eu un impact supérieur à celles de saint Thomas d’Aquin au 13ème siècle, grâce à ses nombreux disciples de l’université de Paris et aux "Averroïstes latins". Peut-être l’histoire reconnaîtra-t-elle un jour qu’un musulman arabe se trouvait derrière la victoire de la raison sur le dogme à une époque ou la culture dominante en Europe était défavorable à l’esprit d’initiative intellectuelle et à la liberté de pensée. Si la bataille pour les coeurs et les esprits en Europe avait été remportée par le camp adverse, l’Europe serait aujourd’hui aussi développée et éclairée que l’Afrique.
Une bataille du même type se joue actuellement dans notre pays, bataille dont l’issue est incertaine. Si nous voulons que la raison l’emporte sur la pensée obscurantiste, nous devons intervenir immédiatement. Pour commencer, il faudrait que se rassemblent des intellectuels dont la formation soit une synthèse de culture arabe, musulmane et autre, dans le but de créer une charte susceptible d’insuffler la logique du compromis aux esprits des jeunes Egyptiens, à travers leur programme scolaire, et en présentant le compromis comme le plus solide produit issu de la nature, la vie, la marche de la civilisation et des cultures. Parallèlement, refuser à tout prix de tenir compte des mérites de l’opinion d’autrui et exiger qu’il accède à toutes ses demandes est contraire à la logique des sciences, de la nature, de l’humanité, de la culture et de la civilisation.
N’ayant pu trouver le moindre équivalent arabe au terme "compromis", j’ai, à contre coeur, eu recours à deux procédés dans cet article : l’un fut d’écrire "compromis" en caractères latins [en référence à la version arabe] tout au long de l’article, le deuxième d’utiliser la traduction habituelle du terme, la lourde expression de "solution intermédiaire", dans le titre [en référence à la version arabe]. Mais en vertu de ma foi profonde dans le compromis et dans le dicton qui dit que "qui ne peut tout obtenir ne renonce pas à tout", j’ai toutefois décidé de rédiger cet article. 
Tarek Heggy