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SIMON/CIRIC
Le grand imam de Bordeaux plaide
pour la refonte de la théologie musulmane. Interview.
Paris Match. "Nous musulmans de France…" Une
semaine après les attentats, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a
fait parvenir à toutes les mosquées de France un prêche destiné à être lu aux
fidèles lors de la prière de vendredi. Qu’en pensez-vous ?
Tareq Oubrou. Je ne suis pas de ceux qui attendent une
circulaire pour exprimer la position de l’Islam concernant le meurtre
d’innocents par des criminels qui sèment la terreur. Dans ma mosquée, j’ai
l’habitude de poser un diagnostic et des remèdes à cette violence qui remonte à
une interprétation anachronique du Coran, récupérée par des mouvements qui
n’enseignent pas l’islam, mais pratiquent l’endoctrinement.
Pourquoi les institutions musulmanes de France
sont-elles dépassées ?
Elles n’ont pas de doctrine adaptée au moment dans
lequel nous vivons. Quel enseignement devons-nous transmettre à nos enfants qui
vivent dans un monde qui n’a rien à voir avec celui des Bédouins du VIIe
siècle ? Le principe islamique doit subsister, mais les formes juridiques et
éthiques évoluer. Les théoriciens de l’islam en Occident doivent faire l’effort
de produire une doctrine en phase avec la laïcité française. Et sortir des
discours de convenance et de stratégie. S’inquiéter n’est plus suffisant, il
faut une refonte de la théologie musulmane. Nous devons adapter la révélation
coranique des Bédouins de la péninsule sudarabique du VIIe siècle à l’univers
mental des Français du XXIe siècle. Aujourd’hui, on demande aux musulmans en
France d’accomplir ce qui a pris plusieurs siècles à l’Eglise catholique. Les
chrétiens ont su adapter la Bible à leur temps. Pourquoi l’islam ne le
ferait-il pas ? A ce que je sache, Jésus n’était pas un Occidental mais un
Sémite. Il est pourtant devenu la référence de l’Occident. Il n’avait pas les
yeux bleus. Les docteurs de l’Eglise sont allés jusqu’à adapter sa morphologie
à l’univers mental occidental. Ce devrait être plus simple pour le Prophète :
il n’était pas basané, ce n’était pas un Maghrébin. S’il vivait aujourd’hui
parmi nous, il passerait plus inaperçu que les immigrés marocains ou algériens,
ceci dit du point de vue strictement physionomique !
Vous dites souvent que la visibilité actuelle de
l’islam fait peur à l’identité française…
… et qu’elle est aussi nuisible à la spiritualité
musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le
wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des
moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire
pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette
visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou
spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en
s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.
Que voulez-vous dire par écorce ?
Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la
visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la
modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer
complètement de paradigme. Notre "communauté" est très jeune,
j’entends essentiellement formée par des jeunes gens issus de culture et de
religion musulmane, qui vivent dans une certaine frustration : sociale,
scolaire, etc. Ils compensent ce complexe d’infériorité par un complexe de
défiance. C’est le propre de l’adolescence. Je me démarque par rapport à la
famille. Je ne reconnais pas l’autorité, même religieuse. Je provoque. Je suis
victime, donc j’existe. Et je greffe un discours religieux sur des pratiques
qui ne devraient pas avoir beaucoup d’importance, comme le fameux foulard
islamique. J’attends de voir ce qu’il y aura après le foulard, peut-être les
cravates islamiques ? Les chaussures islamiques ? C’est n’importe quoi. Car
enfin, que dit le Coran ? Au centre, il y a la pudeur. La pudeur fait partie de
la foi. Mais le Prophète n’est pas venu sur terre pour donner des cours de
couture. Les vêtements n’ont rien à voir avec la religion. Un voile n’est pas
une kippa. Il n’y a pas d’objets cultuels dans l’islam. Il n’y a pas de
symboles, pas de slogan. C’est une hérésie que d’introduire dans le culte les
vêtements. Une fois encore, on mélange le principe éthique avec sa traduction
vestimentaire. Dieu n’est pas un tailleur, ce n’est pas un styliste de mode. En
vérité, on se cache pour mieux se montrer. Alors certes, l’apparence est
conforme à la lettre du texte, mais l’intention n’est pas bonne. Ce qui est
condamnable, c’est l’habit de l’orgueil, de l’arrogance et de l’ostentation.
Mais alors qu’est-ce que le cœur de l’islam ?
Le plus important, c’est la foi. La foi du cœur. On
est musulman parce qu’on a la foi. L’enjeu est donc intérieur. Les gens qui
seront sauvés le jour du jugement dernier ne sont pas ceux qui ont la barbe la
plus longue ou le voile le plus noir, mais ceux qui ont le cœur pur. Et ce
jour-là, les apparences ne sauveront pas. Le Coran contient à peu près 6 236
versets dont 150 traitent de la loi et du culte, ce qui est presque
négligeable. L’immense volume scripturaire concerne la métaphysique : Dieu,
l’homme, la dignité, la résurrection, etc. Aujourd’hui, ce domaine de la foi a
cédé la place au discours normatif, c’est-à-dire à la disparition du sens. Le
wahhabisme saoudien a exclu tout discours métaphysique sur l’homme, la vie, le
vivre-ensemble, l’Autre. Comment introduire l’Autre, qui n’est pas musulman,
dans la théologie ? Quel est le statut du non-musulman ? Quelle conséquence au
niveau éthique ? Il y a des zones du Coran qui n’ont jamais été explorées et
développées.
Vous aviez suggéré que la place de l’imam de Brest,
qui expliquait à des enfants que la musique est créature du Diable , était
plutôt dans un asile psychiatrique? Comment faire sans un clergé compétent et
formé ?
Hélas, les imams ne sont pas des savants. La plupart
n’ont pas les outils intellectuels pour accéder au riche héritage théologique
musulman avec ses différentes doctrines complexes. Il faut le dire, la
théologie musulmane classique donne la migraine. C’est tout le sens de mon
travail sur la “charia de minorité”, un concept que j’ai volontairement voulu
provocateur pour les musulmans et les non-musulmans. Paradoxalement, les deux
se rejoignent, les uns par ignorance, les autres par littéralisme, quand ils
considèrent que la charia c’est la pratique mécanique d’un verset ou d’une
parole d’un prophète interprétée par un canoniste du Moyen Age. Non, il y a une
dimension historique dans le Coran. Tout n’y est pas absolu. Au Moyen Age, des
savants de l’islam ont traduit le message coranique dans la culture de leur
temps. Ce travail de réforme s’est arrêté brutalement à cause de l’effondrement
de la civilisation arabo-musulmane après l’invasion mongole, les croisades et
la colonisation. La pensée théologique s’est figée. Il faut sortir de cet
effondrement pour repenser notre religion à la lumière de la modernité. Il faut
formaliser, sculpter cette matière pour qu’elle soit visible, esthétique,
audible, intelligible et lisible pour nos contemporains.
Interview par Pascal Meynadier,
Paris Match, le 24 novembre 2015