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22 décembre 2007

Poker menteur au Proche-Orient ou « Liban, les trois guerres », par Pierre Vermeren

Introduction :
J’ai eu le plaisir à plusieurs reprises, soit d’interviewer l’historien Pierre Vermeren, soit de mettre en ligne sur le blog certains de ses articles. Avec son autorisation je vous invite aujourd’hui à découvrir un "rebond" publié il y a environ un an dans "Libération", mais qui n’a pas pris une ride ... c’est que l’auteur, dont l’Histoire est la discipline, a la notion des « temps longs » chers à Fernand Braudel. Au-delà de la surface de l’actualité (et on pense naturellement à la conférence d'Annapolis et aux espoirs de règlement du conflit israélo-palestinien), restent les paramètres profonds des différents conflits : populations soumises à des régimes oppressifs ; mésententes entre États voisins ; rivalité entre Chiites et Sunnites ; interventions de forces étrangères ; mais surtout et comme il le rappelle très justement, ce qui bloque toute avancée pacifique : « Il reste, d’une manière globale, que les peuples musulmans rejettent l’existence même d’Israël sur la terre de l’Islam, même si leurs États signent des accords internationaux qui entérinent son existence. »
Bonne lecture !

J.C

La récente guerre du Liban a aggravé les dramatiques tensions en Méditerranée. Alors que les littoraux de la Grande bleue étaient submergés par leur flux d’estivants, la dévastation d’une partie du Proche-Orient battait son plein. La guerre des 34 jours achevée, la région a-t-elle fait un pas dans la direction « d’une paix juste et globale », poncif de la diplomatie internationale ? La réponse est plus que douteuse, car l’événement historique, dans sa puissance et les douleurs engendrées, met à jour les conflits qui s’amoncellent en Méditerranée. La sixième guerre israélo-arabe n’est que l’un des conflits ayant nourri la présente guerre du Liban.
La mal-nommée « guerre des civilisations » ne permet guère d’analyser le conflit israélo-Hezbollah. Israël, « citadelle avancée de l’Occident » soutenue par l’Amérique, serait le Cuba de la Guerre Froide, ce porte-avion soviétique aux portes de l’ennemi. La nation arabe, vent debout contre « l’entité sioniste », défendrait sa terre contre ce résidu du colonialisme et de l’impérialisme. L’analogie est tentante, mais un peu courte. Plusieurs conflits se bousculent dans la présente guerre, que rien ni personne ne semble en état de maîtriser.
Le premier conflit oppose, par emboîtement, l’État d’Israël à ses voisins : les Palestiniens d’abord, les pays du front en second, puis la nation arabe dans son ensemble, et même l’Islam mondial. À tous les niveaux, il faut distinguer peuples et appareils d’États. La passion anti-israélienne est complexe à plus d’un titre. Souvent anti-juive dans les couches populaires saturées d’idéologie, cette passion refuse par principe l’existence d’un pouvoir juif en terre d’Islam. Son objet est pourtant largement dépendant du contexte local.
En Palestine, a fortiori parmi les Arabes israéliens, on sait au fond qu’il faut s’accommoder de la réalité israélienne et traiter avec elle. Le Hamas en fait à son tour la douloureuse expérience.
Dans les pays du front, la passion anti-israélienne est entretenue par la mémoire des conflits, par les occupations de terres, passées ou présentes, et l’on met à raison en avant le non-respect des arrêts du Conseil de sécurité de l’ONU relatif au retrait des territoires occupés. En dépit du souvenir douloureux des guerres, l’illusion millénariste de la destruction d’Israël est largement partagée. La destruction partielle du Liban ne change rien à la certitude d’une victoire finale.
Dans les pays arabes d’une manière plus globale, on ressent les échecs face à Israël comme une humiliation douloureuse et insupportable. Mais les peuples attendent le vengeur qui, tel Saladin, mettra fin à l’État d’Israël, comme celui-ci détruisit le Royaume franc de Jérusalem, 99 ans après sa création. Après Nasser, Arafat, Saddam et Ben Laden, voici Hassan Nasrallah, le héros qui menace Israël, le vengeur du peuple arabe, ce peuple « choisi par Allah pour recevoir la Révélation coranique ».
Toutefois, dans bien des pays arabes, la passion anti-israélienne est utilisée à usage interne. Au Maroc, nationalistes arabes et islamistes dénoncent les compromissions du Palais avec les Occidentaux. En Tunisie, le pouvoir organise la surenchère antisioniste dans la presse, afin de capter la colère populaire à son profit. Partout, les islamistes jouent la carte du conflit israélo-arabe, notamment en Égypte, dénonçant la faiblesse et l’inaction de leur État, qu’ils espèrent prendre en défaut de nationalisme et de bellicisme, à défaut de pouvoir le contester dans des élections démocratiques inexistantes.
Dans le monde musulman, l’utilisation du conflit est très variable. La Turquie est loin de l’Iran, chef de fil des pays qui veulent « raser » Israël. La rhétorique d’Ahmadinejad sur l’arme nucléaire ne fait guère mystère sur l’emploi qui pourrait en être fait.
Il reste, d’une manière globale, que les peuples musulmans rejettent l’existence même d’Israël sur la terre de l’Islam, même si leurs États signent des accords internationaux qui entérinent son existence. Ces derniers capitalisent sur le conflit israélo-arabe, maintenant une mobilisation permanente à usage interne, quand ce n’est pas l’état de siège (depuis 1967 en Syrie, 1981 en Egypte). Cette mobilisation a trois vertus éprouvées de longue date : la colère du peuple frappe un objet extérieur ; la question de l’alternance et du partage du pouvoir est évacuée ; la guerre justifie les atteintes à la vie publique et privée, état de siège oblige.
Le second conflit oppose en effet les peuples arabes à leurs États autoritaires, souvent dictatoriaux. La démocratie et des relations sociales pacifiées en sont les principales victimes. Après la destruction des mouvements de résistance socialistes et marxistes, puis l’effondrement du nationalisme arabe anti-colonial, les peuples arabes se sont voués aux sirènes de l’islamisme, comme l’atteste la progression régulière de cet électorat au Maghreb, en Palestine ou en Égypte. Les minorités du monde arabe en font les frais de longue date. Après le départ des minorités coloniales et cosmopolites (notamment en Egypte), puis celui des Juifs vers Israël, c’est le tour des Chrétiens d’Orient. La moitié des 20 millions de Chrétiens d’Orient, souvent passionnément arabes, ont quitté la région, et la récente guerre risque d’accélérer cet exode au Liban.
Le conflit peuples-États est probablement le plus important, avec ses millions de morts depuis 20 ans, en Irak, en Syrie, en Égypte, au Soudan, en Algérie, mais aussi dans le Golfe. Le saoudien Ben Laden veut apparaître comme le grand coordinateur sunnite face aux « ennemis de l’Islam », en premier lieu les dictatures militaires « impies ».
Le troisième conflit oppose Chiites et Sunnites. Les Chiites ont porté au pouvoir l’islamisme politique, que le grand-père de T. Ramadan inventa dans l’entre-deux-guerres chez les Sunnites. Ce fut la révolution iranienne de 1979. Les Sunnites, « bénis de Dieu », possèdent le pétrole et les Lieux Saints, sous la tutelle de l’Arabie saoudite. La création d’un « État chiite dans l’État » libanais prouve la puissance de cette école. Après la Palestine, l’Irak et le Liban, les pays susceptibles de basculer sous la poussée chiite se situent dans le Golfe ou en Syrie. Comme dans les années 1980, le malheureux Liban est au coeur des mutations du Proche-Orient.
La prétendue guerre Islam-Occident en masque donc bien d’autres. Le conflit israélo-arabe est le plus médiatique. La lutte des Palestiniens est mise en avant, mais est-elle l’essentiel ? Oui car elle est le seul conflit médiatisé de la région, et la haine internationale qu’elle suscite est effrayante. Non car d’autres enjeux semblent primordiaux, comme le prouve la solitude historique des Palestiniens.
La guerre du Liban a mobilisé les peuples arabes, qui ont soutenu le chiite Nasrallah. Les États arabes ont apparemment soutenu la résistance du Hezbollah, mais leur tâche est ardue. Il leur faut contenir la poussée islamiste intérieure, apparaître en interne comme des champions anti-israéliens, en externe comme des États qui en appellent à l’ONU, tout en neutralisant la poussée chiite qui les menace. Sans parler du régime syrien qui règle ses comptes avec l’impudence libanaise de 2005. La quadrature du cercle.
Les États veulent avant tout conserver le monopole du pouvoir. L’Occident les soutient dans cette tâche, espérant, contre toute évidence, tuer l’islamisme par asphyxie. Le conflit proche-oriental est un bateau-ivre dont chacun espère tirer profit du naufrage annoncé.
Alors que les Européens rentrent de vacances, l’Orient est un peu plus compliqué.

Pierre Vermeren
Maître de conférences
"Libération", 28 décembre 2006