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26 janvier 2016

La Grande Synagogue de Tunis, histoire d'un édifice symbolique




J'ai eu la chance d'assister, il y a environ trois mois, à une passionnante conférence au Centre Communautaire de Paris, organisée par la "Société d'Histoire des Juifs de Tunisie et d'Afrique du Nord" .- ex SHJT -, association qui ne s'intéressait qu'aux Juifs de Tunisie mais qui a élargi maintenant son champ de recherches.

J'ai déjà publié l'illustration du dessus, il s'agit d'un tableau magnifique de "notre" Grande Synagogue, qui sort en premier lorsqu'on utilise "Google images". Il a été réalisé par Michelle Karoubi, elle aussi de Tunisie et artiste de talent. Elle a fait de magnifiques tableaux pleins d'amour pour son pays natal, que l'on peut retrouver sur son blog .

Mais retour à la conférence en question : elle était donné pas le grand expert de l'histoire et de l'art des synagogues, Dominique Jarassé. On lui doit un album, "l'âge d'or des synagogues", publié il y a déjà près de 25 ans et qui décrivait en détail les lieux de culte israélite dans notre pays ; mais lui et son épouse ont fait un travail encore plus ambitieux : aller à la rencontre des synagogues de Tunisie entre 2003 et 2010, alors même qu'elles sont presque toutes abandonnées ou dans un état de décrépitude. Ils l'ont fait avec le plein soutien des autorités tunisiennes de l'époque. Comme il nous l'a dit, ce serait impossible maintenant ; soit dit, donc, sans défendre le régime Ben Ali, mais parce que c'est aussi une réalité qu'il faut que nos amis tunisiens connaissent.

Avant de revenir à la Grande Synagogue de Tunis, évoquons par exemple celle de Sfax où il n'y a pratiquement plus aucune famille juive : j'avais reçu des photos et témoignages sur sa dégradation, voir cet article publié à l'époque sur mon blog.

Au contraire, la Grande Synagogue de Tunis a été complètement restaurée au frais de l’État tunisien, et cela à deux époques : dans les années 1990, pour l'intérieur, qui comprend de magnifiques fresques murales, et des vitraux sous la coupole où sont représentées ... les 12 tribus d'Israël. Et dans les années 2005 à 2007, pour l'extérieur, où non seulement les façades ont été repeintes, mais où on a aussi reconstitué les fresques et les dorures : voici l'aspect actuel ...


Cette magnifique synagogue a inspiré un timbre poste en Israël. Et même une polémique, les ultra-orthodoxes ne supportant pas la reproduction de la façade, où figurent les 4 lettres du Tétragramme (nom de Dieu sans les voyelles) au centre de la Maguen David. Comme quoi, les Juifs tunisiens étaient plus ouverts à l'époque que d'autres.




Cet édifice, monumental, est connu de tous les habitants de Tunis, car il se trouve au cœur de la "ville européenne", sur l'ex-avenue de Paris aujourd'hui avenue de la Liberté, dans le quartier "Lafayette", construit dans les années 1920-1930 et où vivaient de nombreuses familles juives il y a quelques décennies . A part la synagogue de la rue de la Loire, qui était beaucoup moins grande, il n'y avait au début du siècle dernier qu'une multitude "d'oratoires", souvent familiaux et éparpillés dans la "Hara", l'ancien ghetto de Tunis. La construction de cet édifice marquait donc, symboliquement, l'émancipation des Juifs et leur entrée dans la modernité

Inaugurée le 23 décembre 1937 - le projet datait de 1912, mais je reviendrai là-dessus -, ce lieu emblématique allait connaitre des outrages, exactement en même temps que les Juifs tunisiens vivraient des heures tragiques. Pendant la brève mais éprouvante occupation des armées de l'Axe, l'armée allemande en prit possession et pilla tout le mobilier qui ne fut jamais retrouvé. Et le 5 juin 1967, au premier jour de la "Guerre des Six Jours", il y eut un début de pogrom à Tunis et l'intérieur fut complètement brûlé ... j'en ai parlé aussi dans un autre article de mon blog. Avec son imposante "Maguen David" en façade, la Grande Synagogue de Tunis a toujours excité les antisémites la prenant pour de la provocation ... ainsi début 2011, juste après la révolution, on vit défiler des membres du "Hizb Ut Tahrir", salafistes qui allaient enfanter les monstres devant ensanglanter la Tunisie quelques années plus tard :  voir cet article de mon blog, où j'en parlais aussi, avec une photo saisissante !

Lieu hautement symbolique, la Grande Synagogue de la Capitale peut aussi - et cela réchauffe le cœur - être un lieu de rassemblement pour les Tunisiens qui refusent la haine et le terrorisme : c'est sur son perron qu'eut lieu un rassemblement de citoyens de toutes les confessions, en hommage à Yohav Hattab (z"l), tué lors de l'attaque de l'hypercasher de Vincennes ...

Parlons donc, pour finir, de la construction de cet imposant édifice : Dominique Jarassé m'a appris plein de choses ! D'abord, son architecture est remarquable, parce que avec sa coupole et la forme carrée de l'intérieur, les fidèles sont tous autour de la "Bimah", pupitre où on dépose et où on lit la Torah ; chacun peut donc suivre. L'architecte, Victor Valensi, lui même juif tunisien, le savait parfaitement d'où donc le choix d'un style "byzantin" ; contrairement au style "basilical" des grandes synagogues de Paris, toutes en longueur, dont la façade et l'intérieur faisaient penser ... à des cathédrales ; pas étonnant, car leurs architectes étaient catholiques !
L'architecte Victor Valensi (1883-1977), que j'ai découvert par cette conférence, était une personnalité étonnante : formé à l'école des beaux arts de Tunis, on lui doit de nombreuses villas dans sa banlieue et en particulier à Sidi Bou Saïd. Il développé un "style tunisien", jouant sur les matériaux, les volumes. Et, consécration suprême, c'est lui qui réalisa les pavillons de la Tunisie lors des expositions internationales des années 1920-1930 : voir sa biographie sur Wikipedia
Mais - et je finirai par là - ce projet de Grande Synagogue qui mit des décennies avant d'aboutir, n'aurait jamais vu le jour sans un mécène qui ne le vit pas aboutir, mais qui légua une somme importante, complétée par une collecte des "Tunes" (surnom des Juifs tunisiens). Ce mécène, étonnant, s'appelait Daniel Iffla, plus connu sous le nom d'Osiris ... alors qu'il n'avait rien d'égyptien, mais était d'origine juive marocaine ! Natif de Bordeaux dans une famille très modeste, il réussit dans les affaires, et il eut une vie incroyable, un peu comme les Pereire autres juifs bordelais : mais eux contribuèrent au renouveau de Paris sous le baron Haussmann, et lui (entre autres) à des grands projets dans le midi : voir sa biographie également en lien .
"Osiris" donc, fut un mécène incroyable ; resté sans descendance, il légua toute sa fortune à l'Institut Pasteur qui naquit à son époque ; il créa les premiers "restos du cœur" à Bordeaux ; il offrit une statue de Guillaume Tell à Lausanne et une statue de Jeanne d'Arc en France. Il fit construire des synagogues à Paris, rue Buffault, à Arcachon, à Bruyères, à Tours, à Vincennes, à Tunis et à Lausanne; Juif authentique, fier de ses origines et fidèle donc à la "Tsedaka" en aidant les siens, il ne fut pas un communautariste étroit car il était soucieux de faire le bien pour tous ses contemporains : un modèle pour notre triste époque, non ?

Jean Corcos