Introduction :
Mezri Haddad est un jeune philosophe tunisien, spécialiste de théologie comparative, qui a été déjà deux fois mon invité sur le plateau de Judaïques FM (voir la présentation de notre émission du 26 mars dernier). Il a publié dans le journal « Liberation » du 26 septembre un « rebond » où, courageusement, il prend la défense du Pape Benoît XVI qui s’est attiré les foudres des islamistes après son discours de Ratisbonne (lire sur le blog). Voici la reproduction intégrale de son article.
J.C
« Il ne se passe pas un mois sans que l'islam ne soit au coeur d'une polémique mondiale et sans que les musulmans ne manifestent leur colère contre des «ennemis» qui «blasphèment» leur religion et «fustigent» leur prophète. Mais, cette fois-ci, il ne s'agit ni d'un caricaturiste ni d'un écrivain, mais de la plus haute autorité morale et spirituelle de l'Eglise catholique, le pape Benoît XVI.
Pourtant, en dehors de ces réactions invariablement hystériques, il n'y a aucun rapprochement à établir entre l'affaire des caricatures, celle de tel ou tel écrivain à la littérature irrévérencieuse à l'égard du sacro-saint islam et celle de la conférence philosophique et théologique que le pape a prononcée. Réduire cette conférence magistrale, principalement consacrée à la problématique très complexe et typiquement «averroïste» des rapports entre foi et raison, la réduire à une vulgaire stigmatisation de l'islam c'est plutôt l'Occident hédoniste et déchristianisé qui était la cible du pape , c'est faire preuve d'une affligeante ignorance. Pis, c'est donner raison aux ennemis de la raison, ces intégristes qui voient dans toute critique la manifestation d'un fantasmagorique complot de l'Occident contre le monde islamique. On ne le dira jamais assez, l'ennemi mortel de l'islam, c'est le fanatisme, et le mal qui le ronge depuis des années, c'est l'intolérance. En moins de dix ans, nul n'a autant discrédité l'islam que l'islamisme lui-même, cette souillure de l'islam, cette nécrose de la civilisation islamique. Des horreurs commises par les égorgeurs du FIS et du GIA en Algérie, y compris le supplice des pauvres moines de Tibérine, aux multiples massacres ordonnés par Ben Laden et ses acolytes, en passant par les faits et méfaits des talibans en Afghanistan, que de chemin parcouru sur la voie de la décadence et de la barbarie.
Ceux qui crient aujourd'hui au complot, où étaient-ils lorsque tant d'atrocités étaient (et sont toujours) commises au nom du Coran ? Qu'est-ce qui est plus dommageable pour l'islam, le fait de citer sans y souscrire un manuscrit du XIVe siècle, ou le fait de tuer indistinctement hommes, femmes et enfants au nom d'une conception dévoyée du jihad ? Le prophète de l'islam ne disait-il pas que «l'encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr» ?
Plutôt que de réagir passionnellement, anticipant et flattant ainsi l'instinct de la foule, les oulémas de l'islam ont-ils lu le texte intégral de la conférence en question ? Et, quand bien même l'auraient-ils fait, en ont-ils saisi le sens et l'essence ? J'en doute fort car, même si le mot «raison» est cité quarante-cinq fois dans le Coran et que celui-ci commence par l'injonction «Lis» (iqrâ), il y a bien longtemps que la raison philosophique et même théologique a déserté la terre d'islam. Au moins depuis les autodafés réservés aux livres d'Averroès. Celui-ci a, en effet, eu des disciples juifs dont le plus prestigieux est Maïmonide, des disciples chrétiens dont la plupart ont d'ailleurs été persécutés par l'Eglise (!), mais aucun disciple musulman. A cette époque, la Raison parlait arabe et l'Inquisition parlait latin. C'est ici, et seulement ici, que le propos du pape Benoît XVI doit être relativisé, car la rencontre féconde entre islam et pensée grecque a été déterminante dans l'émergence de la civilisation que certains appellent occidentale.
Malgré la confusion et les malentendus que peut induire l'exhumation d'un texte de l'empereur byzantin Manuel Paléologue, je doute fort que le souverain pontife adhère à la conclusion de l'incompatibilité ontologique entre islam et raison. Parce qu'il est érudit, il sait que le manuscrit en question n'exprime en rien la quintessence de l'islam mais traduit l'esprit de la controverse théologico-philosophique islamo-chrétienne se déployant à une époque d'antagonisme paroxystique entre le monde islamique et la chrétienté.
Quoi qu'il en soit, une bonne partie de la littérature philosophique ou théologique «antimahométane» a été manifestement influencée par une apologétique chrétienne médiévale, elle-même traumatisée par l'expansionnisme islamique qui, contrairement à la légende, issue de l'apologétique islamique cette fois-ci, n'impressionnait pas toujours par sa douceur spirituelle mais par la cruauté de son glaive. L'histoire en général, celle des religions en particulier, n'a pas toujours été sainte ; elle a été au contraire souvent violente et sanglante. Cela vaut aussi bien pour le christianisme que pour l'islam, même si les corpus fondateurs divergent complètement sur l'usage de la violence : «Remets ton glaive à sa place, ordonne Jésus, car tous ceux qui auront pris le glaive périront par le glaive» (Matthieu 26,53) ; «Permission est donnée à ceux qui combattent pour avoir subi l'iniquité» (sourate XXII, verset 39). Qu'importe si ce verset coranique est le premier autorisant la lutte défensive, après 70 autres proscrivant la violence. Le fait est que la position coranique est ici aux antipodes de la position néotestamentaire. Cet interdit clairement exprimé n'a du reste pas prémuni les ouailles de Jésus de la tentation belliqueuse puisque, de persécuté, le christianisme est devenu lui-même persécuteur après la conversion de Constantin, lorsque l'Empire romain a fait de l'enseignement évangélique une idéologie dominatrice et totalitaire.
Pour revenir dans l'histoire, pour s'inscrire dans la modernité, pour conjurer les démons de l'intégrisme, pour éviter le «choc des civilisations», l'islam doit subir cette défaite victorieuse infligée par les Lumières, comme jadis et naguère le christianisme. C'est à cette seule condition qu'il sortira du magma chaotique dans lequel les intégristes veulent le maintenir. C'est alors que sera possible un dialogue des religions et des civilisations authentique, sans concession et néanmoins fraternel, comme le suggère Benoît XVI, et non point syncrétique et vaguement oecuménique, comme c'est le cas depuis le concile de Vatican II.
Ce dialogue doit avoir pour vocation la tolérance, et pour fondement, la connaissance. C'est que l'ignorance de l'islam par les chrétiens et l'ignorance encore plus abyssale du christianisme et du judaïsme par les musulmans couvent des malentendus et même des conflits redoutables. D'où ce besoin urgent et vital de connaître les autres religions, besoin auquel appelait il y a déjà fort longtemps le grand théologien Max Müller : «Celui qui ne connaît qu'une religion n'en connaît aucune.» »
Mezri Haddad
Philosophe tunisien, spécialiste de théologie comparative. Dernier ouvrage paru : Dialogue des religions d'Abraham pour la tolérance et la paix (collectif, sous la direction de H. Fantar), éd. Université de Tunis El-Manar, 2006
Pourtant, en dehors de ces réactions invariablement hystériques, il n'y a aucun rapprochement à établir entre l'affaire des caricatures, celle de tel ou tel écrivain à la littérature irrévérencieuse à l'égard du sacro-saint islam et celle de la conférence philosophique et théologique que le pape a prononcée. Réduire cette conférence magistrale, principalement consacrée à la problématique très complexe et typiquement «averroïste» des rapports entre foi et raison, la réduire à une vulgaire stigmatisation de l'islam c'est plutôt l'Occident hédoniste et déchristianisé qui était la cible du pape , c'est faire preuve d'une affligeante ignorance. Pis, c'est donner raison aux ennemis de la raison, ces intégristes qui voient dans toute critique la manifestation d'un fantasmagorique complot de l'Occident contre le monde islamique. On ne le dira jamais assez, l'ennemi mortel de l'islam, c'est le fanatisme, et le mal qui le ronge depuis des années, c'est l'intolérance. En moins de dix ans, nul n'a autant discrédité l'islam que l'islamisme lui-même, cette souillure de l'islam, cette nécrose de la civilisation islamique. Des horreurs commises par les égorgeurs du FIS et du GIA en Algérie, y compris le supplice des pauvres moines de Tibérine, aux multiples massacres ordonnés par Ben Laden et ses acolytes, en passant par les faits et méfaits des talibans en Afghanistan, que de chemin parcouru sur la voie de la décadence et de la barbarie.
Ceux qui crient aujourd'hui au complot, où étaient-ils lorsque tant d'atrocités étaient (et sont toujours) commises au nom du Coran ? Qu'est-ce qui est plus dommageable pour l'islam, le fait de citer sans y souscrire un manuscrit du XIVe siècle, ou le fait de tuer indistinctement hommes, femmes et enfants au nom d'une conception dévoyée du jihad ? Le prophète de l'islam ne disait-il pas que «l'encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr» ?
Plutôt que de réagir passionnellement, anticipant et flattant ainsi l'instinct de la foule, les oulémas de l'islam ont-ils lu le texte intégral de la conférence en question ? Et, quand bien même l'auraient-ils fait, en ont-ils saisi le sens et l'essence ? J'en doute fort car, même si le mot «raison» est cité quarante-cinq fois dans le Coran et que celui-ci commence par l'injonction «Lis» (iqrâ), il y a bien longtemps que la raison philosophique et même théologique a déserté la terre d'islam. Au moins depuis les autodafés réservés aux livres d'Averroès. Celui-ci a, en effet, eu des disciples juifs dont le plus prestigieux est Maïmonide, des disciples chrétiens dont la plupart ont d'ailleurs été persécutés par l'Eglise (!), mais aucun disciple musulman. A cette époque, la Raison parlait arabe et l'Inquisition parlait latin. C'est ici, et seulement ici, que le propos du pape Benoît XVI doit être relativisé, car la rencontre féconde entre islam et pensée grecque a été déterminante dans l'émergence de la civilisation que certains appellent occidentale.
Malgré la confusion et les malentendus que peut induire l'exhumation d'un texte de l'empereur byzantin Manuel Paléologue, je doute fort que le souverain pontife adhère à la conclusion de l'incompatibilité ontologique entre islam et raison. Parce qu'il est érudit, il sait que le manuscrit en question n'exprime en rien la quintessence de l'islam mais traduit l'esprit de la controverse théologico-philosophique islamo-chrétienne se déployant à une époque d'antagonisme paroxystique entre le monde islamique et la chrétienté.
Quoi qu'il en soit, une bonne partie de la littérature philosophique ou théologique «antimahométane» a été manifestement influencée par une apologétique chrétienne médiévale, elle-même traumatisée par l'expansionnisme islamique qui, contrairement à la légende, issue de l'apologétique islamique cette fois-ci, n'impressionnait pas toujours par sa douceur spirituelle mais par la cruauté de son glaive. L'histoire en général, celle des religions en particulier, n'a pas toujours été sainte ; elle a été au contraire souvent violente et sanglante. Cela vaut aussi bien pour le christianisme que pour l'islam, même si les corpus fondateurs divergent complètement sur l'usage de la violence : «Remets ton glaive à sa place, ordonne Jésus, car tous ceux qui auront pris le glaive périront par le glaive» (Matthieu 26,53) ; «Permission est donnée à ceux qui combattent pour avoir subi l'iniquité» (sourate XXII, verset 39). Qu'importe si ce verset coranique est le premier autorisant la lutte défensive, après 70 autres proscrivant la violence. Le fait est que la position coranique est ici aux antipodes de la position néotestamentaire. Cet interdit clairement exprimé n'a du reste pas prémuni les ouailles de Jésus de la tentation belliqueuse puisque, de persécuté, le christianisme est devenu lui-même persécuteur après la conversion de Constantin, lorsque l'Empire romain a fait de l'enseignement évangélique une idéologie dominatrice et totalitaire.
Pour revenir dans l'histoire, pour s'inscrire dans la modernité, pour conjurer les démons de l'intégrisme, pour éviter le «choc des civilisations», l'islam doit subir cette défaite victorieuse infligée par les Lumières, comme jadis et naguère le christianisme. C'est à cette seule condition qu'il sortira du magma chaotique dans lequel les intégristes veulent le maintenir. C'est alors que sera possible un dialogue des religions et des civilisations authentique, sans concession et néanmoins fraternel, comme le suggère Benoît XVI, et non point syncrétique et vaguement oecuménique, comme c'est le cas depuis le concile de Vatican II.
Ce dialogue doit avoir pour vocation la tolérance, et pour fondement, la connaissance. C'est que l'ignorance de l'islam par les chrétiens et l'ignorance encore plus abyssale du christianisme et du judaïsme par les musulmans couvent des malentendus et même des conflits redoutables. D'où ce besoin urgent et vital de connaître les autres religions, besoin auquel appelait il y a déjà fort longtemps le grand théologien Max Müller : «Celui qui ne connaît qu'une religion n'en connaît aucune.» »
Mezri Haddad
Philosophe tunisien, spécialiste de théologie comparative. Dernier ouvrage paru : Dialogue des religions d'Abraham pour la tolérance et la paix (collectif, sous la direction de H. Fantar), éd. Université de Tunis El-Manar, 2006