Champ de cannabis dans le Rif marocain
La région marocaine du Rif, montagneuse, pauvre et
rebelle, produit l'essentiel du cannabis vendu en Europe. Une histoire qui
remonterait à plusieurs siècles.
C’est connu, le Maroc est le royaume
du cannabis. Au fil des décennies, au nord du pays, le Rif, montagneux et
rebelle, s’est transformé en petite Colombie du hashish.
La culture
du cannabis serait apparue dans la région au XVe siècle.
Elle remonterait
même, selon certains historiens, à l’arrivée des immigrants arabes dans la
région, à partir du VIIe siècle, où ils introduisirent sa graine dans la région
de Ketama, enclavée dans le Rif oriental. A la fin du XIXe
siècle, l’explorateur français Moulieras qui visitait la région, signalait que
le cannabis était produit, quoique à un niveau limité, dans la tribu des Beni
Khaled.
Le sultan
Moulay Hassan Ier (1873 – 1894) avait donné l’autorisation de le cultiver
à cinq douars (division administrative rurale) du pays sanhaja (un ensemble de
tribus berbères). Le cannabis du nord du Maroc était alors essentiellement
produit pour l’autoconsommation.
A l’origine du trafic, Tanger, la frondeuse
En 1906, la Conférence
d'Algérisas (qui plaça le Maroc sous la protection des puissances européennes)
avait concédé le monopole du commerce du tabac et du cannabis dans le pays à la
Régie marocaine des kifs et tabacs, une compagnie multinationale à capitaux
français. Cette entreprise avait son siège à Tanger où étaient transformés le
cannabis et le tabac. Le kif, un
mélange des deux, traditionnellement fumé en calumet au Maroc, était aussi
fabriqué dans une usine de Casablanca.
La Régie
contrôlait les terres allouées à la culture du tabac et du cannabis, en signant
des contrats avec les paysans. Ces contrats garantissaient les prix, les
qualités, les méthodes de transformation, les quantités, etc. Mais le cannabis
cultivé dans les régions montagneuses du Rif, se trouvant en zone espagnole,
échappait à son contrôle.
Tanger la
frondeuse, alors ville au statut international, était devenue au début du XXe
siècle, le repaire des aventuriers en tout genre, des trafiquants d’armes et
des hors-la-loi. Certains d’entre eux profitèrent de la situation pour expédier
les premiers ballots de cannabis en Europe, via Marseille, où les drogues
exotiques comme l’opium d’Asie avaient déjà trouvé leurs adeptes. Les banques
anglaises qui avaient ouvert leurs officines dans la baie de Tanger en
assuraient le change.
Le
protectorat français avait mollement décrété la prohibition du cannabis
appliquant en cela sa législation métropolitaine datant de 1916 à ses colonies,
mais l’Espagne, qui occupait le Rif y a été encore plus tolérante.
Durant les
cinq ans pendant lesquels Abdelkrim maintint dans la région un Etat
proto-indépendant (1921-1926), la production de cannabis diminua notablement.
Ce chef de guerre berbère (dont la reddition aux Français, en 1926, mit fin à
la lutte anticoloniale dans le Rif) considérait que la consommation de cannabis
était contraire aux préceptes de l’islam. Après sa défaite, les autorités
espagnoles consentirent, pour amadouer les tribus récalcitrantes d’Al Hoceima,
à la culture du cannabis autour du noyau initial du village de Kétama.
En 1926, les
Français décidèrent de permettre la culture du cannabis dans une zone
limitrophe de Fès. Cette expérience, qui ne dura que trois ans, entrait dans le
cadre de la politique du général Lyautey (premier résident général du
protectorat français au Maroc) visant à isoler l’expérience révolutionnaire
d’Abdelkrim. Elle cherchait, à l’instar de l’initiative espagnole qui l’avait
précédée, à contenter les tribus qui, voisines des régions en rébellion,
avaient accepté la soumission à l’administration française.
En 1954, la
France étendit l’interdiction de la culture et de la consommation du cannabis à
tout le Maroc, encore sous son protectorat, de manière plus sévère.
Le Rif appauvri organise la «filière marocaine»
A
l’indépendance du royaume en 1956, l’interdiction devait être maintenue.
Cette
décision fut très mal accueillie par les milliers de petits cultivateurs qui
avaient jusqu’alors bénéficié de la tolérance espagnole. Le gouvernement
marocain décida donc d’autoriser la culture de la plante bannie dans un
périmètre restreint, situé exclusivement autour du village d’Azilal, au pied du
mont Tiddighine. En outre, il décida d’acheter toute la récolte aux paysans
pour procéder officiellement à son incinération. Cette mesure dut cependant
être rapidement abandonnée, en raison des difficultés financières de la jeune
administration marocaine.
En la fin
des années 50, la paupérisation du Rif et la rébellion des tribus berbères qui
contestaient la légitimité de la monarchie ont provoqué des révoltes réprimées
par le prince héritier de l’époque, le futur Hassan II. Ces évènements
amenèrent le gouvernement marocain à tolérer la culture de cannabis, acceptant
l’idée d’une économie informelle permettant aux habitants du Rif de s’auto suffire.
En parallèle,
Hassan II, devenu roi en 1961, a délibérément exclu la région de tout effort de
développement. En 38 années de règne, il n’y fit jamais de visite officielle.
Les années
60 furent caractérisées dans plusieurs régions du Maroc par un exode rural
massif, conséquence de la ruine de l’agriculture de subsistance et de la
mécanisation des zones agricoles les plus fertiles du pays accaparées de
surcroît par le Roi et ses nervis.
Poussés à
émigrer massivement en Europe par la misère, les Rifains, venus initialement
pour travailler dans les mines belges, le bâtiment aux Pays-Bas ou les usines
automobiles françaises, ont posé les premiers jalons de ce qui deviendra plus
tard la «filière marocaine» qui s’est constituée à l’aune de la crise
économique due au choc pétrolier de 1973.
A la fin des
années 70, la culture de cannabis occupait encore une surface probablement
inférieure à 10.000 hectares (contre 150.000 dans les années 2000. En 2011, un
rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ONUDC,
ramenait ce chiffre à 47.500).
Mais la
demande du marché européen aidant, les paysans se mirent à augmenter progressivement
les surfaces cultivées. La transformation en haschisch (résine), produit
destiné au marché extérieur, commença à prendre une importance croissante, le
cannabis (herbe) restant destiné au marché local.
Une région tenue en tenaille
Dans les années
80, contraint par la Banque mondiale et le FMI à une politique budgétaire plus
drastique, le Maroc, pratiquement en banqueroute, devait faire face à une
nouvelle donne: les politiques restrictives mises en place par les pays
européens en matière d’immigration. L’exutoire disparu d’une Europe, hier
accueillante, devenue citadelle, allait se doubler pour les paysans rifains
possédant peu de terres, ne recevant pas d’aides de l'Etat, n’ayant pas accès
au crédit, utilisant des techniques agricoles rudimentaires, d’une concurrence
de l’agriculture moderne.
La culture
du cannabis devint alors de plus en plus attrayante, d’autant plus que la
demande de cannabis des marchés européens ne cessait d’augmenter. Les réseaux
de commercialisation marocains se consolidèrent avec l’aide de trafiquants
européens et prirent la place des fournisseurs de haschisch d’autres régions du
monde dont le Liban et l’Afghanistan, qui étaient alors en guerre.
Cette époque
fut marquée par une augmentation rapide des surfaces cultivées en cannabis. Du
noyau initial du pays Sanhaja (Kétama et environs), le cannabis s’étendit au
pays Ghomara (ethnie du nord du Maroc) aux Jebalas (nord-ouest) et vers Al
Hoceima à l’est.
Au milieu
des années 90, le Maroc, contraint par l’Union européenne, a mené quelques
opérations spectaculaires pour affirmer sa détermination à lutter contre ce
fléau. Une «campagne d’assainissement» menée par Driss Basri, alors
ministre de l’Intérieur d'Hassan II devait convaincre l’opinion internationale
de la bonne volonté du royaume.
Poutant, un
rapport explosif de l'Observatoire des Drogues (OGD), publié en 1997 faisait
état de l’implication de certaines hautes sphères de l’Etat chérifien dans le
trafic de cannabis à destination de l’Europe.
La «Moroccan connection» toujours aussi forte
Malgré les
initiatives prises par Mohamed VI, dès 1999, pour faire taire les rumeurs d’une
implication de certains dirigeants marocains dans ces trafics, et ses
engagements solennels à éradiquer le trafic par un ambitieux plan de
développement du nord marocain, les années 2000 ont tout de même été marquées
par une nouvelle expansion de la culture du cannabis.
Celle-ci a
gagné les terres fertiles situées en dehors des zones de culture
traditionnelles. Cette extension du cannabis enferme peu à peu une région
entière dans une situation dangereuse de monoculture. La «Moroccan
connection» a toujours, semble-t-i,l de beaux jours devant elle.
Ali Amar,
Souce : site SlateAfrique, le 17 octobre 2012
Les données
historiques de cet article sont pour l’essentiel extraites du Rapport de
l’Office contre la drogue et le crime UNODC(2003)
Ali Amar.
Journaliste marocain, il a dirigé la rédaction du Journal hebdomadaire. Auteur
de "Mohammed VI, le grand malentendu". Calmann-Lévy, 2009. Ouvrage
interdit au Maroc.
Nota de Jean Corcos :
Cet article a déjà été publié sur le blog le 9 avril 2013.
Nota de Jean Corcos :
Cet article a déjà été publié sur le blog le 9 avril 2013.