Bernard-Henri Levy
Paru dans le quotidien Le Parisien le dimanche 7 août 2011.
Bernard-Henri Lévy en Libye © Marc Roussel
Introduction :
Cruauté du Web qui garde trace de tout ... il y a seulement quinze jours, il était de bon ton de critiquer l'intervention de l'OTAN en Libye, de dire que cette affaire finirait mal et que le colonel Kadhafi allait finalement rester encore longtemps en place. Deux semaines après, les rebelles ont remporté des victoires décisives et les combats ont fini par gagner Tripoli : BHL l'avait prévu, et c'est un plaisir de relire son interview du "Parisien" à l'occasion !
J.C
Près de cinq mois après le début de la guerre en Libye, le colonel Kadhafi paraît toujours solidement en place. La France a-t-elle eu tort de se lancer dans cette aventure ?
Cruauté du Web qui garde trace de tout ... il y a seulement quinze jours, il était de bon ton de critiquer l'intervention de l'OTAN en Libye, de dire que cette affaire finirait mal et que le colonel Kadhafi allait finalement rester encore longtemps en place. Deux semaines après, les rebelles ont remporté des victoires décisives et les combats ont fini par gagner Tripoli : BHL l'avait prévu, et c'est un plaisir de relire son interview du "Parisien" à l'occasion !
J.C
Près de cinq mois après le début de la guerre en Libye, le colonel Kadhafi paraît toujours solidement en place. La France a-t-elle eu tort de se lancer dans cette aventure ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Solidement, vous trouvez ? Il n’a plus d’aviation.
Plus d’armes lourdes. Il vit terré dans ses bunkers. Peut-être n’est-il même plus à Tripoli… C’est ce que disait, peu avant son assassinat, le chef militaire de la rébellion, Abdel Fatah Younes : il pensait que Kadhafi était à Traghan, dans le Fezzan, au fond d’une de ses résidences souterraines. Moi, je ne doute jamais. Car Kadhafi va tomber. Le monde sera débarrassé ce jour-là d’un de ses pires tyrans. Et c’est la France qui aura été à l’origine de cette chute et, si je puis dire, de cette antiguerre d’Irak menée à bien. Je ne vois là que des raisons de me réjouir. Je parle d’anti-guerre d’Irak parce que, cette fois, il n’y a pas de troupes au sol. La légalité internationale. Un mandat de fait de la Ligue arabe. L’existence même, enfin, du Conseil national de transition (CNT), c’est-à-dire d’une instance de légitimité alternative qui fit défaut en Irak.
Plus d’armes lourdes. Il vit terré dans ses bunkers. Peut-être n’est-il même plus à Tripoli… C’est ce que disait, peu avant son assassinat, le chef militaire de la rébellion, Abdel Fatah Younes : il pensait que Kadhafi était à Traghan, dans le Fezzan, au fond d’une de ses résidences souterraines. Moi, je ne doute jamais. Car Kadhafi va tomber. Le monde sera débarrassé ce jour-là d’un de ses pires tyrans. Et c’est la France qui aura été à l’origine de cette chute et, si je puis dire, de cette antiguerre d’Irak menée à bien. Je ne vois là que des raisons de me réjouir. Je parle d’anti-guerre d’Irak parce que, cette fois, il n’y a pas de troupes au sol. La légalité internationale. Un mandat de fait de la Ligue arabe. L’existence même, enfin, du Conseil national de transition (CNT), c’est-à-dire d’une instance de légitimité alternative qui fit défaut en Irak.
Le général Younès, justement, est mort dans des circonstances obscures à Benghazi. Cet épisode n’a-t-il pas révélé les divisions au sein de la rébellion ?
Il a surtout révélé qu’il ne restait qu’une arme à Kadhafi, l’argent, et qu’il était encore capable, avec cet argent, de payer une bande de repris de justice ou d’islamistes, ou de n’importe quoi d’autre pour faire exécuter son ennemi numéro un. Il y a peut-être des divisions au CNT, mais pas plus que dans n’importe quel autre mouvement de résistance. Prenez la résistance française, elle était divisée entre droite et gauche, antigaullistes et gaullistes, maurrassiens et républicains. Tout le spectre de la nation y était représenté et c’est, toutes proportions gardées, la même chose en Libye.
Younès était à Paris le 14 avril pour rencontrer Nicolas Sarkozy…
Oui. Et c’est même cette nuit-là qu’est née l’idée d’ouvrir un deuxième front au sud de Tripoli en envoyant des armes dans les montagnes du djebel Nefousa. Car Younès, contrairement à ce qu’on a écrit, était aussi un excellent stratège.
Les officiers insurgés de Misrata réclament, eux aussi, des armes à la France. Où en est cette demande ?
Disons que le président français semble avoir avalisé cette stratégie de prise en tenaille de Tripoli à partir des deux fronts : le djebel Nafousa au sud et Misrata à l’est. Ce sont les deux endroits, en Libye libre, où l’on trouve des combattants à la fois déterminés, aguerris et, forts des succès déjà engrangés, décidés à pousser l’avantage.
La guerre côute cher à la France, environ 1,2 M€ de surcoût chaque jour pour le budget de la défense. Cela en vaut-il la peine ?
Ce qui coûte cher, c’est le temps. Et s’il faut du temps, ce n’est pas, comme on le dit partout de manière obscène, parce que Kadhafi « résiste », mais parce que tout est fait pour qu’il y ait le moins de victimes possible et ce, côté français autant, naturellement, que côté alliés ou libyen. Ce scrupule, oui, vaut la peine.
La solution n’est-elle pas avant tout politique ?
C’est quoi une solution politique ? Si c’est permettre à Kadhafi de s’accrocher à son pouvoir pour reconstituer ses arsenaux et faire couler les rivières de sang qu’il a promises, il se trouve que le CNT, et donc les Libyens, ne le veulent pas. On ne peut pas à la fois redouter le retour des réflexes coloniaux et prétendre savoir mieux que les Libyens ce qui est bon pour la Libye. Bien sûr, il y a la négociation. Elle est en cours à l’heure où nous parlons entre mes amis du CNT et des hommes d’Etat de Tripoli qui n’ont pas de sang sur les mains. Mais tous s’accordent sur un préalable : le départ de Kadhafi.
Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, Alain Juppé et Gérard Longuet, détestent quand vous faites de la diplomatie parallèle. Le comprenez-vous ?
Non car je ne vois pas ce qu’ils appellent « diplomatie parallèle ». Je suis allé en Libye. J’ai enquêté sur les trois fronts de cette guerre. J’ai noué, je crois, des relations de confiance avec le CNT. Et cette expérience, j’essaie d’en faire profiter un pays, le mien, qui est engagé, je le répète, dans une aventure politique unique, sans précédent.
Vous dites que vous ne voterez pas Sarkozy en 2012, mais vous êtes souvent dans son bureau…
J’ai dénoncé sa politique sur les Roms, sur les questions d’immigration, sur tant d’autres choses, mais je suis bien obligé d’admettre qu’il a fait, dans cette affaire libyenne, une chose qu’aucun autre président n’avait jamais faite avant lui : il a donné corps à cette idée d’ingérence humanitaire, de protection des civils, que nous sommes quelques-uns à défendre depuis des décennies. Il l’a fait tout de suite, alors que, pour la Bosnie, on a laissé le massacre perdurer pendant quatre ans. Et il s’est opposé pour cela à l’une des idéologies les mieux enracinées, à droite comme à gauche, dans notre paysage politique : ce « souverainisme » qui consiste, en gros, à dire : « Les tyrans peuvent commettre tous les forfaits qu’ils veulent, mais pourvu que ce soit à l’intérieur de leurs frontières. »
Pourquoi la communauté internationale s’occupe-t-elle de la Libye et pas de la Syrie, alors que les morts se comptent déjà par centaines dans le pays ?
Il n’y a aucun besoin de sortir la grosse artillerie de la paranoïa conspirationniste. On ne peut juste pas tout faire à la fois et Bachar al-Assad a eu l’idée d’entrer dans son rôle de criminel de masse trois semaines après Kadhafi. Sur la Libye, Sarkozy a imposé, à la hussarde, sa volonté au Conseil de sécurité et, en particulier, aux Russes et aux Chinois. Il n’est pas forcément évident de réussir deux fois à trois mois d’intervalle le même kriegspiel diplomatique, le même effet de surprise.
N’y a-t-il tout de même pas deux poids, deux mesures ?
Non. D’autant que les choses sont liées. Attendez que Kadhafi tombe, vous verrez l’effet de souffle dans la région. Il y aura un « précédent libyen », une « jurisprudence Kadhafi ». Pour secourir les Syriens, il faut gagner en Libye.
Propos recueillis par Frédéric Gerschel
Le Parisien, 7 août 2011
Le Parisien, 7 août 2011