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05 octobre 2006

Ce que les jeunes artistes arabes ont à nous dire, par Pierre Vermeren


Pierre Vermeren

Introduction :
J’ai le grand plaisir de reprendre sur le blog un remarquable « Rebond » de mon ami l’historien Pierre Vermeren, qui a été publié par le quotidien « Libération » du mardi 3 octobre avec deux autres tribunes libres, toutes sur le thème « Islam et violence ». Son article tranche par son originalité sur les deux autres - comme sur d’innombrables publications sur le sujet - parce qu’il parle de sociétés réelles, et non de l’image que l’on en a. Le vrai miroir des peuples, ce sont ses artistes qui les portent, et les jeunes artistes arabes qui ont réalisé récemment des films iconoclastes nous en disent plus sur la souffrance vécue de l’intérieur, que des piles de reportages convenus. Bonne lecture !
J.C

« La controverse soulevée par les propos du pape et les insupportables menaces de mort contre Robert Redeker accroissent l'incompréhension qui préside aux rapports Islam-Occident. Fulmination et préjugés progressent.
C'est «bloc contre bloc», «raison contre sacré», Lumières contre obscurantisme... Il est urgent de sortir du champ des représentations et des clichés essentialistes. L'histoire enseigne que les sociétés savent puiser dans leurs récits sacrés ce qui convient à leur temps, et à leurs passions. C'est moins dans l'essence des civilisations qu'il faut traquer les germes de la violence, ou d'une paix éternelle, que dans la vie des hommes de notre temps, qui dit l'état de nos civilisations.
Que nous disent, en ce début de XXIe siècle, les créateurs des pays arabes ? Et savons nous les écouter ? A rebours des propos lénifiants et des anathèmes, il faut entendre ces hérauts d'une extraordinaire vitalité, et l'insondable souffrance des millions de jeunes musulmans qui regardent vivre l'Occident. Car depuis quinze ans, l'Occident s'exhibe, via les télévisions par satellite, aux yeux des habitants du Sud. Mais en retour, que savons-nous de ces peuples, en dehors de la chaîne des violences quotidiennes rapportées par les télévisions ? En 2006, trois films arabes de grande qualité ont été distribués en France. Le 15 février est sorti Marock, de la Marocaine Laïla Marrakchi. Puis le 7 juin, Bled Number One, du Franco-Algérien Rabah Ameur-Zaïmeche. Enfin le 23 août, doublant le roman d'Alaa el-Aswany, l 'Immeuble Yacoubian, de l'Egyptien Marwan Hamed.
Porte-parole des générations nouvelles, ces jeunes réalisateurs ont produit des oeuvres aussi puissantes que violentes, qui nous adressent une multitude d'éclairages sur les sociétés du Sud. Le film marocain est une tragédie de l'amour impossible dans la jeunesse dorée francophone de Casablanca. Le film algérien est un drame, dont le héros est un délinquant expulsé de France au titre de la double peine ; il découvre son «bled», un village du Constantinois, et les siens, dans une Algérie en proie au chaos. Le film égyptien, enfin, raconte les histoires parallèles, et quelquefois croisées, des habitants d'un immeuble colonial au centre du Caire, sur un ton à la fois dramatique et satirique. La vieille société cosmopolite, submergée par les néo-urbains, croule sous l'amoncellement des problèmes économiques et sociaux.
Ces trois films sont très différents, mais il s'en dégage une vision globale, panorama des questions et dilemmes qui taraudent les sociétés arabes et étouffent leur jeunesse. On y croise l'usage et la crise du religieux, les débordements de la sexualité, l'insoutenable oppression des femmes, l'affairisme et la corruption, l'abus de pouvoir, la brutalité des rapports de domination, mais aussi la nostalgie des temps révolus, l'utopie politique, les rêves d'exil et d'Eldorado, la force de la jeunesse, et son désir de liberté.
A relire bien des critiques françaises de ces films, on est surpris par trop de réactions qui fuient la réflexion. Dans les trois pays, islamistes, conservateurs et bien-pensants se sont dits révoltés par la brutalité dévoilée, la perversion (relative au sexe, à la drogue et à l'alcool), les provocations envers la religion (l'amour impossible du jeune juif et de la jeune musulmane de Marock , qui conduit ce Roméo à la mort, ou la rhétorique pharisienne de Haj Hazzam, qui dévoie sa religion pour assouvir ses passions), et l'extrême dénuement des femmes (l'asile psychiatrique de Constantine, ou l'avortement forcé de la deuxième épouse de Haj Hazzam). Des campagnes de presse, des débats parlementaires, des sit-in et manifestations ont conduit les distributeurs à jongler avec la censure, négocier avec les politiques et déprogrammer des projections. Au regard de ces oeuvres puissantes, la dénonciation européenne du non-respect des droits de l'homme dans ces sociétés est une aimable conversation.
En France, trois types de réactions dominent la critique : l'appréciation technique, l'incrédulité, et le mépris. Pour bien des critiques, aussi peu au fait des réalités contemporaines des sociétés arabes qu'en empathie avec elles, ces oeuvres sont analysées pour leurs prouesses ­ ou défauts ­ techniques. Un grand hebdo parisien dit de Bled Number One, «C'est un bon film. C'est même du cinéma, même si c'est filmé en vidéo.» Face à la force de ces oeuvres, qui ne laissent pas indemnes, l'incrédulité est de rigueur, même dans la presse la plus branchée : «Manière assez fluide et rythmée d'associer musique et vacuité estivale [...], que l'on n'aurait jamais attendue de la part d'une cinéaste maghrébine», est-il écrit du film de Marrakchi. Enfin, le plus grand quotidien régional français voit, à propos du film marocain, «Tous les clichés possibles dans cette fureur de vivre complaisante et maladroite», et dans l' Immeuble Yacoubian, «une mise en scène avec peu de moyens et guère plus d'inventivité».
Les aspirations de la jeunesse arabe, ses souffrances et ses fantasmes sont détournés lorsqu'éclate une polémique ou de graves incidents internationaux. Des créateurs ont le courage de nous montrer, de manière drôle et satirique, mais aussi brutale et douloureuse, les tribulations de leurs sociétés. L'écho renvoyé par la France demeure très faible, alors que dans les trois films, la charge affective de ce pays est très puissante. Au-delà des considérations techniques, ces oeuvres méritent une vive attention. On n'y traite pas de l'essence de l'islam : on y apprend comment l'absence de justice et de droit laisse libre cours aux pulsions humaines; comment celles-ci détruisent un système social; et comment la crise de la culture nationale et de la religion projette une partie de la jeunesse vers l'islamisme, et une autre vers l'Europe. Ce sont des créateurs arabes qui l'exposent, et c'est assez époustouflant. A l'image de cette scène inouïe, où la star égyptienne Adel Imam, ivre et désespéré, prend à témoin la statue du père de l'indépendance égyptienne, Saâd Zaghloul, hurlant sa rage de voir «la plus belle ville du monde» devenue ce qu'elle est aujourd'hui. »

Pierre Vermeren
Maître de conférences en histoire du Maghreb contemporain à Paris-I.

Pour écouter mes deux interviews de l’auteur, cliquer sur les liens :
- Emission du 17 octobre 2004
- Emission du 31 octobre 2004