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15 janvier 2016

Tareq Oubrou : "Tout n'est pas absolu dans le Coran"



Photo © Corinne SIMON/CIRIC  


Le grand imam de Bordeaux plaide pour la refonte de la théologie musulmane. Interview. 

Paris Match. "Nous musulmans de France…" Une semaine après les attentats, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a fait parvenir à toutes les mosquées de France un prêche destiné à être lu aux fidèles lors de la prière de vendredi. Qu’en pensez-vous ?

Tareq Oubrou. Je ne suis pas de ceux qui attendent une circulaire pour exprimer la position de l’Islam concernant le meurtre d’innocents par des criminels qui sèment la terreur. Dans ma mosquée, j’ai l’habitude de poser un diagnostic et des remèdes à cette violence qui remonte à une interprétation anachronique du Coran, récupérée par des mouvements qui n’enseignent pas l’islam, mais pratiquent l’endoctrinement.

Pourquoi les institutions musulmanes de France sont-elles dépassées ? 

Elles n’ont pas de doctrine adaptée au moment dans lequel nous vivons. Quel enseignement devons-nous transmettre à nos enfants qui vivent dans un monde qui n’a rien à voir avec celui des Bédouins du VIIe siècle ? Le principe islamique doit subsister, mais les formes juridiques et éthiques évoluer. Les théoriciens de l’islam en Occident doivent faire l’effort de produire une doctrine en phase avec la laïcité française. Et sortir des discours de convenance et de stratégie. S’inquiéter n’est plus suffisant, il faut une refonte de la théologie musulmane. Nous devons adapter la révélation coranique des Bédouins de la péninsule sudarabique du VIIe siècle à l’univers mental des Français du XXIe siècle. Aujourd’hui, on demande aux musulmans en France d’accomplir ce qui a pris plusieurs siècles à l’Eglise catholique. Les chrétiens ont su adapter la Bible à leur temps. Pourquoi l’islam ne le ferait-il pas ? A ce que je sache, Jésus n’était pas un Occidental mais un Sémite. Il est pourtant devenu la référence de l’Occident. Il n’avait pas les yeux bleus. Les docteurs de l’Eglise sont allés jusqu’à adapter sa morphologie à l’univers mental occidental. Ce devrait être plus simple pour le Prophète : il n’était pas basané, ce n’était pas un Maghrébin. S’il vivait aujourd’hui parmi nous, il passerait plus inaperçu que les immigrés marocains ou algériens, ceci dit du point de vue strictement physionomique !

Vous dites souvent que la visibilité actuelle de l’islam fait peur à l’identité française…

… et qu’elle est aussi nuisible à la spiritualité musulmane. Il faut en finir avec la bédouinisation de l’islam. Phagocyté par le wahhabisme saoudien, le salafisme consiste à bédouiniser l’islam avec des moyens technologiques particulièrement développés. C’est un retour à l’histoire pré-islamique mais certainement pas un retour à l’état de l’Islam. Cette visibilité identitariste n’a rien à voir avec un enracinement mystique ou spirituel, mais répond à une logique de minorités qui veulent se préserver en s’attachant aux écorces au lieu de s’attacher à l’esprit de la religion.

Que voulez-vous dire par écorce ?

Tout ce qui participe à l’islam folklorique de la visibilité à outrance. Le propre de la religion, c’est la discrétion, la modestie, le travail intérieur et non l’exhibition. Il faut changer complètement de paradigme. Notre "communauté" est très jeune, j’entends essentiellement formée par des jeunes gens issus de culture et de religion musulmane, qui vivent dans une certaine frustration : sociale, scolaire, etc. Ils compensent ce complexe d’infériorité par un complexe de défiance. C’est le propre de l’adolescence. Je me démarque par rapport à la famille. Je ne reconnais pas l’autorité, même religieuse. Je provoque. Je suis victime, donc j’existe. Et je greffe un discours religieux sur des pratiques qui ne devraient pas avoir beaucoup d’importance, comme le fameux foulard islamique. J’attends de voir ce qu’il y aura après le foulard, peut-être les cravates islamiques ? Les chaussures islamiques ? C’est n’importe quoi. Car enfin, que dit le Coran ? Au centre, il y a la pudeur. La pudeur fait partie de la foi. Mais le Prophète n’est pas venu sur terre pour donner des cours de couture. Les vêtements n’ont rien à voir avec la religion. Un voile n’est pas une kippa. Il n’y a pas d’objets cultuels dans l’islam. Il n’y a pas de symboles, pas de slogan. C’est une hérésie que d’introduire dans le culte les vêtements. Une fois encore, on mélange le principe éthique avec sa traduction vestimentaire. Dieu n’est pas un tailleur, ce n’est pas un styliste de mode. En vérité, on se cache pour mieux se montrer. Alors certes, l’apparence est conforme à la lettre du texte, mais l’intention n’est pas bonne. Ce qui est condamnable, c’est l’habit de l’orgueil, de l’arrogance et de l’ostentation.

Mais alors qu’est-ce que le cœur de l’islam ?

Le plus important, c’est la foi. La foi du cœur. On est musulman parce qu’on a la foi. L’enjeu est donc intérieur. Les gens qui seront sauvés le jour du jugement dernier ne sont pas ceux qui ont la barbe la plus longue ou le voile le plus noir, mais ceux qui ont le cœur pur. Et ce jour-là, les apparences ne sauveront pas. Le Coran contient à peu près 6 236 versets dont 150 traitent de la loi et du culte, ce qui est presque négligeable. L’immense volume scripturaire concerne la métaphysique : Dieu, l’homme, la dignité, la résurrection, etc. Aujourd’hui, ce domaine de la foi a cédé la place au discours normatif, c’est-à-dire à la disparition du sens. Le wahhabisme saoudien a exclu tout discours métaphysique sur l’homme, la vie, le vivre-ensemble, l’Autre. Comment introduire l’Autre, qui n’est pas musulman, dans la théologie ? Quel est le statut du non-musulman ? Quelle conséquence au niveau éthique ? Il y a des zones du Coran qui n’ont jamais été explorées et développées.

Vous aviez suggéré que la place de l’imam de Brest, qui expliquait à des enfants que la musique est créature du Diable , était plutôt dans un asile psychiatrique? Comment faire sans un clergé compétent et formé ? 

Hélas, les imams ne sont pas des savants. La plupart n’ont pas les outils intellectuels pour accéder au riche héritage théologique musulman avec ses différentes doctrines complexes. Il faut le dire, la théologie musulmane classique donne la migraine. C’est tout le sens de mon travail sur la “charia de minorité”, un concept que j’ai volontairement voulu provocateur pour les musulmans et les non-musulmans. Paradoxalement, les deux se rejoignent, les uns par ignorance, les autres par littéralisme, quand ils considèrent que la charia c’est la pratique mécanique d’un verset ou d’une parole d’un prophète interprétée par un canoniste du Moyen Age. Non, il y a une dimension historique dans le Coran. Tout n’y est pas absolu. Au Moyen Age, des savants de l’islam ont traduit le message coranique dans la culture de leur temps. Ce travail de réforme s’est arrêté brutalement à cause de l’effondrement de la civilisation arabo-musulmane après l’invasion mongole, les croisades et la colonisation. La pensée théologique s’est figée. Il faut sortir de cet effondrement pour repenser notre religion à la lumière de la modernité. Il faut formaliser, sculpter cette matière pour qu’elle soit visible, esthétique, audible, intelligible et lisible pour nos contemporains. 

Interview par Pascal Meynadier,
Paris Match, le 24 novembre 2015