Introduction :
L'historien Pierre Vermeren, dont les lecteurs fidèles connaissent bien la signature, est un spécialiste du Maroc où il a vécu et enseigné dix ans, et auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Je vous invite à cliquer sur son nom en libellé pour en avoir les références, et à aller sur ma page http://jean.corcos.free.fr/ pour écouter mes deux dernières interviews.
Il ne pouvait donc pas laisser sans réaction un des chapitres d'un livre ("Le rendez-vous des civilisations" de Youssef Courbage et Emmanuel Todd), dont il a épinglé de façon rigoureuse les multiples approximations ... Pierre Vermeren m'a fait l'honneur de proposer la publication de son analyse critique, sur ce blog et en exclusivité.
Bonne lecture, donc, de cet article assez technique mais qui traite d'un sujet fondamental pour le monde musulman, celui de la démographie !
J.C
J.C
La note commandée par l’État du Maroc à deux chercheurs français sur le sens de sa transition démographique (Le Journal hebdomadaire n°296) est un modèle du genre de la manière dont certains intellectuels parisiens traitent les problèmes de notre temps, ce dont l’auteur de ces lignes ne saurait s’exonérer[1]. Cette belle dissertation témoigne d’un rare esprit de système, d’une excessive « modèlométrie », d’une confiance aveugle dans la statistique, et au final d’une aptitude à modéliser un cas particulier pour assener de séduisantes hypothèses.
Que des responsables s’attachent le service d’un intellectuel disponible sur un terrain qu’il ignore est une chose, que le dit intellectuel projette ses modèles préétablis sur le nouveau terrain en est une autre. En dépit de ses brillantes intuitions, l’étude d’E. Todd et Y. Courbage pèche par son éloignement des réalités marocaines. Trois péchés nuisent à leur démonstration : le farouche désir de lire le Maroc à l’aune des sociétés du Moyen-Orient (et pourquoi pas l’Espagne, distante de 40 km, au lieu de 6000 km ?), la confiance dans des statistiques aléatoires, qui biaisent l’étude, et enfin, la projection d’un modèle de transition démographique global érigé en alpha et oméga de l’évolution des sociétés. En outre, des erreurs factuelles sont à relever[2].
La transition démographique participe certes d’un processus global et général du passage à la modernité des sociétés à travers le monde. Mais c’est présomptueux d’y trouver la principale clef explicative de l’histoire des peuples. C’est parce qu’elle était le pays le plus peuplé d’Europe, que la France de Louis XIV et Napoléon a redessiné et conquis l’Europe. C’est la croissance démographique qui a permis l’expansion coloniale de l’Europe à la fin du XIXe siècle. Mais il s’agit d’une clef d’interprétation parmi d’autres. Les marxistes ont fait des rapports de production la clef de l’histoire du monde. Les orientalistes lisent l’histoire du monde musulman au prisme du seul Islam. Mais l’histoire des sociétés est un phénomène total qui ne se laisse pas enfermer dans une idéologie unique.
Le Maroc entre modèle arabe, berbérité et mondialisation
Le monde musulman n’est pas la principale région du monde frappée par la transition démographique et le passage à la modernité. Il est au coeur d’une évolution non moins rapide et spectaculaire en Asie de l’Est et du Sud. Si les phénomènes de modernisation y sont moins douloureusement ressentis, c’est que les lunettes de la démographie sont insuffisantes ! Les systèmes culturels et communautaires asiatiques sont le terreau de l’incroyable capacité de ces nations à se mobiliser. Le Japon et la Corée l’ont illustré de longue date.
Si l’anthropologie des modèles familiaux est une variable intéressante, nos deux auteurs conviennent que le Maroc, vieille société berbère, tardivement et incomplètement « arabisée » (au moins au plan linguistique), est éloigné de leurs modèles de références syrien ou iranien (les auteurs évoquent « une variable faible du modèle arabe » ; peut être est-elle une « variable haute du modèle ibérique » ?). Cette remarque invalide en partie l’assertion d’une « structure familiale protectrice et chaleureuse », que la vision hyper-culturaliste des auteurs oppose à la famille russe, « à la dimension répressive ou sadique » ... Il faut avoir lu bien peu de littérature marocaine pour oser de telles assertions.
On conviendra que « la diffusion du contrôle des naissances achève la mise à mal du principe de prédominance masculine », réalité de plus en plus universelle. Mais c’est parce que de puissantes résistances masculines se manifestent au Maghreb, que près d’une jeune femme sur quatre se refuse aujourd’hui au mariage et au commerce des sexes, préférant le célibat et l’abstinence à une soumission redoutée. E. Todd pourrait y voir une analogie avec les « bonnes soeurs » et « vieilles filles » françaises du siècle précédent !
Les illusions statistiques
Lorsque les auteurs s’attachent à décrypter les « discordances » entre la transition arabo-iranienne et le cas marocain, ils partent sur des bases d’autant plus discutables que les statistiques qu’ils alignent sont discordantes avec la réalité.
-L’analphabétisme marocain demeure plus élevé qu’ils ne le disent, notamment à cause des femmes rurales (la fourchette globale oscille autour de 50 % pour les plus de 18 ans).
-La scolarisation des fillettes n’est toujours pas identique à celle des garçons en zones rurales. On peut le déplorer, mais deux générations n’ont pas suffi pour faire comprendre aux paysans de culture orale immémoriale que la maîtrise de l’écrit est une révolution souhaitable.
-L’émigration marocaine est supérieure au chiffre officiel de 2004 (plutôt 5 millions de Résidents marocains à l’étranger que 3), ce qui a d’ailleurs contribué à l’effondrement de la natalité (car ce sont des jeunes gens de vingt ans qui partent).
-La démographie marocaine ne s’est pas infléchie brutalement sans de puissantes campagnes d’informations publiques, notamment grâce la radio. Hassan II n’avait pas les tabous de ses homologues arabes. À l’anti-natalisme d’État, il faut ajouter la misère qui accable les fellahs dans les années 70 et 80. De grandes vagues de sécheresse rappellent les crises meurtrières d’Ancien régime, même si ici, les paysans s’entassent dans les bidonvilles.
-Comme le notent les auteurs, le Maroc de la pauvreté rurale préserve ses petites filles du « foeticide » à la chinoise. Mais cela renvoie plus qu’ils ne le disent à des réalités culturelles (en Asie, seuls les garçons rendent le culte des ancêtres), mais aussi économiques. Au Maroc, les « petites bonnes » placées en ville sont une source de revenu pour la famille demeurée à la terre (à l’inverse de l’Asie, il n’y a au Maroc que des garçons dans les orphelinats).
-Les auteurs négligent l’impact psychologique et traumatique de l’expérience du bidonville, son inconfort absolu et l’entassement familial à 8, 10 ou 12 dans une baraque d’une ou deux pièces. Des millions de jeunes adultes sont nés dans ces familles au cours des années 1970 et 1980. Ils sont souvent demeurés analphabètes, d’autant que les filles devaient aller puiser l’eau, ramasser des fagots et garder le petit bétail. Pour elles, la reproduction inconsciente et douloureuse de ces structures familiales est inenvisageable.
Des miracles de la décroissance démographique
Si l’on admet ces préalables, la démonstration des deux auteurs n’en demeure pas moins intéressante. Personne n’a anticipé une transition démographique marocaine aussi rapide et radicale. Par sa brutalité, elle pose d’infinis problèmes. Ainsi, une frange importante de jeunes hommes, n’ayant aucun espoir d’intégration sociale et familiale, est disponible pour des aventures, comme l’ont prouvé les récents et douloureux évènements de Casablanca (la croissance soudaine du taux de suicides confirme ces faits).
Est-ce à dire que les conclusions tirées par Todd et Courbage sont pertinentes ? L’horizon marocain s’éclaircirait à échelle de 8 ou 10 ans, tant pour les femmes, que pour la scolarisation, le marché de l’emploi, et les aspirations démocratiques. Mais les inquiétudes relatives au vieillissement seraient infondées. Bref, tout ira bien après une période de transition aléatoire dans l’intermède.
Pour la résolution mécanique d’un certain nombre de grands problèmes sociaux, l’analyste se doit d’être optimiste. Mais annoncer qu’en 2030, il y aura au Maroc 8 % de femmes analphabètes et 4 % chez les hommes relève de l’incantation pure et simple. Sauf à engager des moyens considérables en termes de formation des adultes dont ne dispose pas le Maroc. Évoquer l’amélioration de l’école du fait de la décroissance des primo-entrants est séduisant. Mais vu l’état de l’école marocaine, et la paralysie des élites à engager une réforme structurelle qu’elles semblent ne pas désirer, il est à ce stade utopique d’anticiper des effets bénéfiques.
La même prudence est de mise pour le marché de l’emploi, dont on sait que les statistiques du chômage ne reflètent qu’une réalité très partielle. Quant au tandem formation-employabilité, est-il nécessaire de rappeler que tout ou presque reste à faire.
Les auteurs s’essayent aussi à la prospective du vieillissement, arguant que la structure familiale marocaine est protectrice, rendant inutile la constitution de caisses de retraite. Si un tiers des Marocains cotise aujourd’hui pour leur retraite, il est loisible de s’interroger sur le sort du plus grand nombre. Comment résisteront les solidarités familiales quand 3 puis 4 générations seront à la merci d’un ou deux salaires gagnés par une génération ?
Les Marocains s’honorent à juste titre de respecter leurs anciens. Mais qu’en sera-t-il quand l’espérance de vie aura atteint le niveau européen, soit 10 ans de plus qu’aujourd’hui, et pour des générations nombreuses ? Et comment ne pas prendre en compte la tendance de fond actuelle de la société marocaine qui porte ses jeunes vers l’individualisme et la sécularisation ? Les jeunes contraints de vivre chez leurs parents jusqu’à 30 ans accepteront-ils de les recueillir dix ans plus tard ? Qui peut répondre à ces questions ?
Un déterminisme politique ?Au regard des enjeux idéologiques et religieux de notre temps, faut-il avoir le regard braqué sur le prompteur démographique pour guetter l’ouverture démocratique, une révolte islamiste ou un excès d’autoritarisme ?
Le Maroc, comme ses voisins, est travaillé en profondeur par la crise du nationalisme, par la déconstruction de l’arabisme et sa recomposition dans une Oumma islamique imaginaire, par la montée en puissance de l’Asie, qui laisse sur place les pays de la région, par la sécularisation (dont la chute de la fécondité est une excellente illustration), par l’agressivité des djihadistes, par l’affrontement idéologique avec l’Occident et le soutien qu’il accorde à Israël. Et que dire de l’impérieux désir des Marocains de renouer avec leur histoire, leur identité et leur culture, qui prend le double visage du conservatisme religieux et de l’islamisme, dont on peut attendre des rapports sociaux et politiques basés sur le respect de l’autre, la justice, la morale et la confiance.
L’islamisme politique et militant puise ses gros bataillons dans les enfants perdus du baby-boom marocain en voie d’achèvement. Mais c’est d’idéologies et de frustrations dont il se nourrit. C’est pourquoi au mécanisme démographique de Todd, il faut opposer un volontarisme politique et une vision dynamique des rapports sociaux. Ce n’est pas la déprime démographique et le truquage des statistiques qui ont provoqué la mort de l’URSS, prédite par Todd il y a 30 ans. C’est l’inefficience complète d’un régime et d’un système basés sur la répression des libertés politiques, et la privation de toute liberté économique et intellectuelle.
Les divagations de Todd et Courbage sur le « féminisme autoritaire » de la Tunisie, rempart et antidote supposé contre l’islamisme, sont une pure vue de l’esprit pour qui connaît ce pays. Il n’est pas impossible que la Tunisie, en dépit de la liberté et de l’instruction inégalées de ses femmes au sein du monde arabe, connaisse elle aussi un puissant tropisme islamiste, dès lors que son Président absolu aura cessé de régner et de masquer les contestations internes.
Au-delà du déterminisme démographique, il faut renouer les fils de la réflexion et de la réforme politique et idéologique. C’est en répondant aux angoisses et aux demandes de sa population et de ses élites que le Maroc surmontera les troubles qui menacent toute société immobile. C’est d’ailleurs bien ce à quoi s’essaye le makhzen depuis quelques années. L’initiative politique revient à ceux qui le dirigent, mais aussi aux partis politiques, s’ils aspirent à entrer dans l’histoire pour faire mentir les prophètes et les idéologues.
Pierre Vermeren,
Que des responsables s’attachent le service d’un intellectuel disponible sur un terrain qu’il ignore est une chose, que le dit intellectuel projette ses modèles préétablis sur le nouveau terrain en est une autre. En dépit de ses brillantes intuitions, l’étude d’E. Todd et Y. Courbage pèche par son éloignement des réalités marocaines. Trois péchés nuisent à leur démonstration : le farouche désir de lire le Maroc à l’aune des sociétés du Moyen-Orient (et pourquoi pas l’Espagne, distante de 40 km, au lieu de 6000 km ?), la confiance dans des statistiques aléatoires, qui biaisent l’étude, et enfin, la projection d’un modèle de transition démographique global érigé en alpha et oméga de l’évolution des sociétés. En outre, des erreurs factuelles sont à relever[2].
La transition démographique participe certes d’un processus global et général du passage à la modernité des sociétés à travers le monde. Mais c’est présomptueux d’y trouver la principale clef explicative de l’histoire des peuples. C’est parce qu’elle était le pays le plus peuplé d’Europe, que la France de Louis XIV et Napoléon a redessiné et conquis l’Europe. C’est la croissance démographique qui a permis l’expansion coloniale de l’Europe à la fin du XIXe siècle. Mais il s’agit d’une clef d’interprétation parmi d’autres. Les marxistes ont fait des rapports de production la clef de l’histoire du monde. Les orientalistes lisent l’histoire du monde musulman au prisme du seul Islam. Mais l’histoire des sociétés est un phénomène total qui ne se laisse pas enfermer dans une idéologie unique.
Le Maroc entre modèle arabe, berbérité et mondialisation
Le monde musulman n’est pas la principale région du monde frappée par la transition démographique et le passage à la modernité. Il est au coeur d’une évolution non moins rapide et spectaculaire en Asie de l’Est et du Sud. Si les phénomènes de modernisation y sont moins douloureusement ressentis, c’est que les lunettes de la démographie sont insuffisantes ! Les systèmes culturels et communautaires asiatiques sont le terreau de l’incroyable capacité de ces nations à se mobiliser. Le Japon et la Corée l’ont illustré de longue date.
Si l’anthropologie des modèles familiaux est une variable intéressante, nos deux auteurs conviennent que le Maroc, vieille société berbère, tardivement et incomplètement « arabisée » (au moins au plan linguistique), est éloigné de leurs modèles de références syrien ou iranien (les auteurs évoquent « une variable faible du modèle arabe » ; peut être est-elle une « variable haute du modèle ibérique » ?). Cette remarque invalide en partie l’assertion d’une « structure familiale protectrice et chaleureuse », que la vision hyper-culturaliste des auteurs oppose à la famille russe, « à la dimension répressive ou sadique » ... Il faut avoir lu bien peu de littérature marocaine pour oser de telles assertions.
On conviendra que « la diffusion du contrôle des naissances achève la mise à mal du principe de prédominance masculine », réalité de plus en plus universelle. Mais c’est parce que de puissantes résistances masculines se manifestent au Maghreb, que près d’une jeune femme sur quatre se refuse aujourd’hui au mariage et au commerce des sexes, préférant le célibat et l’abstinence à une soumission redoutée. E. Todd pourrait y voir une analogie avec les « bonnes soeurs » et « vieilles filles » françaises du siècle précédent !
Les illusions statistiques
Lorsque les auteurs s’attachent à décrypter les « discordances » entre la transition arabo-iranienne et le cas marocain, ils partent sur des bases d’autant plus discutables que les statistiques qu’ils alignent sont discordantes avec la réalité.
-L’analphabétisme marocain demeure plus élevé qu’ils ne le disent, notamment à cause des femmes rurales (la fourchette globale oscille autour de 50 % pour les plus de 18 ans).
-La scolarisation des fillettes n’est toujours pas identique à celle des garçons en zones rurales. On peut le déplorer, mais deux générations n’ont pas suffi pour faire comprendre aux paysans de culture orale immémoriale que la maîtrise de l’écrit est une révolution souhaitable.
-L’émigration marocaine est supérieure au chiffre officiel de 2004 (plutôt 5 millions de Résidents marocains à l’étranger que 3), ce qui a d’ailleurs contribué à l’effondrement de la natalité (car ce sont des jeunes gens de vingt ans qui partent).
-La démographie marocaine ne s’est pas infléchie brutalement sans de puissantes campagnes d’informations publiques, notamment grâce la radio. Hassan II n’avait pas les tabous de ses homologues arabes. À l’anti-natalisme d’État, il faut ajouter la misère qui accable les fellahs dans les années 70 et 80. De grandes vagues de sécheresse rappellent les crises meurtrières d’Ancien régime, même si ici, les paysans s’entassent dans les bidonvilles.
-Comme le notent les auteurs, le Maroc de la pauvreté rurale préserve ses petites filles du « foeticide » à la chinoise. Mais cela renvoie plus qu’ils ne le disent à des réalités culturelles (en Asie, seuls les garçons rendent le culte des ancêtres), mais aussi économiques. Au Maroc, les « petites bonnes » placées en ville sont une source de revenu pour la famille demeurée à la terre (à l’inverse de l’Asie, il n’y a au Maroc que des garçons dans les orphelinats).
-Les auteurs négligent l’impact psychologique et traumatique de l’expérience du bidonville, son inconfort absolu et l’entassement familial à 8, 10 ou 12 dans une baraque d’une ou deux pièces. Des millions de jeunes adultes sont nés dans ces familles au cours des années 1970 et 1980. Ils sont souvent demeurés analphabètes, d’autant que les filles devaient aller puiser l’eau, ramasser des fagots et garder le petit bétail. Pour elles, la reproduction inconsciente et douloureuse de ces structures familiales est inenvisageable.
Des miracles de la décroissance démographique
Si l’on admet ces préalables, la démonstration des deux auteurs n’en demeure pas moins intéressante. Personne n’a anticipé une transition démographique marocaine aussi rapide et radicale. Par sa brutalité, elle pose d’infinis problèmes. Ainsi, une frange importante de jeunes hommes, n’ayant aucun espoir d’intégration sociale et familiale, est disponible pour des aventures, comme l’ont prouvé les récents et douloureux évènements de Casablanca (la croissance soudaine du taux de suicides confirme ces faits).
Est-ce à dire que les conclusions tirées par Todd et Courbage sont pertinentes ? L’horizon marocain s’éclaircirait à échelle de 8 ou 10 ans, tant pour les femmes, que pour la scolarisation, le marché de l’emploi, et les aspirations démocratiques. Mais les inquiétudes relatives au vieillissement seraient infondées. Bref, tout ira bien après une période de transition aléatoire dans l’intermède.
Pour la résolution mécanique d’un certain nombre de grands problèmes sociaux, l’analyste se doit d’être optimiste. Mais annoncer qu’en 2030, il y aura au Maroc 8 % de femmes analphabètes et 4 % chez les hommes relève de l’incantation pure et simple. Sauf à engager des moyens considérables en termes de formation des adultes dont ne dispose pas le Maroc. Évoquer l’amélioration de l’école du fait de la décroissance des primo-entrants est séduisant. Mais vu l’état de l’école marocaine, et la paralysie des élites à engager une réforme structurelle qu’elles semblent ne pas désirer, il est à ce stade utopique d’anticiper des effets bénéfiques.
La même prudence est de mise pour le marché de l’emploi, dont on sait que les statistiques du chômage ne reflètent qu’une réalité très partielle. Quant au tandem formation-employabilité, est-il nécessaire de rappeler que tout ou presque reste à faire.
Les auteurs s’essayent aussi à la prospective du vieillissement, arguant que la structure familiale marocaine est protectrice, rendant inutile la constitution de caisses de retraite. Si un tiers des Marocains cotise aujourd’hui pour leur retraite, il est loisible de s’interroger sur le sort du plus grand nombre. Comment résisteront les solidarités familiales quand 3 puis 4 générations seront à la merci d’un ou deux salaires gagnés par une génération ?
Les Marocains s’honorent à juste titre de respecter leurs anciens. Mais qu’en sera-t-il quand l’espérance de vie aura atteint le niveau européen, soit 10 ans de plus qu’aujourd’hui, et pour des générations nombreuses ? Et comment ne pas prendre en compte la tendance de fond actuelle de la société marocaine qui porte ses jeunes vers l’individualisme et la sécularisation ? Les jeunes contraints de vivre chez leurs parents jusqu’à 30 ans accepteront-ils de les recueillir dix ans plus tard ? Qui peut répondre à ces questions ?
Un déterminisme politique ?Au regard des enjeux idéologiques et religieux de notre temps, faut-il avoir le regard braqué sur le prompteur démographique pour guetter l’ouverture démocratique, une révolte islamiste ou un excès d’autoritarisme ?
Le Maroc, comme ses voisins, est travaillé en profondeur par la crise du nationalisme, par la déconstruction de l’arabisme et sa recomposition dans une Oumma islamique imaginaire, par la montée en puissance de l’Asie, qui laisse sur place les pays de la région, par la sécularisation (dont la chute de la fécondité est une excellente illustration), par l’agressivité des djihadistes, par l’affrontement idéologique avec l’Occident et le soutien qu’il accorde à Israël. Et que dire de l’impérieux désir des Marocains de renouer avec leur histoire, leur identité et leur culture, qui prend le double visage du conservatisme religieux et de l’islamisme, dont on peut attendre des rapports sociaux et politiques basés sur le respect de l’autre, la justice, la morale et la confiance.
L’islamisme politique et militant puise ses gros bataillons dans les enfants perdus du baby-boom marocain en voie d’achèvement. Mais c’est d’idéologies et de frustrations dont il se nourrit. C’est pourquoi au mécanisme démographique de Todd, il faut opposer un volontarisme politique et une vision dynamique des rapports sociaux. Ce n’est pas la déprime démographique et le truquage des statistiques qui ont provoqué la mort de l’URSS, prédite par Todd il y a 30 ans. C’est l’inefficience complète d’un régime et d’un système basés sur la répression des libertés politiques, et la privation de toute liberté économique et intellectuelle.
Les divagations de Todd et Courbage sur le « féminisme autoritaire » de la Tunisie, rempart et antidote supposé contre l’islamisme, sont une pure vue de l’esprit pour qui connaît ce pays. Il n’est pas impossible que la Tunisie, en dépit de la liberté et de l’instruction inégalées de ses femmes au sein du monde arabe, connaisse elle aussi un puissant tropisme islamiste, dès lors que son Président absolu aura cessé de régner et de masquer les contestations internes.
Au-delà du déterminisme démographique, il faut renouer les fils de la réflexion et de la réforme politique et idéologique. C’est en répondant aux angoisses et aux demandes de sa population et de ses élites que le Maroc surmontera les troubles qui menacent toute société immobile. C’est d’ailleurs bien ce à quoi s’essaye le makhzen depuis quelques années. L’initiative politique revient à ceux qui le dirigent, mais aussi aux partis politiques, s’ils aspirent à entrer dans l’histoire pour faire mentir les prophètes et les idéologues.
Pierre Vermeren,
Maître de conférences en histoire du Maghreb à Paris I Panthéon-Sorbonne
[1] Cette note a été écrite dans le cadre d’une étude plus vaste, Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, République des idées, Le Seuil, Paris 2007.[2] -La crise du phosphate ne commence pas en 1975, période pendant laquelle le Maroc emprunte un argent à bas coût. C’est en 1978-79 que la situation se tend brutalement.
-La réforme de la Moudawana (2004) n’a eu aucun impact démographique, d’autant plus qu’elle ne fut pas anticipée et que sa mise en oeuvre sera longue.
-Si les Algériens ont été scolarisés en masse dans les années cinquante, c’est que les autorités coloniales et militaires françaises, dans une tentative désespérée, ont voulu rattraper le temps perdu en ouvrant des milliers de classes, pour regagner les coeurs.
-Quant aux assertions sur la question amazighe et le nombre de berbérophones, elles sont pour le moins discutables. Que valent des statistiques officielles sur une question aussi politiquement redoutée ?
[1] Cette note a été écrite dans le cadre d’une étude plus vaste, Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, République des idées, Le Seuil, Paris 2007.[2] -La crise du phosphate ne commence pas en 1975, période pendant laquelle le Maroc emprunte un argent à bas coût. C’est en 1978-79 que la situation se tend brutalement.
-La réforme de la Moudawana (2004) n’a eu aucun impact démographique, d’autant plus qu’elle ne fut pas anticipée et que sa mise en oeuvre sera longue.
-Si les Algériens ont été scolarisés en masse dans les années cinquante, c’est que les autorités coloniales et militaires françaises, dans une tentative désespérée, ont voulu rattraper le temps perdu en ouvrant des milliers de classes, pour regagner les coeurs.
-Quant aux assertions sur la question amazighe et le nombre de berbérophones, elles sont pour le moins discutables. Que valent des statistiques officielles sur une question aussi politiquement redoutée ?