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18 juin 2008

Une histoire des Juifs de Tunisie : 2/6, une élite républicaine et moderniste

Bien que tolérés après la conquête de l’Afrique du Nord (1) les Juifs de Tunisie y étaient sous domination de l’islam. Ils n’eurent de cesse, dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, d’obtenir une amélioration de leur condition et de leur statut, grâce notamment à la France qui y instaura son protectorat en 1881. Les Juifs tunisiens ont pu obtenir une amélioration de leurs institutions, un changement de leur statut juridique et la facilitation des conditions de leur naturalisation.

La présence française entraîna une scolarisation massive des enfants de la communauté dans les écoles de l’Alliance Israélite Universelle et dans les écoles publiques de la République. Cette rapide mobilité sociale et cette francisation du mode de vie de ses membres avaient apporté une évolution remarquable dans le quotidien de cette communauté.

Si les juifs tunisiens manifestaient un certain respect pour l’administration du Protectorat c’est sans doute parce que leur condition juridique s'était améliorée : au lendemain de la Première Guerre mondiale, en effet, la communauté juive avait été dotée d'un conseil d'administration élu au suffrage universel avec représentation proportionnelle des " Livournais " et des " Tunisiens ", selon le décret beylical du 20 août 1921. Dans toutes les villes la population juive était en mesure de pourvoir à ses besoins en matière de culte et d'assistance. Le statut personnel des juifs de nationalité tunisienne était réglementé par le droit mosaïque et les tribunaux rabbiniques étaient les seuls compétents dans ce domaine. De plus, la population juive se trouvait représentée dans toutes les assemblées consultatives du pays : chambres économiques, « Conseils de Caïdats », « Grand Conseil ». Si elle ne constituait qu'une faible minorité de la population totale de Tunisie - moins de 2,5 % en 1936 - elle possédait néanmoins tous les droits d'une minorité. Cette période portera en germe tous les signes des mutations futures de cette communauté que la Deuxième Guerre Mondiale viendra perturber.

Les Juifs de Tunisie devaient beaucoup à la France qui leur a ouvert, pour la première fois, un accès à la culture universaliste et vers laquelle la moitié d’entre eux, relativement plus nombreux parmi les couches supérieures et intermédiaires, allaient émigrer après l’indépendance tunisienne. L’autre moitié, beaucoup plus populaire et donc moins francisée, choisissant de se fixer en Israël. La dynamique culturelle déciderait donc de leur destinée, que les avatars de la politique franco-tunisienne et le conflit israélo-arabe allaient précipiter.C’est d’ailleurs depuis le milieu du XIXe siècle, qui les Juifs de Tunisie penchèrent du côté de la France, en grande partie pour se soustraire à la domination des Musulmans auxquels ils avaient été assujettis depuis la conquête arabe de l’Afrique du Nord. Juifs et Chrétiens étaient considérés par le droit musulman comme des infidèles soumis à un statut particulier, celui de « dhimmi » (du terme « dhimma » qui signifie protection). A la fois tolérés et protégés - encore que les périodes de tolérance aient alterné avec les périodes de persécutions, moins sévères cependant que celles que connurent les Juifs d’Europe -, libres de pratiquer leur culte et de s’organiser collectivement de manière largement autonome, ils ne disposaient pas cependant des mêmes droits que les Musulmans. Les Juifs tunisiens étaient soumis à des impôts inégalitaires, à certains interdits : de posséder la terre, de porter les armes, etc., comme à une obligation vestimentaire qui pouvait les désigner à la vindicte populaire.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les juifs tunisiens faisaient toujours l'objet de mesures discriminatoires : la « chechia » qui leur servait de coiffe devait être de couleur noire à la différence de celle des musulmans, rouge. Les juifs d’origines italiennes, qui s'habillaient à l'européenne, portaient des chapeaux ronds comme les marchands chrétiens mais au début du XIXe un Bey leur imposa le port d'une calotte blanche. Les juifs étaient toujours astreints au paiement de la capitation. Ils devaient s'acquitter d'impositions supplémentaires chaque fois que le Trésor du Prince était en difficulté. De plus, ils étaient périodiquement requis d'accomplir des travaux d'utilité publique et se voyaient imposer des corvées. A la fin du XVIIIe siècle, Hammouda Bey alla jusqu´à leur dénier le droit d'acquérir et de posséder des propriétés immobilières. Si les Chrétiens établis dans la Régence étaient parvenus à échapper à cette condition en profitant des traités signés par les puissances européennes, les Juifs restèrent soumis à ce statut inférieur, au moins jusqu’à la promulgation du Pacte fondamental en 1857. Si l’Empire ottoman avait mieux traité ses Juifs que ne l’avait fait l’Ancien Régime, le statut de citoyen que les Révolutionnaires avaient accordé aux Juifs de France surclassait à l’évidence celui de sujet protégé du Bey. Les Juifs de Tunisie étaient des sujets de second degré sur les plans juridique, politique et institutionnel.

Malgré cela, les juifs tunisiens avaient une réelle capacité de gagner, par la scolarisation, une place parmi les élites du pays. La France offrait aussi à ces élites le moule de la culture républicaine, imprégnée des valeurs universalistes de la Révolution. L’idéologie de l’École de la République avait suscité dans la communauté juive un grand enthousiasme.

Paradoxalement les élites arabes, ayant étudié à l’école de la « Zitouna », étaient enfermées dans la culture arabo-musulmane. Celle-ci ne pouvait conduire l’intelligentsia tunisienne qu’à exalter le caractère sacré de l’islam dans son combat anti-moderniste. Pourtant la construction d’une identité nationale exigeait à l’époque, pour les étudiants musulmans, de négocier un compromis entre les valeurs traditionnelles d’une culture authentique et celles de la modernité associée à l’Occident, et véhiculées par la culture et la langue françaises (2).

Les membres de l’élite de la communauté juive, qui furent sensibles à l’idée de d’une nation juive, furent aussi ceux que toucha l’idéologie sioniste, laquelle pénétra dans la majorité des couches de la communauté juive de Tunisie. Entre les deux guerres, de nombreux mouvements de jeunesse juifs liés aux différentes composantes politiques du sionisme voyaient le jour. La culture universaliste, associée au Protectorat, convenait d’autant mieux aux juifs tunisiens qu’elle leur permettait d’éluder la question nationale tout en offrant une échappatoire de la domination musulmane.

Les élites juives n’avaient pas, comme les élites arabes, à construire et à proposer au pays une identité nationale tunisienne, mais plutôt à affirmer une identité communautaire en partenariat avec les différentes communautés présentes en Tunisie, et avec la garantie qu’apportait la France républicaine et laïque. Il leur suffisait de rejeter un carcan de traditions judéo-arabe et de préceptes religieux, pour adopter les valeurs de la culture française qui, avec l’école, avait seule permis leur promotion et l’acquisition d’un statut social valorisé. Ces élites juives, de par leur formation, pouvaient difficilement s’identifier aux masses arabes de Tunisie, au peuple, au nom duquel s’engagea et par lequel se justifia le combat contre la modernité Française. On peut ainsi comprendre que beaucoup d’entre elles adhérèrent aux idées d’un « socialisme colonial » prônant la fraternité des races, cherchant « dans la promotion intellectuelle assimilante une voie sociale et politique » (3), espérant une « unité future [qui] se fera [en Tunisie] par la fusion des divers éléments ethniques indigènes et européens dans le creuset de la civilisation suprême dont le socialisme porte en lui la promesse » (4).

L’engagement politique des élites intellectuelles juives est très révélateur durant le protectorat français. Il y eut par exemple une proportion importante de Juifs parmi les dirigeants communistes dès la formation du Parti communiste tunisien, dans les années 1930. Ils venaient notamment de « l’HaShomer ha-Tsaïr », mouvement de jeunesse marxisant sioniste que ces jeunes hommes d’origine bourgeoise quittèrent parce qu’ils sous-estimaient l’importance des questions nationales juive aussi bien qu’arabe, ou encore parce qu’ils étaient des Juifs italiens de Tunisie, s’opposant au fascisme et qui adhérèrent simultanément à la « Ligue italienne des Droits de l’Homme » dont ils animèrent l’organe de presse en Tunisie : « l’Italiano di Tunisi » (5).

On peut apprécier ce choix de l’universalisme, qui dépasse toutes les identités communautaires dans une espèce de fraternisation universelle. D’ailleurs le courant socialiste, qui attira la majorité de l’élite juive, prônait l’égalité dans le respect de l’existence de chacune des différentes communautés entre lesquelles le maintien de la France en Tunisie garantissait alors l’harmonie. Ce juste équilibre, qui pouvait être construit par une politique de gauche, a été refusé par les Musulmans - l’égoïsme des colons français comme italiens, et le sentiment d’humiliation lié au Protectorat ne pouvaient guère, non plus, rendre possible une telle politique ! Cet idéalisme, qui aspirait à ce que la présence française en Tunisie fût d’abord celle de l’école de Jules Ferry et des valeurs humanistes issues des idéaux de 1789, n’a donc pas séduit les nationalistes du « Destour », qui voulaient forger une identité nationale tunisienne arabophone - quoique avec Bourguiba, l’emporta le courant tourné résolument vers la modernité. Or, ainsi fondée, cette identité ne pouvait qu’exclure les Juifs.

L’analyse politique du socialisme juif exprime parfaitement la position culturelle développée par l’élite juive durant cette période. Ne voulant pas d’un passé archaïque, de l’obscurantisme religieux, s’émancipant et se promouvant principalement grâce à la France, cette élite s’identifiait aux valeurs de l’ordre républicain laïque et refusait l’ordre arabe et musulman, comme le témoigne les archives du journal Tunis socialiste (6). Le socialisme juif s’explique aisément car, dans le cadre tunisien, il permettait à la fois la promotion sociale et culturelle et le maintien d’une identité communautaire, d’autant plus forte que la minorité juive se concentrait dans les villes, principalement à Tunis. Dès lors, l’élite juive entraîna dans ce mouvement les autres couches sociales de la communauté, auxquelles l’école allait souvent assurer une promotion socioprofessionnelle.

Le Protectorat français a permit à la communauté juive de réussir sur les bancs de l’école républicaine et ce, malgré les luttes que se livrèrent conservateurs et progressistes juifs : « La réalité scolaire coloniale est une cote mal taillée entre [des] tendances contradictoires [principalement celles de gauche et celles de droite] » écrit très justement Claude Liauzu (7).

Souhail Ftouh


Notes :

(1) La conquête arabe du VIIe siècle se heurta longtemps à la résistance farouche des Berbères. À la lutte contre les envahisseurs prirent une part active des tribus berbères judaïsées avec, à leur tête, la reine de l'Aurès, la Kahéna, dont l'historien Ibn Khaldoun affirme qu'elle était juive. Les conquérants arabes finirent par se rendre maîtres du pays. Ils contraignirent par la force des armes les populations païennes locales à se convertir à l'islam, mais ils reconnurent aux " Hommes du Livre ", adeptes du monothéisme - juifs et chrétiens - le droit de pratiquer leur religion à condition de verser une capitation, la jezya, en retour de la protection ou dhimma, et d'un statut inférieur à celui des musulmans.
(2) R. GALLISSOT, « Mouvement ouvrier et mouvement national : communisme, question nationale et nationalismes dans le monde arabe », in R. GALLISSOT (dir.), Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe, Paris, Les Éditions ouvrières, 1978, p. 9.
(3) R. GALLISSOT, « Sur les débuts du communisme en Algérie et en Tunisie », in Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Maitron, Paris, Les Éditions ouvrières, 1976, p. 105.
(4) Propos extraits du discours de J. Durel prononcé au Conseil national du Parti le 15 juillet 1928 et rapportés par B. TLILI, « La fédération socialiste de Tunisie (S.F.I.O.) et les questions islamiques (1919-1925) », in R. GALLISSOT (dir.), Mouvement ouvrier..., op. cit. p. 78.
(5) P. SEBAG, Histoire des Juifs de Tunisie, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 210.
(6) C. LIAUZU, « Classes et "races", luttes sociales et nationales - les solutions d’un socialisme colonial », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1972, p. 880.
(7) C. LIAUZU, L’Europe et l’Afrique méditerranéenne : de Suez (1869) à nos jours, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994, p. 58.