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23 février 2011

Les ingrédients de la crise à Bahreïn

Drapeau du Bahreïn

Dans ce pays chiite gouverné par une dynastie sunnite, l'instabilité inquiète les voisins et les États-Unis qui y ont basé la cinquième flotte.

Un pays à majorité chiite
Bahreïn est le seul pays du Golfe comprenant une majorité de chiites (70%), mais celle-ci est marginalisée par le pouvoir sunnite. Les chiites sont exclus des postes administratifs et des postes de sécurité.  
Pire, la monarchie recruterait, selon l'opposition, dans les forces de sécurité et les services de renseignements des sunnites de plusieurs pays arabes voisins. Les opposants chiites accusent d'ailleurs le régime d'accorder la nationalité à ces sunnites afin d'inverser la balance démographique du pays. La majorité chiite critique également les logements sociaux accordés à ces nouveaux venus rapporte Steven Sotloff dans le Christian Science Monitor
Le gouvernement tend à présenter les chiites comme une cinquième colonne iranienne, ce dont ces derniers se défendent. 

La dynastie Al-Khalifa
Depuis son indépendance en 1971, Bahreïn est dirigée par la dynastie Al-Khalifa, avec, à la tête de l'Etat, Hamad ben Issa Al Khalifa depuis 1999 et Halifa ben Salman Al-Khalifa à la tête du gouvernement... depuis 1971, tandis que les vice-premiers ministres sont Ali ben Khalifa ben Salman Al-Khalifa et Muhammad ben Moubarak Al-Khalifa! 

Une ouverture politique incomplète
Deux ans après la mort de son père Issa, le chef de l'Etat Hamad ben Issa Al Khalifa a engagé des réformes, en février 2001, ce qui lui a valu d'être cité en exemple par le parrain américain. Le nouveau roi a notamment restauré le Parlement, qui avait été suspendu en 1974, ce qui fait de lui (avec le Koweït) une exception parmi les monarchies ultraconservatrices du Golfe. 
Le nouveau roi a libéré les prisonniers politiques et encouragé le retour des dissidents. Un projet de Charte d'action nationale affirmait le caractère démocratique du système politique, la séparation des pouvoirs et la suprématie de la souveraineté populaire.  
Mais un an plus tard, en 2002, le régime fait marche arrière. Il crée une chambre haute désignée par le roi, à l'instar de la Cour constitutionnelle, de la Haute Cour de justice et de l'ensemble des juges. Ce qui amène l'opposition chiite et laïque à boycotter les élections législatives. D'autant que le découpage électoral est tel que sur 40, 18 circonscriptions seulement sont gagnables par les chiites, assurant au tiers des sunnites que compte le pays d'être majoritaires. 
En 2006 néanmoins, l'association chiite Al-Wifaq décide de se présenter aux élections, afin de prouver sa bonne volonté et son respect des règles "démocratiques". Une partie de ses membres fait d'ailleurs sécession et appelle à nouveau au boycott du scrutin. Wifaq remporte alors 17 sièges. Et aux dernières élections législatives, à l'automne 2010, les chiites ont remportés les 18 sièges auxquels ils concourraient. 

Atteintes aux droits de l'Homme
Les organisations de défense des droits de l'homme condamnent régulièrement les abus commis contre les opposants, en particulier l'usage de la torture. En août dernier, 250 à 300 militants d'Al-Wifaq ont été arrêtés selon Human Rights Watch. Et en septembre dernier, la disparition du blogueur Ali Abdulemam a mobilisé la communauté internationale qui réclame toujours sa libération. 
Un pays habitué aux secousses
Bahreïn a été confronté à une "intifada" (soulèvement) de 1995 à 1999. Violemment réprimée, elle n'a pris fin qu'à la mort de l'émir Issa en mars 1999. En 2004, l'île a été à nouveau secouée par des manifestations qui réclamaient la libération d'un défenseur des droits de l'Homme, Abdulhadi Al-Khawaja. 

Le siège de la Cinquième flotte américaine
Les Américains, qui ont choisi Manama comme port d'attache de leur Vème Flotte, considèrent cette île reliée par un pont au royaume saoudien comme un rempart contre l'influence et l'activisme de la République islamique d'Iran dans la région, et ont d'ailleurs étendu la surface de leur base en 2009.  
La Vème flotte des États-Unis couvre le Golfe persique, la Mer rouge, la côte de l'Afrique de l'Est et l'Océan Indien. Ce positionnement stratégique fait du pays une poudrière potentielle en cas de chute du régime. 1500 soldats américains sont déployés en permanence dans l'île. 

Une économie diversifiée
Bahreïn fait figure de parent pauvre à côté des autres monarchies pétrolières de la région, ses réserves de pétrole s'étant pratiquement taries. L'île a donc diversifié son économie, devenant une plateforme financière quand le Liban, qui tenait auparavant ce rôle au sein du monde arabe, a sombré dans la guerre civile en 1975. "Aujourd'hui, les services financiers pèsent plus lourd que le pétrole dans l'économie et le petit royaume héberge plus de 400 banques et institutions financières selon Le Figaro. Et le PIB a crû de 70% au cours des dix dernières années.  

Catherine Gouësset
Le Figaro, 17 février 2011

Nota de Jean Corcos :
Le Bahreïn occupe les "feux de la rampe", depuis que la vague révolutionnaire arabe est venue atteindre ce petit pays. Fatalement, les commentateurs de la quasi-totalité de la "blogosphère" juive francophone diffusent l'idée que, derrière cette révolte de la majorité chiite du pays, traditionnellement écartée du pouvoir, il y aurait la main de l'Iran. Bien entendu, il est probable que la République Islamique ait versé de l'huile sur le feu, trop heureuse de pouvoir déstabiliser les Émirats voisins alliés des Occidentaux. 

Mais ce genre de vision "complotiste" de l'Histoire revient toujours à mépriser les peuples et leurs aspirations ; à dénigrer les spécificités des pays, et la complexité des conflits ; bref, à voir les choses à l'opposé de ma propre démarche, qui vous invite à vous faire une opinion après avoir entendu des experts différents selon les sujets. Laurence Louër, chercheuse au C.E.R.I, a publié un petit ouvrage très dense "Chiisme et Politique au Moyen-Orient. Je lui ai consacré deux émissions en 2009, et nous avions parlé des Chiites de Bahreïn (voir la présentation ici)

Vous trouverez en lien le podcast en allant à l'émission du 17/05/09. En gros, elles disait que les revendications de cette communauté relevaient de la politique interne, tandis que les tentatives d'exporter la révolution islamique avaient échoué dans le Golfe : écoutez la donc pour vous faire une idée ! 

Lire aussi, enfin, cette toute récente interview en lien de Laurence Louër dans le journal "Le Monde" : en gros, elle pense que la monarchie bahreïni va surmonter cette révolution, car l'armée lui restera fidèle.