Le Guide de la révolution, au pouvoir depuis 1969, a toujours cherché à se distinguer de ses pairs.
Mouammar Kadhafi avait juré de mourir en Libye. Il a tenu parole, retranché dans sa ville natale. Jusqu'à l'ultime moment, il faisait encore peur. Le premier ministre du nouveau gouvernement exposait il y a deux jours encore ses craintes de voir le Guide déchu organiser la reconquête en recrutant des mercenaires à coups de milliards. La légende de Kadhafi, l'homme seul contre tous, provoquait encore la crainte, alors qu'il ne régnait plus que sur quelques centaines de mètres carrés de sol libyen. Le vieux Guide aux cheveux teints et aux déguisements d'opérette est finalement resté fidèle au jeune capitaine émacié qui, jadis, présentait un profil de médaille.
Mouammar Kadhafi avait juré de mourir en Libye. Il a tenu parole, retranché dans sa ville natale. Jusqu'à l'ultime moment, il faisait encore peur. Le premier ministre du nouveau gouvernement exposait il y a deux jours encore ses craintes de voir le Guide déchu organiser la reconquête en recrutant des mercenaires à coups de milliards. La légende de Kadhafi, l'homme seul contre tous, provoquait encore la crainte, alors qu'il ne régnait plus que sur quelques centaines de mètres carrés de sol libyen. Le vieux Guide aux cheveux teints et aux déguisements d'opérette est finalement resté fidèle au jeune capitaine émacié qui, jadis, présentait un profil de médaille.
Ce Bédouin né de parents nomades renversa le 1er septembre 1969 le roi Idriss, monarque arrivé peu auparavant au pouvoir avec la bénédiction de l'Occident. La Libye était alors un pays improbable, puzzle de provinces ottomanes assemblées par la colonisation italienne. Elle était aussi immensément riche, grâce à son pétrole si clair et si abondant. Le capitaine, autopromu colonel, s'en servit pour réaliser ses rêves et ses caprices.
Voiture antiaccidents
Au début, il décide d'être le nouveau Nasser. Comme le raïs égyptien, il a conquis le pouvoir à la tête d'un groupe d'«officiers libres». Comme lui, il veut unifier le monde arabe. Et qu'importe si les dirigeants voisins méprisent les Libyens, à leurs yeux gardiens de chèvres profitant d'une manne inespérée. Mouammar Kadhafi adopte les fondamentaux du nationalisme arabe, nationalisation des entreprises et expulsion des bases américaines. Sa seule tentative de créer un ensemble arabe, une union entre la Libye et la Tunisie, échoue en 1974. Bourguiba, d'abord tenté, recule devant la perspective d'un mariage invivable. Tant pis, Kadhafi se replie vers une autre ambition. Celle d'écrire une page entièrement nouvelle de l'histoire de l'humanité, de réaliser la démocratie intégrale. En 1977, il décrète la «République des masses», censée se gouverner seule à travers des comités populaires. Comme toutes les utopies réalisées, le rêve vire rapidement au cauchemar. Dans ce paradis sur terre, la seule appartenance à un parti politique est passible de la peine de mort. Les comités populaires sont vite chapeautés par des comités révolutionnaires, milices idéologiques et militaires de style léniniste. Les récalcitrants finissent à la prison d'Abou Salim ou pendus en public, comme les étudiants de Benghazi dans les années 1990.
La Libye et ses quelque 5 millions d'habitants est trop exiguë pour Kadhafi. Les Arabes ne veulent pas de lui comme chef ? Les mouvements révolutionnaires du monde entier repartent de Tripoli avec des valises chargées de pétrodollars. Le Guide envoie des cargos entiers d'armes et d'explosifs à l'IRA irlandaise. Les Brigades rouges italiennes et l'ETA basque trouvent aussi bon accueil à Tripoli.
Ce pouvoir de nuisance illimité paraît monter à la tête du colonel. Il multiplie les provocations délirantes. Assure que Shakespeare était arabe, car son vrai nom était «Cheikh Zuber.» Présente à la presse, lors du trentième anniversaire de la révolution, la première voiture antiaccidents, qu'il a dessinée lui-même. Assure récemment que l'Europe va devenir musulmane. Est-il sincère ? Un observateur, l'héritier du trône de Libye Mohammed al-Senoussi, confie: «Ne vous y fiez pas. Il adore jouer les idiots pour mieux tromper les Occidentaux.»
Bédouin dur en affaires
Mais le bouffon est sanguinaire. En 1986, Ronald Reagan fait bombarder sa caserne de Tripoli en représailles d'un attentat dans une discothèque de Berlin qui a tué des militaires américains. En 1988, Kadhafi se venge. Il fait exploser un Boeing de la Pan Am au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie, faisant 270 morts. L'année suivante, il récidive avec un DC-10 de la compagnie française UTA (170 morts), probablement en représailles de la déculottée infligée par les troupes françaises à son armée au Tchad, qu'il avait envahi.
L'Afrique est le nouveau terrain de jeu de Kadhafi. Il a tiré un trait sur le monde arabe, qui l'a rejeté. Désormais, il se rend aux réunions de la Ligue arabe revêtu de boubous africains, en général pour insulter ses pairs. En 1988, on le voit, la seule main droite gantée de blanc. Il explique qu'il veut ainsi éviter de serrer des «mains tachées de sang». Au sommet suivant, il traite le roi Fahd, son voisin, de «produit britannique». Fumant un gros cigare, Kadhafi se tourne ostensiblement vers son voisin chaque fois qu'il exhale la fumée. En 2011, l'Arabie accusera le colonel d'avoir monté un complot pour assassiner le roi Abdallah. Déçu par les Arabes, Mouammar Kadhafi se veut maintenant le roi de l'Afrique. En 1999, il transforme la poussiéreuse Organisation de l'Union africaine (OUA) en Union africaine, avec des statuts calqués sur ceux de l'Union européenne. Mais il voit plus loin, rêve des «États-Unis d'Afrique», comme il le déclare au Figaro. Un nouveau pays avec une monnaie, une armée et un président, dont on devine facilement le nom. Il n'arrivera jamais à ses fins, les chefs d'État africains se méfiant de ses ambitions. Le Guide tente de les fléchir par tous les moyens: valises de billets offertes à chaque passage à Tripoli, par exemple. Les présidents africains s'amusent à comptabiliser le nombre de séjours effectués par leurs pairs à l'hôtel Méhari de Tripoli, sachant qu'ils en repartent toujours lestés de plusieurs millions de dollars. L'autre méthode du Guide, c'est de subventionner l'opposition de ceux qui lui résistent, voire des mouvements armés. Il dévient le bailleur de fonds des atroces chefs de guerre du Liberia et de la Sierra Leone, dont le Libérien Charles Taylor, aujourd'hui jugé par un tribunal international.
Mouammar Kadhafi avait-il changé ? En 2003, effrayé par le sort de Saddam Hussein, il entame immédiatement des négociations secrètes avec Londres et Washington, qui aboutiront en décembre de la même année à un revirement complet: abandon de son programme nucléaire, engagement à empêcher l'immigration africaine vers l'Europe, ouverture de la Libye aux compagnies pétrolières et au business occidental.
Mais le Guide n'en devient pas pour autant un partenaire comme un autre. Toujours provocateur, il exige - et obtient souvent - de planter sa tente au pied des palais présidentiels lors de ses visites officielles. Nargue ses nouveaux amis occidentaux en torturant de malheureuses infirmières bulgares, arrêtées sous le prétexte d'avoir volontairement inoculé le virus du sida à des enfants hospitalisés. La libération des infirmières et d'un médecin palestinien sera finalement négociée au prix fort. Tout comme la compensation des familles de victimes des attentats de Lockerbie et du DC-10. Le Guide paiera, mais ne reconnaîtra jamais sa responsabilité. Il avait pourtant livré un haut responsable des renseignements à la justice écossaise. Quand ce dernier, Abdelbassset al-Megrahi, est libéré en août 2009 pour raisons médicales, Kadhafi le reçoit en héros.
En Bédouin dur en affaires, il marchande son soutien, se plaignant sans cesse de ne pas avoir reçu suffisamment de compensations pour son retour sur la scène internationale. Il obtient de Berlusconi la construction aux frais de l'Italie d'une autoroute le long des 1200 km de côtes libyennes. Exige de la France et des États-Unis la vente de missiles pour soi-disant protéger l'Europe de l'immigration clandestine. Au cours des derniers mois, il n'a jamais compris que les Occidentaux se soient retournés contre lui. Ne laissaient-ils pas ses collègues dictateurs maltraiter leurs peuples ? Mouammar Kadhafi avait raté le printemps arabe. Il a alors cessé de marchander.
Pierre Prier
Le Figaro, 21 octobre 2011