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14 décembre 2008

"Muammar al-Kadhafi ou la partie émergée de l’iceberg", par Pierre Vermeren

Introduction :
Mon ami l'historien Pierre Vermeren (que vous avez pu entendre à nouveau récemment à mon micro) m'avait envoyé le texte d'un article publié dans la chronique "Rebonds" du journal "Libération", peu de temps après la visite à Paris du dictateur libyen. Bien au delà du personnage et de ses frasques - qui, pour une fois, avaient été dénoncés dans nos journaux -, l'état calamiteux de la plupart des société arabes y est dépeint, dans une fresque assez déprimante ... On a rarement l'occasion de lire une synthèse aussi claire sur le sujet, et donc c'est pour moi un plaisir que de la reprendre sur ce blog, - en constatant, hélas tristement puisque cette publication date d'il y a un an, qu'elle n'a pas pris une ride !
J.C

Le séjour à Paris du président colonel Muammar al-Kadhafi eut au moins un mérite pédagogique, rappeler aux Français que 250 millions d’Arabes ou assimilés (Kurdes, Berbères, Nubiens) vivent en dehors du monde démocratique. En vertu de quoi les horribles attentats d’Alger du 11 décembre soulignent que, dans cette région, les conflits se règlent souvent par des actes de guerre.

Dans cette région du monde grande par la géographie et par l’histoire, hormis la douloureuse expérience libanaise, aucun chef d’Etat du monde dit «arabe» n’est démocratiquement élu. L’armée règne partout en maître, sauf quand un chef religieux peut la tenir en respect. Mais, parce qu’elle le protège, l’armée n’est jamais loin.La Libye est davantage une caricature qu’une exception. Quels que soient ses sanglants méfaits, le colonel est une pâle figure de la tyrannie à côté de feu Saddam Hussein et Hafez al-Assad. En effet, quels que soient le charisme, l’aura et les titres de leurs chefs d’Etat ou notre proximité avec eux, ces régimes ne respectent que rarement l’Etat de droit, même si des progrès sont à noter au Maroc, en Algérie ou en Jordanie.

Les chefs d’Etat règnent des décennies durant, puis transmettent le pouvoir à un proche (souvent un fils). Les libertés publiques ne sont pas assurées : ni la liberté d’expression, ni les libertés religieuse et d’opinion, ni les libertés sexuelles. L’institution judiciaire n’est jamais libre, les prisonniers sont traités sans égards, souvent soumis à la torture (parfois même par délégation des «Etats de droit»). L’apostasie, la conversion et l’athéisme sont des crimes, comme l’homosexualité. L’égalité des sexes n’est presque jamais établie.

La corruption paralyse la croissance économique, seulement stabilisée par des ressources d’hydrocarbures colossales. Les indices du développement humain sont souvent dramatiques, comme l’a révélé le Pnud [Programme des Nations unies pour le développement, ndlr] au début de la décennie à l’initiative d’auteurs arabes. La scolarisation est très incomplète, la pauvreté importante, le sort des femmes peu enviable. L’immigration est instrumentalisée et chassée collectivement au besoin, comme cela est arrivé en Libye. Or, du fait de la rente pétrolière, la pauvreté n’est pas la cause de ces violences : ce sont les lois positives de ces Etats, l’arbitraire et l’accaparement des richesses.

Les islamistes en guerre contre ces régimes autoritaires n’ont jamais pu les renverser malgré d’atroces guerres, comme en Algérie. L’islamisme aurait donc échoué. C’est oublier que la victoire des Etats a été obtenue grâce à des compromis passés avec les religieux. L’armée garde la haute main sur les Etats (Egypte, Syrie, Algérie vivent en état de siège depuis des décennies), mais un islam rigoriste règne en maître. Ladite «charia» gouverne l’Arabie. Partout des religieux peu éclairés rédigent les programmes scolaires, soumettent les femmes au code du statut personnel (sauf en Tunisie et plus récemment au Maroc), et une prétendue tradition dicte les comportements politiques, sociaux et culturels. Seuls le Maghreb et le Liban font parfois exception. L’islamisme règne mais ne gouverne pas. De cela résulte le départ des minorités religieuses, dont l’Occident assure plus ou moins le repli ou l’accueil. Outre les chrétiens d’Irak, récemment évoqués par le ministre Kouchner, la population chrétienne libanaise s’est effondrée de moitié, et il est probable que, à la suite des minorités juives, les deux tiers des chrétiens d’Orient aient quitté leurs pays.

La seconde conséquence est la radicalité islamiste qui a aujourd’hui le visage d’Al-Qaeda ou du chiisme révolutionnaire, constamment portés à la surenchère. L’islamisme le plus radical s’adonne à une violence aveugle, par le truchement de milliers de jeunes gens prêts à se suicider faute d’avenir. Ce n’est plus seulement un ennemi local que combattent les Etats, mais un ennemi global, comme à Alger. Tétanisés par les risques collatéraux dont ils sont victimes (attentats de Londres, Madrid), les pays européens confient aux Etats arabes la mission de les défendre contre «l’hydre islamiste», faisant a posteriori du 11 septembre 2001 une triste aubaine pour régimes impopulaires.

Parce que les peuples consultés votent peu et placent les islamistes en tête quand ils le peuvent (Palestine), l’Europe s’en remet à ces régimes quitte à mêler d’un bloc désespoir populaire et fureur salafiste !Qui s’intéresse au peuple libyen ? N’estime-t-on pas que les «Arabes», vieux tropisme colonial, ne sont gouvernables que par la manière forte ? Si la démocratie est vouée à l’échec («Voyez l’Irak !», dit l’écho), quelle politique européenne mener ? Pour les sécuritaires, ces Etats autoritaires doivent combattre l’islamisme (et l’immigration africaine) en attendant des jours meilleurs. Pour les démocrates, il faut garder le contact avec les élites occidentophiles tout en sachant leur audience presque nulle. Pour les hommes d’affaires, priorité aux ressources pétrolières et financières abondantes ! Pour l’Europe du Sud (Groupe 5 + 5), il faut mutualiser la politique sécuritaire.Activée après la guerre de 1967, la «politique arabe» de la France devait faire oublier l’alliance israélienne et la guerre d’Algérie. La lune de miel avec les régimes arabes a été la plus poussée avec le Maroc de Hassan II et l’Irak de Saddam Hussein. Cette politique est- elle obsolète ? Rien ne l’indique en réalité. La France veut rester l’interlocuteur privilégié des pays arabes. Elle a perdu pied en Irak, mais renoue avec la Libye. Elle est concurrencée au Maroc par les Américains, mais y soutient totalement l’ouverture du régime, tout en se rapprochant de l’Algérie.

Il y a trois siècles, Montesquieu a fait l’éloge du commerce international, y voyant le seul moyen de pacifier les rapports entre les nations. L’«Union méditerranéenne» peut-elle être le supplément d’âme d’une politique commerciale et sécuritaire ?

La situation est si grave au sein du monde arabe que toute perspective nouvelle est à prendre en considération. Puisque l’issue du conflit israélo-arabe semble incomber à l’Amérique, faut-il aussi lui laisser le monopole des relations avec les chefs d’Etat arabes ? Le pouvoir absolu corrompant absolument, il n’est pas aisé de traiter avec des chefs d’Etat psychotiques (les droits de l’homme, qu’est-ce à dire ?), surtout pour une Europe pusillanime qui rêve d’un monde aussi doux que la Scandinavie. Remparts contre un terrorisme islamiste qu’ils ont si longtemps nourri, ces régimes, et plus encore leurs peuples, ne peuvent être abandonnés. La France et l’Union européenne devraient y penser, une fois les limousines reparties et la poussière des bombes retombée. Jusqu’à nouvel ordre.

Pierre Vermeren
Auteur de Maghreb, la démocratie impossible ?, Fayard, 2004.
© Libération, le 17 décembre 2007