Rechercher dans ce blog

18 janvier 2016

Marseille : "L'antisémitisme à un tel niveau de violence, ce n'était jamais arrivé"

Des soldats sécurisent les abords de l'école juive La Source après l'agression à coups de machette d'un enseignant juif par un lycéen mineur se réclamant de Daech.
 © AFP/ Boris Horvat

Le journaliste Philippe Pujol explique comment Daech peut recruter des jeunes vulnérables et dénués de toute conscience politique. Interview.

Philippe Pujol a passé de nombreuses années au contact des trafiquants de drogue dans les quartiers populaires de Marseille. Il en a tiré une série de reportages intitulée « Quartiers Shit » pour le journal La Marseillaise. Son travail est récompensé en 2014 par le prix Albert-Londres. Dans la foulée, il publie son premier livre French Connection aux éditions Robert Laffont. Avec La Fabrique du monstre, son deuxième ouvrage, paru le 13 janvier dernier aux Arènes, ce grand-reporter dépeint avec talent l'envers du décor des cités marseillaises. Interrogé par Le Point.fr, Philippe Pujol réagit après l'agression à Marseille d'un enseignant juif par un jeune musulman radicalisé âgé de quinze ans.

Le Point.fr : Marseille donne la sensation d'être une ville où toutes les communautés cohabitent en paix. Cette agression antisémite vous a-t-elle surprise par sa violence ?
Philippe Pujol : L'antisémitisme à Marseille a toujours existé. Des agressions, des brimades, des minots juifs rackettés, c'est déjà arrivé. Mais un tel niveau de violence, jamais. C'est impressionnant. À vrai dire, l'antisémitisme a commencé à progresser avec l'affaire Merah. Et à chaque nouvel attentat depuis. Il y a une vraie tendance à idéaliser le melting-pot marseillais. Oui, il y a beaucoup de communautés à Marseille, mais elles ne se mélangent pas franchement. Sauf au boulot, au stade ou à la plage…

Comment expliquez-vous cette progression de l'antisémitisme ?
Ce que j'ai pu voir dans les cités, c'est la propagation d'un antisémitisme lié à la montée en puissance de la théorie du complot. Les premières victimes sont les plus jeunes car ils ne connaissent rien à rien. Les complotistes le savent très bien. Ils en profitent pour leur donner des clefs de lecture très simples : la "dictature juive" serait à l'origine de tous les maux de la planète, par exemple.

Ce sont donc les vieux clichés qui reviennent sans cesse
Oui, c'est exactement cela. Dans leur imaginaire, les Juifs ont l'argent, le pouvoir et possèdent les médias. Les conspirationnistes ciblent les jeunes les plus fragiles. Et dans les cités, les jeunes les plus fragiles sont ceux qui n'ont pas de conscience politique. Avant, il y avait une formation politique inculquée par le Parti Communiste ou les socialistes de la vieille époque… Aujourd'hui, il n'y a plus rien de tout ça. Ce qui laisse la porte ouverte à la théorie du complot, et donc, en cascade, à l'antisémitisme.

Le djihadisme est-il devenu aujourd'hui pour ces jeunes la révolution à laquelle aspiraient les militants communistes d'hier ?
Presque. Les socialistes se sont servi des cités plutôt que de les servir. Les communistes, eux, étaient près du peuple et du prolétariat. Ils ont construit cette relation sur le travail. Mais quand les quartiers populaires sont devenus des quartiers de chômeurs, le Parti communiste n'a pas su comment aborder ce changement. Le Parti socialiste et la droite ont accentué le fossé en pratiquant un clientélisme exacerbé. Au final, cette accumulation a conduit à l'absence totale de conscience politique. C'est une catastrophe. Les jeunes des quartiers populaires ne font plus leur révolution par le rap, le punk ou le graff, mais pour certains par une radicalisation djihadiste ou délinquante.

Y a-t-il beaucoup de jeunes Marseillais qui partent grossir les rangs de l'organisation État islamique ?
Assez peu. Il y a une explication simple à cela. À Marseille, les radicalisations qui fonctionnent sont les radicalisations délinquantes. Le Marseillais reste pragmatique. Il préfère faire du trafic de stupéfiants et gagner un peu d'argent. Marseille baigne dans une culture du banditisme qui la protège de la culture djihadiste. Mais rien n'est figé. Tout peut encore évoluer.

Justement, faut-il craindre une escalade de la violence après cette tentative d'assassinat visant un enseignant juif ?
Être antisémite, c'est une chose, mais vouloir tuer avec une machette, c'est une sorte de dérèglement psychologique. Par contre, que l'antisémitisme d'un côté et l'islamophobie de l'autre soient plus décomplexés et visibles, c'est malheureusement à craindre. Les jeunes des cités sensibilisés à la propagande de Daech ne croient plus en la République. Ils sont vulnérables. Avant, un jeune vulnérable devenait punk à chiens, aujourd'hui, il peut devenir djihadiste.

Propos recueillis par Nicolas Guégan
Le Point, 15 janvier 2015