Partout on se bat, on manifeste, on organise des émeutes, on coupe des routes, on brûle des édifices, on se met en grève, on fait la grève de la faim,… Et bien je vais faire la grève du Ramadan. Je décrète cette fatwa personnelle. Cette année, je ne me soumettrai pas au mimétisme social, au suivisme de la meute, au réflexe pavlovien, au conditionnement alimentaire. Pas de couffin, pas de marché, pas de viande, pas de repas amélioré, pas de sieste prolongée, pas de temps mort, … Je vivrai exactement comme les autres jours. Le Ramadan a toujours symbolisé une certaine forme de régression des sociétés arabo-musulmanes. Le temps, l’économie, le tourisme et l’administration s’arrêtent. On entre en hibernation. Les citoyens se transforment en tubes digestifs, les commerçants en vampires, les garages en pâtisseries ou en fast-food nocturnes, les automobilistes en chauffards… Les gouvernements deviennent des épiceries gérant la farine et la viande.
Sous l’effet de l’hypoglycémie le cerveau s’éteint, c’est l’estomac qui pense. Plus rien n’a d’importance que le repas du soir. On s’enferme le jour et on sort la nuit comme des animaux nocturnes. La saignée financière du Ramadan, où tout devient très cher, impose aux moins aisés de se reconstruire financièrement durant plusieurs mois. Pourquoi perpétuer indéfiniment cette dérive matérialiste d’un jeûne censé être spirituel ? Les conditions matérielles et sociales de la pratique du jeûne se sont considérablement dégradées au fil des années. Une remise en cause s’impose sans tabou religieux. Depuis l’indépendance, quel bénéfice spirituel, ou avancée sociopolitique avons-nous gagné de notre pratique alimentaire du Ramadan? Aucune. Les dépravations de toute sorte se sont aggravées. L’avant ou l’après-Ramadan sont devenus les pires repères de stagnation et d’éternel statu quo… Comme si la Terre s’arrêtait de tourner durant un mois, et qu’il faut tout recommencer.
Six mois après la Révolution du jasmin, des dictateurs s’accrochent toujours à leurs fauteuils après avoir fait perdre aux peuples arabes des décennies de développement, de liberté, d’émancipation, d’ijtihad… Ils ont instrumentalisé à outrance la religion, agissant comme si leur pouvoir était de droit divin, s’offrant durant le mois de Ramadan un pacte de soumission et d’allégeance des peuples.
Ce mois de Ramadan 2011 ne doit pas être un prétexte de trêve dans les révoltes populaires. Pourquoi faire semblant d’être heureux de jeûner avec piété dans ce monde en crise profonde et grave ? Les rebelles libyens vont-ils s’arrêter de combattre. Les syriens de manifester. Les Algériens vont-ils courber l’échine encore plus bas. Le mouvement de rupture doit continuer pour mettre fin aux dictatures et aux déviances politico-religieuses, y compris en chacun de nous. Alors, je ne jeûnerai pas cette année et je reste vigilent.
Saad Lounès
Le Matin (Algérie), 20 juillet 2011