Rechercher dans ce blog

05 janvier 2006

Les dernières paroles d'Ariel Sharon


A l'heure où j'écris ces lignes, et d'après une dépêche Reuters, le Premier Ministre Ariel Sharon "lutte contre la mort après une hémorragie cérébrale qui a nécessité une longue intervention chirurgicale et bouleverse la donne politique en Israël et dans la région. Les neurochirurgiens de l'hôpital Hadassah de Jérusalem, où le Premier ministre israélien a été opéré pendant plus de sept heures, ont dit qu'ils étaient parvenus à stopper l'hémorragie. Ses signes vitaux sont stables, mais Sharon, 78 ans le mois prochain, est dans un état critique."


Personne ne peut encore témoigner de ce que furent ses "dernières paroles", au moment où il arriva à demi inconscient hier soir, à l'hôpital Hadassah. Un blog n'est qu'un témoignage personnel et subjectif de l'actualité, et ne peut (sauf exceptions) tenir lieu de journal en ligne ; je me permettrais juste de vous faire partager un moment d'intense émotion ... et je revois avec une incroyable précision les images de ma seule rencontre avec cette personnalité hors du commun. C’était à Jérusalem, en novembre 2004 ; le mardi 9 plus précisément ; je faisais partie des trois journalistes de la fréquence juive de Paris conviés à accompagner une mission du CRIF-AUJF ; informés seulement la veille de la réception par le Premier Ministre, un petit groupe d'heureux élus attendaient donc, devant la grille du lieu le mieux gardé de Jérusalem.

Le premier souvenir qui me revient correspond aux contrôles de sécurité, exceptionnellement longs et méticuleux à l’entrée de l’immeuble du Gouvernement ; ensuite, nous n’avons rejoint que par groupes successifs la salle du Conseil des Ministres (cette fameuse salle à table ovale, si souvent montrée à la télévision et qui me sembla bien modeste une fois pleine de la foule des visiteurs). Pour cela, il nous fallu passer d’un bâtiment à l’autre, puis arpenter de longs couloirs, croisant des vigiles en civil ou en uniforme armes à la ceinture, mais aussi d’inattendues jeunes soldates bien décontractées et sirotant un soda sur une banquette - un spectacle totalement incroyable en France, où ma modeste fréquentation des palais de la République m’avait accoutumé aux huissiers chamarrés et aux plafonds à dorures. Lorsque, enfin, accompagné de mes consœurs de RCJ et Radio Shalom nous pénétrâmes dans la pièce, Ariel Sharon parlait déjà depuis quelques minutes, mais nous avons pu suivre ensuite une petite demi-heure ce qui tenait beaucoup plus du monologue que d’une interview ... Rappelons le contexte : à l’époque c’était Arafat qui était agonisant (ou déjà mort « officieusement », je ne devais apprendre son décès « officiel » que le surlendemain jeudi 11 au matin). France 2, à partir d’archives filmées non datées, devait se livrer à une manipulation médiatique de plus en montrant un Sharon souriant en apprenant la nouvelle ; en fait je peux témoigner (ainsi que tout notre groupe), que pas une fois le Premier Ministre ne s’était réjoui publiquement de la fin de son vieil et intime ennemi.

Mais je me souviens aussi de son sourire, presque ironique à force d’être figé, et du débit régulier de ses paroles, prononcées sur un ton sourd et résolu. Les nouvelles n’étaient pas non plus toutes roses ce matin là, les ministres des petits partis de droite étaient partis en claquant la porte, on était déjà - avec la décision de quitter la bande de Gaza - au début d’un long processus qui allait conduire à l’éclatement du Likoud et au bouleversement du paysage politique israélien. Sharon n’y fit là encore aucune allusion. Il fut question de la France et de l’antisémitisme, d’Israël prêt à accueillir à bras ouverts les Juifs voulant y vivre ; mais aussi (et je peux également en témoigner), de l’importance donnée aux bonnes relations avec notre pays, de la collaboration économique (avec un exposé en français de son directeur de cabinet) ou de la nécessaire concertation des Occidentaux face à la menace iranienne.

Le souvenir le plus touchant fut son évocation finale d’un souvenir d’enfance, alors qu’il parlait - lui le vieux « père de la nation » accablé de soucis en tous genres - de la masse énorme des défis à surmonter par l'état juif. Il raconta comment, souvent, dans la petite exploitation agricole des environs de Netanya établie par sa famille, il se sentait las, découragé ; il voyait devant lui un avenir sombre, des difficultés innombrables, la terre aride à labourer, les pierres à déplacer, les moustiques, la chaleur ... Et alors, son père lui remontait le moral : « ne regardes pas tout le travail qui reste à faire ; regardes en arrière, tout le travail que nous avons déjà fait, tout ce qui nous semblait impossible à réaliser ; ainsi tu ne seras jamais découragé ! »

Je n’aurais eu donc que cette rencontre, rapide et collective, avec un personnage historique. Mais je n’oublierai jamais ses ultimes paroles : cette énergie hors du commun, cette capacité à faire face aux défis les plus terribles pesant sur sa propre sécurité et celle de son peuple, il les devait assurément à une dure éducation, celle des derniers « paysans-soldats » de l’état d’Israël. La génération des Ben Gourion et Moshe Dayan, une espèce disparue sur la scène politique locale.

Jean Corcos