Des
soldats sécurisent les abords de l'école juive La Source après l'agression à
coups de machette d'un enseignant juif par un lycéen mineur se réclamant de
Daech.
© AFP/ Boris Horvat
Le journaliste Philippe Pujol
explique comment Daech peut recruter des jeunes vulnérables et dénués de toute
conscience politique. Interview.
Philippe Pujol a passé de nombreuses années au contact
des trafiquants de drogue dans les quartiers populaires de Marseille. Il en a
tiré une série de reportages intitulée « Quartiers Shit » pour le
journal La Marseillaise. Son travail est récompensé en 2014 par le
prix Albert-Londres. Dans la foulée, il publie son premier livre French
Connection aux éditions Robert Laffont. Avec La Fabrique du monstre,
son deuxième ouvrage, paru le 13 janvier dernier aux Arènes, ce grand-reporter
dépeint avec talent l'envers du décor des cités marseillaises. Interrogé par Le
Point.fr, Philippe Pujol réagit après l'agression
à Marseille d'un enseignant juif par un jeune musulman radicalisé âgé de quinze
ans.
Le Point.fr : Marseille donne la sensation d'être une
ville où toutes les communautés cohabitent en paix. Cette agression antisémite
vous a-t-elle surprise par sa violence ?
Philippe Pujol : L'antisémitisme à Marseille a toujours existé. Des
agressions, des brimades, des minots juifs rackettés, c'est déjà arrivé. Mais
un tel niveau de violence, jamais. C'est impressionnant. À vrai dire,
l'antisémitisme a commencé à progresser avec l'affaire Merah. Et à chaque
nouvel attentat depuis. Il y a une vraie tendance à idéaliser le melting-pot
marseillais. Oui, il y a beaucoup de communautés à Marseille, mais elles ne se
mélangent pas franchement. Sauf au boulot, au stade ou à la plage…
Comment expliquez-vous cette progression de
l'antisémitisme ?
Ce que j'ai pu voir dans les cités, c'est la
propagation d'un antisémitisme lié à la montée en puissance de la théorie du
complot. Les premières victimes sont les plus jeunes car ils ne connaissent
rien à rien. Les complotistes le savent très bien. Ils en profitent pour leur
donner des clefs de lecture très simples : la "dictature juive"
serait à l'origine de tous les maux de la planète, par exemple.
Ce sont donc les vieux clichés qui reviennent sans
cesse…
Oui, c'est exactement cela. Dans leur imaginaire, les
Juifs ont l'argent, le pouvoir et possèdent les médias. Les conspirationnistes
ciblent les jeunes les plus fragiles. Et dans les cités, les jeunes les plus
fragiles sont ceux qui n'ont pas de conscience politique. Avant, il y avait une
formation politique inculquée par le Parti Communiste ou les socialistes de la
vieille époque… Aujourd'hui, il n'y a plus rien de tout ça. Ce qui laisse la
porte ouverte à la théorie du complot, et donc, en cascade, à l'antisémitisme.
Le djihadisme est-il devenu aujourd'hui pour ces
jeunes la révolution à laquelle aspiraient les militants communistes d'hier ?
Presque. Les socialistes se sont servi des cités
plutôt que de les servir. Les communistes, eux, étaient près du peuple et du
prolétariat. Ils ont construit cette relation sur le travail. Mais quand les
quartiers populaires sont devenus des quartiers de chômeurs, le Parti
communiste n'a pas su comment aborder ce changement. Le Parti socialiste et la
droite ont accentué le fossé en pratiquant un clientélisme exacerbé. Au final,
cette accumulation a conduit à l'absence totale de conscience politique. C'est
une catastrophe. Les jeunes des quartiers populaires ne font plus leur
révolution par le rap, le punk ou le graff, mais pour certains par une
radicalisation djihadiste ou délinquante.
Y a-t-il beaucoup de jeunes Marseillais qui partent
grossir les rangs de l'organisation État islamique ?
Assez peu. Il y a une explication simple à cela. À
Marseille, les radicalisations qui fonctionnent sont les radicalisations
délinquantes. Le Marseillais reste pragmatique. Il préfère faire du trafic de
stupéfiants et gagner un peu d'argent. Marseille baigne dans une culture du
banditisme qui la protège de la culture djihadiste. Mais rien n'est figé. Tout
peut encore évoluer.
Justement, faut-il craindre une escalade de la
violence après cette tentative d'assassinat visant un enseignant juif ?
Être antisémite, c'est une chose, mais vouloir tuer
avec une machette, c'est une sorte de dérèglement psychologique. Par contre,
que l'antisémitisme d'un côté et l'islamophobie de l'autre soient plus
décomplexés et visibles, c'est malheureusement à craindre. Les jeunes des cités
sensibilisés à la propagande de Daech ne croient plus en la République. Ils
sont vulnérables. Avant, un jeune vulnérable devenait punk à chiens,
aujourd'hui, il peut devenir djihadiste.
Propos recueillis par Nicolas Guégan
Le Point, 15 janvier 2015