Recep Tayyip Erdogan
Cet homme est l'un des dirigeants les plus influents au Proche-Orient. Mise discrète, éternel costume sombre, moustache soignée, le cheveu plat, la raie tirée au cordeau, rien de flamboyant chez Recep Tayyip Erdogan, le nouveau héros du monde arabe.
Au Caire, à Tunis puis à Tripoli, la semaine passée, le premier ministre turc a été fêté comme le protecteur du "printemps arabe" - acclamé par la rue comme par les élites. Islamiste caché multipliant les attaques au vitriol contre Israël, pour les uns ; fidèle de l'OTAN, toujours décidé à inscrire son pays dans l'aventure de l'intégration européenne, pour les autres : Erdogan reste un mystère, maestro de l'ambiguïté, immense talent politique.
A chaque étape de son périple, il a tenu le même discours : le chef du parti islamo-conservateur AKP chante la démocratie, les libertés, les droits de l'homme. Il salue la grande révolte arabe, dénonce les tyrans encore en place : "Le peuple syrien ne croit plus dans Bachar Al-Assad, moi non plus", lance-t-il - enterrant politiquement l'homme de Damas, qui réprime dans le sang une rébellion aujourd'hui vieille de six mois.
Mais alors que Recep Tayyip Erdogan entonne en terre arabe un hymne à la démocratie, il malmène chez lui la liberté de la presse et l'indépendance de la justice. Deux journalistes, embastillés à Silivri, dans la banlieue d'Istanbul, viennent d'apprendre qu'ils seront jugés en novembre pour atteinte à la sûreté de l'Etat.
Ahmet Sik et Nedim Sener risquent quinze ans de prison. Ils sont emprisonnés depuis plus de six mois avec un confrère, Dogan Yurdakul, vieux et courageux défenseur des droits de l'homme. Ils sont soupçonnés d'appartenir au réseau clandestin Ergenekon, une organisation nationaliste proche de certains milieux militaires, qui comploterait pour renverser le gouvernement AKP.
La thèse respire la manipulation, le procès politique pur et simple. Avec d'autres, Sik et Sener ont mené des enquêtes qui embarrassent le gouvernement : corruption, affaires, pénétration de la police par des militants islamistes. Ils gênent. Comme des dizaines d'autres journalistes eux aussi emprisonnés, à l'heure où le pouvoir mène une campagne d'intimidation contre tous ceux qui osent le critiquer.
Dérive autoritaire d'un Erdogan saisi par l'ivresse du succès ? A 57 ans, l'ancien maire d'Istanbul accomplit son troisième mandat d'affilée à la tête d'un gouvernement qui préside à la plus forte expansion économique que le pays ait jamais connue.
La vérité est complexe. En matière de démocratisation, le bilan de l'AKP est solide. Devenu islamo-conservateur, cet ancien parti islamiste a fait progresser les libertés en Turquie. C'est l'une des clés de la séduction que le "modèle turc" exerce dans le monde arabe : sous la houlette d'un parti islamo-conservateur, un grand pays musulman pratique la démocratie - enfin, presque. Les sceptiques mettent en avant les atteintes aux libertés. Ils relèvent le cours nouveau d'un discours erdoganien à la tonalité "anti-occidentale". En dépit des apparences, l'homme serait resté fidèle à ses origines militantes ? Islamiste un jour, islamiste toujours ?
Pas très convaincant. Car, de l'Egypte à la Libye, M. Erdogan a surpris tout le monde. Il s'est fait le chantre de la laïcité de l'Etat. A la grande chaîne de télévision populaire égyptienne Dream, il conseille : "N'ayez pas peur de la laïcité de l'Etat, l'Etat turc est un Etat laïc et un Etat de libertés et c'est ce que je souhaite à l'Egypte". Les "Frères", qui croyaient accueillir un cousin, se sont sentis trahis. Ils veulent des institutions publiques fondées sur la charia, le droit coranique ; ils se sont retrouvés face à un musulman partisan de la séparation de la mosquée et de l'Etat.
Une partie du succès de M. Erdogan tient dans ce cocktail : le chef de l'AKP ne renie pas Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), père de la Turquie contemporaine, pour qui la laïcité de l'Etat était l'une des portes de la modernité ; le premier ministre se réapproprie cet héritage, celui des élites, mais il colle aussi au pays profond, où l'islam conservateur est la culture dominante, notamment dans une nouvelle génération d'entrepreneurs à l'esprit conquérant.
Réaliste ou opportuniste ? "Il entend faire de la Turquie l'Etat prépondérant" au Proche-Orient, explique Sinan Fulgen, ancien diplomate turc, aujourd'hui expert auprès de la Fondation Carnegie. Erdogan a hésité avant de soutenir la révolte libyenne, dénonçant l'éventualité d'une intervention de l'OTAN dans un pays où la présence de 26 000 Turcs témoignait de la densité des échanges bilatéraux. Puis il a suivi la France et la Grande-Bretagne, tout en les critiquant ! Pas très élégant.
La diplomatie Erdogan, poursuit M. Fulgen, c'est une volonté de leadership sur le Proche-Orient qui s'appuie sur une économie dynamique. Du Caire à Tripoli, le premier ministre a voyagé avec deux cents hommes d'affaires. Pour la première moitié de 2011, l'économie turque a crû de plus de 10 %.
Est-ce pour plaire au monde arabe ? Depuis trois ans déjà, Erdogan a durci son discours. Il s'est fait le porte-parole de la cause palestinienne, jusqu'à saluer les combattants du très islamiste et très dictatorial Hamas ; il vient de suspendre les liens diplomatico-politiques (pas économiques) avec Israël, vieil allié régional de la Turquie.
Mais au même moment, et sur un point-clé, il accorde une immense satisfaction à Israël. La Turquie accueille le radar du dispositif antimissile que l'OTAN déploie face à l'Iran pour contrecarrer le programme nucléaire militaire de la République islamique. Tant pis pour les bonnes relations développées avec l'Iran ces dernières années, Ankara donne la préférence à l'OTAN. Jugement du ministre israélien de la défense, Ehoud Barak, courant septembre : "La Turquie n'est pas en train de devenir un ennemi d'Israël."
Multiples et complexes sont les voies du sultan.
Alain Frachon
Le Monde, 23 septembre 2011