photo tirée du site www.aaha.ch/
Introduction :
Après un mois et demi très riche consacré à ce grand pays, il nous fallait terminer en beauté ... et nous quitterons l’Égypte, non pas en passant par Le Caire, évoqué au début, mais par Alexandrie, la légendaire cité bâtie face à la mer ! Nous le ferons à nouveau grâce à la plume remarquable de mon amie Isabelle-Yaël Rose, qui a écrit ce petit bijou consacré à la célèbre bibliothèque de la ville : celle de l'Antiquité, disparue dans un mystérieux incendie qu'elle nous relate comme dans une enquête policière ; et la nouvelle, bâtie il y a quelques années par l’Égypte moderne (voir photo), qu'elle a visitée. Régulièrement effacés dans la mémoire de l'Orient méditerranéen, les Juifs ont tenu une place remarquable dans la cité bâtie par Alexandre le grand, et l'auteur de l'article le rappelle ici. Un dernier mot avant de vous laisser déguster cette évocation : la photo ci-dessus est tirée d'un site d'originaires d'Alexandrie dont je vous donne l'adresse, à visiter en particulier pour sa très riche collection de photos de la ville. Bonne lecture !
J.C
Un citoyen romain - on ne nous dit pas pour quelle raison - avait tué un chat dont le cadavre gisait dans une rue d’Alexandrie. Les habitants de la ville, furieux, se rassemblèrent pour venger sa mort. Il faut dire que le Romain avait mal choisi son moment : une délégation avait fait le déplacement depuis Rome pour engager des discussions avec Ptolémée et enfin reconnaître officiellement sa souveraineté. Ptolémée, qui voulait éviter tout incident diplomatique, envoya des gardes calmer la foule. Mais celle-ci, hors d’elle même, se saisit du Romain qui fut massacré. L’incident est raconté par Diodore, un Grec. Qui semble enchanté par les croyances et les manières excentriques d’Alexandrie et de ses habitants.
Si les Alexandrins d’aujourd’hui ne mettraient sûrement pas à mort un imprudent tueur de chat, ils cultivent pourtant des relations de bonne entente avec cette race : on les voit partout, se dandiner avec grâce et culot, comme en souvenir de ces temps immémoriaux où les chats étaient les maîtres de la ville et du port. Qu’ils attendent patiemment assis près des pêcheurs à la ligne qui leur lancent un regard complice de temps en temps, qu’ils se baladent mouillés par l’écume des vagues sur la longue digue qui longe le fort Cat-bay (construit par le sultan mamelouk Qaytbay), qu’ils dorment à l’ombre d’une barque déposée sur le sable qui les protège du soleil et du vent, qu’ils lorgnent avec un dédain affecté sur les sardines que les marins font griller - les chats ont gardé la possession de tous les lieux qu’ils partagent de bonne grâce, semble-t-il, avec l’humanité. Des petits particulièrement insolents se postent même à la fenêtre des cabanes des policiers obligeant les forces de l’ordre, à renfort de cris comme si quelqu’un essayait de les assassiner, de sacrifier les meilleurs tranches de leur kebab pour avoir la paix. Et les forces de l’ordre, prudentes et rusées, nourrissent les rejetons de divinités dès fois que leurs hurlements alertent la foule comme aux temps de Diodore le Grec.
Alexandrie est la ville des chats. Pas seulement parce qu’elle est un port tourné vers la pêche. Alexandrie est la ville des chats probablement à cause d’une très vieille histoire de bibliothèque. Or, les chats aiment les livres et les papiers. Ils sont aussi les compagnons préférés de ceux qui sont occupés à écrire, copier, ou penser.
La fondation de la bibliothèque d’Alexandrie est sans aucun doute le plus grand projet culturel de toute l’Antiquité. D’une Antiquité dominée par la culture et la langue grecques qui s’étaient déployées dans toute la Méditerranée pour lui donner une unité. Alexandrie avait été fondée par Alexandre le Grand en route pour ses conquêtes. A sa mort, ses généraux se partagèrent son empire constitué, grâce à son unité culturelle et linguistique, en monde. Les Ptolémées prirent possession de l’Égypte, s’installant à Alexandrie, tandis que les Séleucides se déployèrent en Anatolie et en Syrie. C’est ainsi que Jérusalem se retrouva à la charnière entre deux royaumes qui se disputeraient sa possession.
La bibliothèque fut l’idée d’un Grec, Démétrios de Phalère, élève d’Aristote. C’est à son initiative que Ptolémée se lança dans la grande aventure de la bibliothèque qui devait rassembler non seulement tous les textes du monde grec, mais tous les textes du monde qui seraient traduits en grec. Entreprise géante. Sans précédent : rassembler dans un même lieu tous les savoirs de tous les peuples et de tous les temps dans une même langue. Pour oser une telle entreprise, il fallait être un héritier d’Alexandre le Grand : ce que le grand homme n’avait pu réaliser politiquement et militairement, Ptolémée se proposait de le réaliser culturellement. Mais la culture n’est-elle pas la politique poursuivie autrement ? C’est ainsi que des messagers furent envoyés de par le monde, collecter les précieux documents, tandis que tous les livres - en fait, les rouleaux de papyrus où les textes écrits sur des peaux - étaient saisis dans tous les bateaux transitant par le port. Ils étaient copiés, et la copie était remise à son propriétaire tandis que l’original rejoignait la collection. Elle comptait déjà des milliers de rouleaux. En effet, les sources antiques ne permettent pas de déterminer le chiffre avec précision.
Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Diogène Laërce, Pythagore, Platon, pour ne citer que les plus célèbres. Et surtout, Aristote dont la pensée serait capitale dans la constitution de ce qui deviendrait le monde moderne. Quoique l’histoire des manuscrits d’Aristote - leur opaque destinée - donne matière à penser : leur héritier, Nélée, refusa de les transmettre aux envoyés de la bibliothèque. Ils furent vendus à sa mort, où on les retrouva une dernière fois à Rome, avant de disparaître. La bibliothèque, où vivaient des savants et des copistes, centralisait tout le savoir du monde grec. Strabon, Pline, Aristarque, Diodore de Sicile, Euclide, vinrent y étudier. Sa renommée lui attira les jalousies de Pergame et bientôt de Rome. Il n’empêche : c’est sur son modèle que seraient construites toutes les autres bibliothèques du monde antique.
Mais Démétrios avait une autre idée en tête. Influencé par Aristée, sans doute un Juif « caché », il voulait aussi les textes et les lois des Juifs pour sa bibliothèque. Alexandrie comptait une forte présence juive que la tradition historique fait remonter jusqu’à Alexandre : c’est lui qui leur aurait consacré un quartier dans la ville qui porterait son nom. Démétrios réclama donc de Ptolémée son intervention pour faire venir des savants de Jérusalem qui traduiraient les textes hébreux en grec : les Juifs - les savants juifs - avaient une sérieuse réputation. Diodore, qui les connaissait par les récits d’Hérodote et d’Hécatée, ne cachait pas son admiration.
A cette époque, Jérusalem était placée sous la domination des Ptolémées. Le Grand Prêtre Eléazar, malgré la réticence des rabbins à traduire en grec les textes sacrés, accueillit donc la demande de bon gré. Il faut dire qu’elle était assortie de la promesse d’affranchir les Juifs d’Alexandrie et de leur confier des places importantes dans l’administration et tous les lieux où ils pourraient exercer leurs talents et leur influence. 72 sages - 6 par tribu - partirent donc pour Alexandrie où ils furent accueillis par Ptolémée qui les harcela de questions pendant toute une semaine : le roi d’Égypte se montra curieux des Juifs. Curieux, peut-être piqué, par cette culture et ce savoir si étrangers - quoique pas tout à fait - au monde grec. Hébergés sur l’île de Pharos, les savants traduisirent la Torah, qu’ils ouvrirent ainsi au monde grec. Peut-être ne le savaient-ils pas au moment où ils traduisaient. Peut-être le savaient-ils et le craignaient-ils : c’est par les Septante que la Bible serait connue du monde païen bientôt conquis par le Christianisme qui ferait le choix du grec et du latin contre l’hébreu et la tradition rabbinique. La rencontre - et le choc, dont les ondes continuent de se répercuter - serait décisive. La traduction de la Torah en grec est peut-être à l’origine de la confrontation entre Rome et Jérusalem qui conduirait à la rupture entre le monde gréco-romain et le monde sémitique, l’Ouest et l’Est. Les Septante sont en tous les cas un très grand tournant pour l’humanité.
Il ne reste rien de la bibliothèque. Ses milliers de documents ont disparu. Ceux qui nous ont été légués ont trouvé un autre chemin pour exister - mais d’autres ont été perdus à tout jamais, vivant désormais dans notre seul imaginaire qui n’a certainement pas fini de fantasmer sur le projet et le contenu de la merveilleuse bibliothèque. Trois hypothèses, chacune très limitée, courent, comme une rumeur, sur la fin de la bibliothèque : l’incendie provoqué par César, lequel n’a pourtant pas pris pour cible le palais royal où étaient conservés les textes mais la zone portuaire, éloignée de la bibliothèque, où ont en effet été incendiés des entrepôts contenant des textes dont rien n’indique cependant qu’ils aient été la bibliothèque - et même le contraire ; la destruction des lieux païens par les Chrétiens au IVè siècle, qui ont effectivement incendié la bibliothèque du temple de Sérapis mais elle n’était pas la grande bibliothèque qui n’était déjà plus mentionnée dans les écrits; un édit du caliphe Omar qui aurait ordonné à son général Amr Ibn Al-As de brûler la bibliothèque. Outre le fait que telle n’était pas la politique ordinaire du calife, si on se rappelle qu’Amr Ibn Al-As avait tenté de nouer des relations avec les autorités politiques et religieuses de Byzance - vaincues militairement - et avec les autorités jacobites de Syrie[1], un tel édit semble non seulement contre-productif mais incohérent. Il semble donc que la fin de la bibliothèque restera parmi les énigmes de l’histoire destinées à rester sans réponse - ce qui semble naturel au pays des sphinx et des pharaons.
En 2002, le gouvernement égyptien, qui redécouvre progressivement son passé et son passé pré-islamique, a repris le grand projet qui lui a été légué par l’Antiquité: une bibliothèque qui rassemble les livres du monde entier a été inaugurée. La bibliothèque Alexandrina représente une entreprise non moins osée que la précédente à une époque où le livre cède la place aux ordinateurs et à la télévision. Pourtant, le défi à été relevé : dans une immense salle de lecture vitrée tournée vers la mer, répartie sur sept étages, la jeunesse d’Alexandrie se penche sur des livres écrits en arabe, en français, en espagnol, en allemand, en anglais. Les livres ont été offerts par des donateurs publics ou privés. Si le long mur en pierres d’Assouan qui flanque la bibliothèque, sur lequel sont inscrits tous les alphabets antiques, ne porte pas l’hébreu - en tous les cas, nous n’avons pas vu d’inscriptions en hébreu - les étagères proposent des ouvrages sur l’histoire et la religion juives, sur la Shoah et sur Israël. Alexandrina, et le concept généreux auquel elle correspond, méritent sans aucun doute l’attention de tous ceux qui aiment les livres, les histoires et les paroles, particulièrement cette année : le ministère de la Culture égyptien l’a dédiée à la ville d’Alexandrie. Les chats de la ville peuvent continuer de s’adonner à leurs activités culturelles en toute sérénité.
Isabelle -Yaël Rose,
Jerusalem
[1] Les églises jacobites sont monophysites et de langue syriaque. Elles étaient les rivales de Byzance dans la Mésopotamie et le Moyen-Orient. Un schisme eut lieu au concile de Chalcédoine en 450 : la dispute portait sur la nature de Jésus Christ, et opposa les partisans d’une « double nature » (nature humaine et nature divine, position de l’orthodoxie) à ceux qui défendaient une « nature double » (nature humaine et divine). Les derniers, nommés monophysites (une nature) furent excommuniés et persécutés par Byzance. Il semble que les Arabes furent bien accueillis par les monophysites, exaspérés par Byzance. Amr Ibn Al-As, en fin diplomate, noua des relations avec les autorités vaincues tout en ménageant les églises rivales. Notre hypothèse est que la rumeur selon laquelle les Musulmans auraient incendié la grande bibliothèque a probablement été propagée par Byzance pour affoler la population chrétienne. Si on rajoute à cela que Byzance était responsable de l’incendie de la bibliothèque du temple de Sérapis - identifiée à tort comme la grande bibliothèque d’Alexandrie - cela permettait également aux autorités byzantines de se « laver » de l’incendie qu’elles avaient initié en rejetant la responsabilité sur les Musulmans nouvellement arrivés.
Si les Alexandrins d’aujourd’hui ne mettraient sûrement pas à mort un imprudent tueur de chat, ils cultivent pourtant des relations de bonne entente avec cette race : on les voit partout, se dandiner avec grâce et culot, comme en souvenir de ces temps immémoriaux où les chats étaient les maîtres de la ville et du port. Qu’ils attendent patiemment assis près des pêcheurs à la ligne qui leur lancent un regard complice de temps en temps, qu’ils se baladent mouillés par l’écume des vagues sur la longue digue qui longe le fort Cat-bay (construit par le sultan mamelouk Qaytbay), qu’ils dorment à l’ombre d’une barque déposée sur le sable qui les protège du soleil et du vent, qu’ils lorgnent avec un dédain affecté sur les sardines que les marins font griller - les chats ont gardé la possession de tous les lieux qu’ils partagent de bonne grâce, semble-t-il, avec l’humanité. Des petits particulièrement insolents se postent même à la fenêtre des cabanes des policiers obligeant les forces de l’ordre, à renfort de cris comme si quelqu’un essayait de les assassiner, de sacrifier les meilleurs tranches de leur kebab pour avoir la paix. Et les forces de l’ordre, prudentes et rusées, nourrissent les rejetons de divinités dès fois que leurs hurlements alertent la foule comme aux temps de Diodore le Grec.
Alexandrie est la ville des chats. Pas seulement parce qu’elle est un port tourné vers la pêche. Alexandrie est la ville des chats probablement à cause d’une très vieille histoire de bibliothèque. Or, les chats aiment les livres et les papiers. Ils sont aussi les compagnons préférés de ceux qui sont occupés à écrire, copier, ou penser.
La fondation de la bibliothèque d’Alexandrie est sans aucun doute le plus grand projet culturel de toute l’Antiquité. D’une Antiquité dominée par la culture et la langue grecques qui s’étaient déployées dans toute la Méditerranée pour lui donner une unité. Alexandrie avait été fondée par Alexandre le Grand en route pour ses conquêtes. A sa mort, ses généraux se partagèrent son empire constitué, grâce à son unité culturelle et linguistique, en monde. Les Ptolémées prirent possession de l’Égypte, s’installant à Alexandrie, tandis que les Séleucides se déployèrent en Anatolie et en Syrie. C’est ainsi que Jérusalem se retrouva à la charnière entre deux royaumes qui se disputeraient sa possession.
La bibliothèque fut l’idée d’un Grec, Démétrios de Phalère, élève d’Aristote. C’est à son initiative que Ptolémée se lança dans la grande aventure de la bibliothèque qui devait rassembler non seulement tous les textes du monde grec, mais tous les textes du monde qui seraient traduits en grec. Entreprise géante. Sans précédent : rassembler dans un même lieu tous les savoirs de tous les peuples et de tous les temps dans une même langue. Pour oser une telle entreprise, il fallait être un héritier d’Alexandre le Grand : ce que le grand homme n’avait pu réaliser politiquement et militairement, Ptolémée se proposait de le réaliser culturellement. Mais la culture n’est-elle pas la politique poursuivie autrement ? C’est ainsi que des messagers furent envoyés de par le monde, collecter les précieux documents, tandis que tous les livres - en fait, les rouleaux de papyrus où les textes écrits sur des peaux - étaient saisis dans tous les bateaux transitant par le port. Ils étaient copiés, et la copie était remise à son propriétaire tandis que l’original rejoignait la collection. Elle comptait déjà des milliers de rouleaux. En effet, les sources antiques ne permettent pas de déterminer le chiffre avec précision.
Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Diogène Laërce, Pythagore, Platon, pour ne citer que les plus célèbres. Et surtout, Aristote dont la pensée serait capitale dans la constitution de ce qui deviendrait le monde moderne. Quoique l’histoire des manuscrits d’Aristote - leur opaque destinée - donne matière à penser : leur héritier, Nélée, refusa de les transmettre aux envoyés de la bibliothèque. Ils furent vendus à sa mort, où on les retrouva une dernière fois à Rome, avant de disparaître. La bibliothèque, où vivaient des savants et des copistes, centralisait tout le savoir du monde grec. Strabon, Pline, Aristarque, Diodore de Sicile, Euclide, vinrent y étudier. Sa renommée lui attira les jalousies de Pergame et bientôt de Rome. Il n’empêche : c’est sur son modèle que seraient construites toutes les autres bibliothèques du monde antique.
Mais Démétrios avait une autre idée en tête. Influencé par Aristée, sans doute un Juif « caché », il voulait aussi les textes et les lois des Juifs pour sa bibliothèque. Alexandrie comptait une forte présence juive que la tradition historique fait remonter jusqu’à Alexandre : c’est lui qui leur aurait consacré un quartier dans la ville qui porterait son nom. Démétrios réclama donc de Ptolémée son intervention pour faire venir des savants de Jérusalem qui traduiraient les textes hébreux en grec : les Juifs - les savants juifs - avaient une sérieuse réputation. Diodore, qui les connaissait par les récits d’Hérodote et d’Hécatée, ne cachait pas son admiration.
A cette époque, Jérusalem était placée sous la domination des Ptolémées. Le Grand Prêtre Eléazar, malgré la réticence des rabbins à traduire en grec les textes sacrés, accueillit donc la demande de bon gré. Il faut dire qu’elle était assortie de la promesse d’affranchir les Juifs d’Alexandrie et de leur confier des places importantes dans l’administration et tous les lieux où ils pourraient exercer leurs talents et leur influence. 72 sages - 6 par tribu - partirent donc pour Alexandrie où ils furent accueillis par Ptolémée qui les harcela de questions pendant toute une semaine : le roi d’Égypte se montra curieux des Juifs. Curieux, peut-être piqué, par cette culture et ce savoir si étrangers - quoique pas tout à fait - au monde grec. Hébergés sur l’île de Pharos, les savants traduisirent la Torah, qu’ils ouvrirent ainsi au monde grec. Peut-être ne le savaient-ils pas au moment où ils traduisaient. Peut-être le savaient-ils et le craignaient-ils : c’est par les Septante que la Bible serait connue du monde païen bientôt conquis par le Christianisme qui ferait le choix du grec et du latin contre l’hébreu et la tradition rabbinique. La rencontre - et le choc, dont les ondes continuent de se répercuter - serait décisive. La traduction de la Torah en grec est peut-être à l’origine de la confrontation entre Rome et Jérusalem qui conduirait à la rupture entre le monde gréco-romain et le monde sémitique, l’Ouest et l’Est. Les Septante sont en tous les cas un très grand tournant pour l’humanité.
Il ne reste rien de la bibliothèque. Ses milliers de documents ont disparu. Ceux qui nous ont été légués ont trouvé un autre chemin pour exister - mais d’autres ont été perdus à tout jamais, vivant désormais dans notre seul imaginaire qui n’a certainement pas fini de fantasmer sur le projet et le contenu de la merveilleuse bibliothèque. Trois hypothèses, chacune très limitée, courent, comme une rumeur, sur la fin de la bibliothèque : l’incendie provoqué par César, lequel n’a pourtant pas pris pour cible le palais royal où étaient conservés les textes mais la zone portuaire, éloignée de la bibliothèque, où ont en effet été incendiés des entrepôts contenant des textes dont rien n’indique cependant qu’ils aient été la bibliothèque - et même le contraire ; la destruction des lieux païens par les Chrétiens au IVè siècle, qui ont effectivement incendié la bibliothèque du temple de Sérapis mais elle n’était pas la grande bibliothèque qui n’était déjà plus mentionnée dans les écrits; un édit du caliphe Omar qui aurait ordonné à son général Amr Ibn Al-As de brûler la bibliothèque. Outre le fait que telle n’était pas la politique ordinaire du calife, si on se rappelle qu’Amr Ibn Al-As avait tenté de nouer des relations avec les autorités politiques et religieuses de Byzance - vaincues militairement - et avec les autorités jacobites de Syrie[1], un tel édit semble non seulement contre-productif mais incohérent. Il semble donc que la fin de la bibliothèque restera parmi les énigmes de l’histoire destinées à rester sans réponse - ce qui semble naturel au pays des sphinx et des pharaons.
En 2002, le gouvernement égyptien, qui redécouvre progressivement son passé et son passé pré-islamique, a repris le grand projet qui lui a été légué par l’Antiquité: une bibliothèque qui rassemble les livres du monde entier a été inaugurée. La bibliothèque Alexandrina représente une entreprise non moins osée que la précédente à une époque où le livre cède la place aux ordinateurs et à la télévision. Pourtant, le défi à été relevé : dans une immense salle de lecture vitrée tournée vers la mer, répartie sur sept étages, la jeunesse d’Alexandrie se penche sur des livres écrits en arabe, en français, en espagnol, en allemand, en anglais. Les livres ont été offerts par des donateurs publics ou privés. Si le long mur en pierres d’Assouan qui flanque la bibliothèque, sur lequel sont inscrits tous les alphabets antiques, ne porte pas l’hébreu - en tous les cas, nous n’avons pas vu d’inscriptions en hébreu - les étagères proposent des ouvrages sur l’histoire et la religion juives, sur la Shoah et sur Israël. Alexandrina, et le concept généreux auquel elle correspond, méritent sans aucun doute l’attention de tous ceux qui aiment les livres, les histoires et les paroles, particulièrement cette année : le ministère de la Culture égyptien l’a dédiée à la ville d’Alexandrie. Les chats de la ville peuvent continuer de s’adonner à leurs activités culturelles en toute sérénité.
Isabelle -Yaël Rose,
Jerusalem
[1] Les églises jacobites sont monophysites et de langue syriaque. Elles étaient les rivales de Byzance dans la Mésopotamie et le Moyen-Orient. Un schisme eut lieu au concile de Chalcédoine en 450 : la dispute portait sur la nature de Jésus Christ, et opposa les partisans d’une « double nature » (nature humaine et nature divine, position de l’orthodoxie) à ceux qui défendaient une « nature double » (nature humaine et divine). Les derniers, nommés monophysites (une nature) furent excommuniés et persécutés par Byzance. Il semble que les Arabes furent bien accueillis par les monophysites, exaspérés par Byzance. Amr Ibn Al-As, en fin diplomate, noua des relations avec les autorités vaincues tout en ménageant les églises rivales. Notre hypothèse est que la rumeur selon laquelle les Musulmans auraient incendié la grande bibliothèque a probablement été propagée par Byzance pour affoler la population chrétienne. Si on rajoute à cela que Byzance était responsable de l’incendie de la bibliothèque du temple de Sérapis - identifiée à tort comme la grande bibliothèque d’Alexandrie - cela permettait également aux autorités byzantines de se « laver » de l’incendie qu’elles avaient initié en rejetant la responsabilité sur les Musulmans nouvellement arrivés.