Le monde arabe est brusquement sorti de son silence vis-à-vis de la Syrie. Dimanche, à quelques heures d'intervalle, la Ligue arabe, le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui réunit six pétromonarchies, la Ligue arabe puis la Jordanie ont tous condamné la répression. Le poids lourd du Golfe, le roi Abdallah d'Arabie saoudite, a personnellement exigé de Bachar el-Assad qu'il «arrête la machine de mort et l'effusion de sang». Riyad a dans la foulée rappelé son ambassadeur pour «consultation» suivi lundi par le Koweït et le Bahreïn. Certes, aucun de ces États ne demande le départ de Bachar el-Assad. Tous utilisent peu ou prou les mêmes éléments de langage que la Ligue arabe, qui exige que le gouvernement syrien «mette fin immédiatement à tous les actes de violence… contre les civils». Mais leur prise de position n'en constitue pas moins un revirement spectaculaire.
En juillet encore, plusieurs délégations, y compris une de la Ligue arabe, s'étaient rendues à Damas pour exprimer leur soutien au régime, au désespoir des opposants. «Un slogan des manifestations de vendredi dernier disait : “Dieu est avec nous. Et vous ?” Et celui du vendredi précédent s'adressait lui aussi directement aux États arabes : “Votre silence nous tue”», rappelle Ignace Leverrier, ancien diplomate auteur du blog «Un œil sur la Syrie.»
Le changement d'attitude arabe a aussi de quoi soulager les Occidentaux. Leur mutisme avait permis à la Chine et à la Russie de barrer la route le 3 août à une résolution du Conseil de sécurité, souhaitée par l'Europe et les États-Unis, qui avaient dû se contenter d'une simple déclaration très édulcorée. «La fin du silence arabe va permettre aux Occidentaux de faire pression sur Pékin et Moscou pour aller plus loin», estime Ignace Leverrier.
Rivalités internes
Pour Salam Kawakibi, directeur de recherche à l'Arab Reform Intiative (ARI), le basculement arabe n'a d'ailleurs pu se faire «sans un feu vert de Washington à ses alliés». Mais leur contre-pied spectaculaire répond aussi à un ensemble de considérations régionales, voire nationales. Jusqu'ici, les monarchies, en particulier, soutenaient la Syrie par crainte de voir le mouvement démocratique arriver jusqu'à eux, explique Salam Kawakibi. Mais ces craintes sont aujourd'hui dépassées, assure-t-il. «Les chefs d'État pensent maintenant que leurs opinions publiques leur en voudraient encore plus de ne pas montrer leur solidarité avec les manifestants», juge Ignace Leverrier. Pour Salam Kawakibi, les rivalités internes ont pu jouer un rôle. «Ce n'est pas parce que la répression est devenue plus violente que l'Arabie saoudite est intervenue, explique-t-il. Le roi a décidé de revendiquer la centralité du pouvoir saoudien, partagé entre deux tendances, l'une favorable à Damas, l'autre opposée.»
Sur le plan régional, les chefs d'État du Golfe étaient sensibles au chantage à la déstabilisation agité par la Syrie, qui menaçait de créer le chaos dans la région avec l'aide de son allié iranien. Les Saoudiens espèrent désormais récolter le bénéfice de la passation du pouvoir, aujourd'hui confisqué par la minorité alouite, aux mains d'un régime sunnite qui mettrait fin à l'alliance avec l'Iran, estime Hosham Dawod, anthropologue au CNRS. Car les gouvernants «ont désormais des doutes sérieux sur l'avenir du président syrien, dit ce chercheur. Ils pensent que soit il partira, soit il plongera la Syrie dans un chaos à l'irakienne.» Abandonnant leur traditionnelle prudence, ces pays veulent pouvoir être vus plus tard comme ayant accompagné la dynamique politique, ajoute Dawod. Qui regrette une ambiguïté dans cette mobilisation d'États pour la plupart autoritaires : «Les aspirations à la liberté et à la démocratie ne sont pas mentionnées, c'est le point faible.» Dernière explication, les Arabes ne veulent pas laisser à la Turquie le monopole régional de la gestion du dossier, à la veille de la visite, ce mardi, du ministre des Affaires étrangères turc, porteur d'un message fort. Lundi, des religieux influents se sont joints à la condamnation du régime, comme le recteur de la mosquée al-Azhar du Caire, et aussi, plus significatif encore, le grand mufti d'Alep, deuxième ville syrienne, signale Salam Kawakibi. Sur le terrain, la répression continuait. La seule réaction de Bachar el-Assad a été de nommer ministre de la Défense son chef d'état-major, le général Daoud Radjha.
Pierre Prier
Le Figaro, 8 août 2011