Une colonne du Daech à Derna, dans l'Est de la Libye
(photo Reuters)
Après les attentats du 13 novembre, le regard est à juste titre tourné vers la Syrie.
Or, la situation libyenne n’est pas moins lourde de périls : alors qu’en Syrie, Daech commence à pâtir des contre-offensives de ses multiples opposants, la Libye pourrait devenir , à brève échéance, le nouveau sanctuaire de cet « État islamique ».
Chaque jour, un scénario cauchemardesque se
précise : la Libye transformée en un sanctuaire islamiste, doté d’immenses
richesses pétrolières, au cœur de l’Afrique du Nord, mitoyen de pays qui
parviennent de plus en plus difficilement à contrôler leurs frontières, aux portes
de l’Europe, point de passage incontrôlé de milliers de réfugiés et de
migrants.
L’intérêt que la France porte à la Libye ne paraît à
la mesure des enjeux. Cela est surprenant, lorsque l’on songe qu’il y a quatre
ans, en 2011, l’armée française intervenait pendant huit mois pour chasser
Kadhafi du pouvoir, au cours d’une guerre soutenue par la droite au pouvoir et
la gauche dans l’opposition. Ce désintérêt, cette cécité se nourrissent d’idées
convenues et d’une forme de fatalisme. Il est de bon ton de présenter la
situation libyenne comme un chaos inextricable, une lutte entre tribus, entre
cités, entre milices, une lutte entre chefs de guerre pour le contrôle des
ressources et du pouvoir. Ce chaos donc ne nous regarderait pas. Oui, ce chaos
est une réalité, avec ses tribus, ses milices, ses cités, ses chefs de guerre.
Mais il est un paravent commode pour qui veut ignorer une réalité à la fois
plus inquiétante et plus claire : des forces islamistes sont en train de prendre
pied en Libye, l’un des plus grand pays d’Afrique du Nord, l’un des plus
riches, un pays situé dans une région stratégique, aux portes de l’Europe.
D’abord, les Frères musulmans, qui tentent de conquérir en Libye ce pouvoir qui
leur a échappé en Égypte et partiellement en Tunisie. Et aussi divers groupes
plus radicaux encore, djihadistes, en particulier à l’Est et dans le Sud
libyen. Alliés aux milices de la ville de Misrata, les islamistes contrôlent
Tripoli, la capitale libyenne. Attisant le chaos, après avoir perdu les
élections de l’après-guerre, les forces islamistes n’ont eu de cesse de saper l’autorité
du faible pouvoir qui se mettait en place, puis mené au Parlement un quasi-coup d’État institutionnel avant, enfin, de partir en guerre.
A ce sombre tableau, s’ajoute une réalité plus
nouvelle et plus terrible : Daech s’implante toujours plus en Libye. Un
rapport de l’ONU du 16 novembre 2015 sonne l’alarme – bien tard - :
« des groupes armés ayant prêté allégeance à Daech ont pris le contrôle et
consolidé leur emprise sur des portions du territoire libyen commettant des
abus graves dont des exécutions sommaires ». De toute part, en Libye même,
de Tunisie, du Soudan, du Yémen, d’Égypte, du Moyen-Orient, des volontaires viennent
grossir les rangs de Daech. Ils seraient 5 000 selon certaines sources,
1 500 selon d’autres, en tout cas nombreux. Pour la première fois, en
novembre, deux Français ont été arrêtés à la frontière tunisienne en tentant de
rejoindre l’État islamique en Libye, et
ça pourrait n’être qu’un début. A cela, le raid lancé le 13 novembre par
les États-Unis dans l’Est de la Libye ne changera rien, bien que le chef de
l’EI, un Irakien, ait été tué à cette occasion. Pis, au Sud du pays, les
djihadistes que nous combattons au Sahel ont trouvé un véritable sanctuaire.
Comprenant le danger, les forces islamistes de Tripoli et les forces fidèles au
gouvernement de Tobrouk tentent sans grand succès, depuis de long mois, de combattre
l’EI.
Il est de bon ton de renvoyer la faute aux États qui
sont intervenus en 2011 pour chasser un dictateur, qui au moins,
entend-t-on parfois, tenait son pays. Trop simple. Quelques aient été alors les
arrière-pensées et les calculs des dirigeants occidentaux, et d’abord de
l’ancien président français, ce sont d’abord des Libyens qui se sont soulevés
contre Kadhafi avant d’être violemment réprimés. Fallait-il laisser faire, par
souci de stabilité ? La Libye ne serait-elle pas, alors, devenue une autre
Syrie, la dictature et, en prime, la guerre civile ? Ne fallait-il pas saisir
l’occasion de s’opposer à un tyran qui, il y a plus de vingt ans, commettait
des attentats sur le sol européen et contre un avion français ? Laissons
ces questions aux amateurs de politique-fiction, ce qui est fait est fait.
Enfin, il est de bon ton de souligner qu’en l’absence de solution politique crédible,
d’alternative, il faudrait se laver les mains de ce qui arrive en Libye. Or,
deux élections s’y sont – convenablement - déroulées, un Parlement a été élu,
une Constitution votée, des coalitions formées, des premiers ministres se sont
succédé, bon grès mal grès : jusqu’à l’année dernière, jusqu’au coup de
force des islamistes, une vie démocratique essayait, petit à petit, d’exister.
De cela il faudrait faire fi, pour ne voir que le chaos et donc ne rien faire,
seulement déplorer ?
Que faire, alors ? D’abord, au moins, prendre
conscience du danger qu’il y aurait à se désintéresser de la Libye. Prendre acte
qu’il existe un camp libéral, séculier en tout cas, non islamiste, moderne si
ce n’est démocrate. Ce camp, certes est divisé, il a commis des erreurs, mais
il existe. Il est politiquement majoritaire, il a gagné les élections. Or, ces
forces politiques libérales sont en train d’être attaquées par des forces
obscurantistes qui nous sont fondamentalement hostiles.
Il faut rompre avec une logique occidentale qui
obscurcit l’analyse : rechercher des solutions optimales, stables et pérennes,
vouloir l’équation qui amène la paix et l’équilibre : dans cette région,
il n’y a guère d’équilibre, tout est mouvant. Il faut dès lors rechercher le
moindre mal, appuyer le camp qui combat nos pires ennemis - quand comme en
Libye il est acceptable - sans penser que cela amènera forcément la paix et la
stabilité.
Cela nécessite de soutenir ceux qui aujourd’hui
luttent contre les islamistes, à commencer par les forces qui se sont placées
sous l’autorité de l’état-major de l’armée nationale libyenne et du
gouvernement replié à Tobrouk. Ne laissons pas, en outre, la Libye devenir,
comme en Syrie, le lieu d’affrontement entre des puissances régionales par
factions interposées : en soutenant les opposants aux islamistes dans le
cadre d’une coalition internationale, nous organiserions les velléités d’action
régionales contre les islamistes, comme celles de l’Égypte, de l’Algérie ou des Émirats, plutôt que les subir .
Ce soutien politique, militaire - un appui aérien
serait efficace et relativement peu coûteux - ne doit pas être inconditionnel.
Il faudra, demain, faire ce qui n’a pas été fait à la chute de Kadhafi en
août 2011 : aider à la constitution d’un Etat, par une présence forte
de l’ONU sur le terrain, par un soutien à la constitution d’une armée efficace
au service d’un pouvoir légitime, par l’octroi rapide de moyens financiers à ce
pouvoir, moyens dont il est dépourvu malgré la richesse du pays. Il faudra
aussi, contrairement à 2011, exiger des garanties de la part des dirigeants qui
émergeront. L’heure n’est plus au respect sourcilleux des souverainetés. Bref,
il faudra faire ce que les Occidentaux et les Libyens avaient alors, les uns et
les autres, refusé, à savoir du « state building », construire un État, avec l’aide et peut-être une forme de tutelle temporaire de la communauté
internationale. Chemin difficile mais nécessaire. C’est urgent, car la situation
arrive à un point de non-retour. Pour l’heure les islamistes n’ont pas encore
gagné, le chaos n’est pas encore total, l’État islamique n’a pas encore gagné, AQMI
et les forces djihadistes libyennes n’ont pas encore opéré de jonction. Pour
combien de temps ?
Antoine Vitkine,
Le Monde, 3 décembre 2015
Antoine Vitkine est journaliste, écrivain et
réalisateur de documentaires. Il a réalisé deux documentaires sur la Libye pour
la télévision française