Ce que les médias israéliens ont immédiatement qualifié « d'incident diplomatique » entre Israël et les États-Unis mardi 13 janvier, occupe intensément non seulement la classe politique mais également l'opinion publique israéliennes. Et ce, au moment où l'opération militaire "Plomb durci" (appelée également "plomb fondu") ne semble pas trouver d'issue diplomatique, rendant la situation dans la bande de Gaza et dans le sud d'Israël très dangereuse d'un point de vue humain, militaire et politique.
Les chaînes de télévision ont rapporté les propos du premier ministre Ehoud Olmert qui seraient à l'origine de la friction - latente pour ne pas dire déclarée - depuis deux ans, opposant le bureau du premier ministre au Département d’État des États-Unis : lors d'une tournée dans le sud d'Israël, Olmert, faisant référence à l'abstention des États-Unis ayant permis à une résolution de passer au conseil de sécurité de l'ONU la semaine dernière, a rapporté une conversation qu'il aurait eu avec le président Georges Bush.
Mais il faut tout d'abord resituer diplomatiquement ce qui s'est passé au Conseil de Sécurité : depuis son élection à la présidence des États-Unis, Bush avait initié un tournant dans la politique américaine qui s'était concrétisé par des votes de blocage empêchant le passage de résolutions diplomatiquement hostiles à Israël. Si ces résolutions n'ont pas un pouvoir contraignant, elles tendent en revanche à produire deux choses : d'abord, d'un point de vue juridique, elles déterminent la légitimité - ou l'illégitimité - d'une action du point de vue de la légalité internationale et de ses institutions ; ensuite, d'un point de vue symbolique, elles définissent ce qui est recevable ou non pour la communauté internationale et les opinions publiques qui la composent. C'est la raison pour laquelle Israël se bat toujours pour empêcher le vote de résolutions qui le mettent constamment au banc des accusés, ou, au mieux, sur un pied d'égalité avec des mouvements terroristes tels que le Hamas ou le Hezbollah. Au nom de la « proportionnalité » et de la symétrie. Bref, au nom de la neutralité. L'argument d'Israël est toujours le même : on doit maintenir la distinction entre agresseur/agressé, pays démocratique qui se défend/ mouvement terroriste qui exporte la violence dans le monde en général et Israël en particulier. Bush, à la suite des attentats du 11 septembre, avait compris que cette distinction était capitale, et c'est pourquoi il avait progressivement corrigé la position des États-Unis au sein de l'organisation internationale : grâce à son droit de veto, les États-Unis empêchaient le passage de toute résolution hostile à Israël au sein du Conseil de Sécurité. Jusqu'au vote de la résolution par le Conseil la semaine dernière où d'une manière inédite, les États-Unis, loin de bloquer la résolution par leur veto, se sont abstenus de voter, permettant à la résolution de passer. La classe politique israélienne a, non sans raison, estimé qu'il s'agissait non seulement d'un revers pour Israël, mais également d'un fâcheux changement de direction de l'administration américaine indiquant un changement sans doute plus général dans la manière dont les États-Unis abordent Israël et sa situation dans le Moyen-Orient. Ce qui ne manquât pas d'inquiéter à la veille de la prise de fonction du président Barak Obama, dont les plus sceptiques redoutent qu'il n'adopte des prises de position anti-israéliennes.
Olmert est donc revenu sur une conversation qu'il aurait eu avec le président Bush. Selon lui, il aurait indiqué à Bush qu'il ne pouvait pas voter en faveur ce cette résolution. Bush lui aurait répondu qu'il n'était pas au courant de sa formulation car c'était la secrétaire d’État Condolezza Rice qui s'en occupait. Finalement, toujours selon Olmert, Bush aurait parlé avec Rice et celle-ci, qui travaillait sur la résolution onusienne, aurait alors été « contrainte » par le Président de s'abstenir au moment du vote. Le Département d’État - il faut souligner que ce n'est pas le bureau de la Maison-Blanche - a immédiatement démenti les propos d'Olmert, exigeant même des journaux israéliens qu'ils publient ce démenti. Il faut rajouter, pour conclure, que l'abstention de Rice avait déjà fait beaucoup de bruit en Israël, lançant une polémique opposant la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni au chef de l'opposition Benyamin Netanyahou (d'une manière plus marginale, le ministre des infrastructures a également interpellé Livni sur cette même question) : Netanyahou, ancien ambassadeur d'Israël à l'ONU, a déclaré que Livni n'avait pas agi d'une manière adéquate pour permettre le blocage du vote de la résolution. La déclaration d'Olmert, le démenti accompagné d'un ultimatum de Rice, a donc agité les esprits - déjà agités - davantage encore.
Tous les commentateurs télés ont souligné qu'Olmert avait commis une indélicatesse en confiant sa conversation avec Bush. Ils ont également expliqué qu'Olmert avait manqué de tact, embarrassant Rice, certains en tirant la conclusion qu'Olmert avait décidé de « tout casser » avant son départ. Il est difficile de savoir ce qui s'est dit vraiment. Il est également difficile de se faire une juste opinion sur les raisons qui ont décidé Olmert à rompre, d'une manière non diplomatique, le silence. Mais cet incident diplomatique est intéressant en ce qu'il est symptomatique de deux choses : la relation qu'Israël - et les Israéliens - entretiennent avec les États-Unis ; le rôle que ceux-ci jouent dans le conflit.
Le premier ministre Ariel Sharon, d'une manière sans précédent dans l'histoire diplomatique israélienne ces 40 dernières années, avait mis en route un projet, repris par la suite par Olmert : sortir Israël de son isolement diplomatique et de sa relation exclusive avec les Etats-Unis en cherchant pour lui de nouveaux partenaires. Si Sharon était le premier à reconnaître le rôle central des États-Unis sur la scène moyen-orientale, il fut également sans doute le premier à comprendre que l'exclusivité était contraire aux intérêts de l’État : d'abord, elle plaçait Israël dans une position de client, face à un patron, le rendant tributaire de cette unique relation ; pour grossir le trait, la relation d'exclusivité avec les États-Unis donnait trop de poids à ceux-ci sur la scène politique israélienne et enfermait Israël dans une relation de dépendance assez proche de celle qui existe entre pays décideur/ pays colonisé. Il décida donc qu'Israël, à l'instar des pays arabes, devait sortir de son complexe d'infériorité, de ses réflexes de pays « satellite » - faire sa guerre d'indépendance diplomatique pour parvenir à la maturité politique à même de lui assurer une relation d'égal à égal avec ses alliés. Ensuite, l'exclusivité avec les États-Unis avait l'inconvénient non seulement d'isoler Israël de l'Europe mais encore de le marginaliser dans tout le Moyen-Orient. Tout le monde sait que les opinions publiques arabes sont fortement anti-américaines. Il en va de même, quoique pour d'autres raisons historiques et à des degrés beaucoup moins extrêmes, en Europe - du moins dans son noyau occidental et historique. Si Israël voulait développer des relations de coopération avec les pays arabes et avec l'Europe, il fallait donc qu'il ne soit pas identifié totalement avec les États-Unis. A peu de choses près, c'est exactement ce qu'ont fait l’Égypte, la Syrie, et la Jordanie : tout en autorisant l'expression d'un sentiment public vivement hostile aux États-Unis - qui n'a fait que s'accentuer avec les deux guerres d'Irak -, ces pays ont contracté des alliances équilibrées avec la Russie, des pays européens en particulier, l'Union européenne, certains avec l'Iran, mais aussi les États-Unis. Dit autrement : les Arabes ont compris que pour survivre, et garder leur souveraineté, ils devaient multiplier les alliances et se diversifier. Il faut noter que les pays arabes ont trouvé la parade à même de les protéger contre les tentatives d'enfermement américaines : si les contacts avec les États-Unis se font au niveau de l’État, celui-ci a eu la sagesse de cultiver des opinions publiques vivement anti-américaines qui lui laissent une marge de manœuvre garantissant sa souveraineté. Sharon a donc engagé une révolution dans la politique étrangère israélienne, qui fut dans un premier temps conduite et soutenue par son ministre des Affaires étrangères : Sylvan Shalom. Le bureau du Premier Ministre, et le Ministère des Affaires étrangères, ont travaillé à ce projet ambitieux dans un parfait esprit de collaboration.
Olmert, dans d'autres circonstances, a repris le flambeau. Tout en soignant la relation avec Bush, il a persévéré pour conduire l'ouverture d'Israël sur le monde : il n'est pas indifférent que son avant-dernier voyage officiel ait été en Russie ; il y a un mois, un accord diplomatique d'une très grande importance a été signé entre Israël et l'Union européenne sous l'impulsion du président français Nicolas Sarkozy. Les relations d'Israël avec la France, la Turquie, les nouveaux pays de l'Union européenne, ont pris des dimensions qu'elles n'avaient certainement pas il y a deux ans. Cela est une bonne nouvelle pour Israël. Pour son indépendance politique mais aussi pour les perspectives que cela ne manquera pas d'offrir d'un point de vue social, culturel, économique. A l'heure de la mondialisation, Israël ne pouvait pas se permettre de rester retranché du reste du monde, dans son inconfortable cocon, en tête à tête avec Washington.
Nul n'a jamais remis en question l'alliance stratégique unissant Israël aux États-Unis. Nul n'a jamais remis en question non plus leur alliance militaire : depuis qu'il est chef d'état-major, le général Gabi Askhenazi a développé des relations d'une qualité exceptionnelle avec la Défense américaine, multipliant les contacts et les entretiens stratégiques. Cette relation est vitale. Elle est la clé de la paix et de la guerre, non seulement en Israël mais dans tout le Moyen-Orient et sans doute même dans le Monde. Mais quelque chose s'est passé au Département d’État (Ministère des Affaires étrangères américain). Quelque chose s'est passé avec le départ de Colin Powell et l'arrivée de Condolezza Rice.
Powell et Rice appartiennent chacun à des mondes différents. Powell est un militaire. C'est-à-dire un homme qui a l'esprit pratique, qui cherche les solutions pragmatiques, à moindre coût d'un point de vue humain, social, politique et économique. Aussi paradoxal que cela peut sembler, parce qu'il est militaire, Powell est un homme ouvert, tolérant, attaché à la paix : les militaires ne sont pas des idéologues, et ils savent - mieux que quiconque - le prix de la vie et de la mort. C'est cela qui les rend pragmatiques, souples, et économes. Rice est une universitaire, spécialiste du monde soviétique. Elle est, pour le coup, idéologue et politique. Si cela existait déjà dans l'administration républicaine américaine - par exemple chez des personnes comme Dick Cheney - l'arrivée de Rice, en pleine guerre d'Irak, n'a fait que renforcer deux tendances qui étaient dommageables : une lecture du monde d'après la vieille grille de la guerre froide/ un durcissement de la politique américaine en Irak et dans le Moyen-Orient en général. Là aussi, d'une manière paradoxale, c'est ce durcissent et cette grille de lecture qui ont amené les États-Unis à se rapprocher de l'Iran.
C'est peu dire que la nomination de Rice à la place de Powell a sérieusement compliqué la relation d'Israël avec les États-Unis. La rigidité idéologique et psychologique, l'obsession anti-européenne et anti-russe, ne pouvaient que regarder d'un mauvais œil la diversification des relations diplomatiques israéliennes, les ouvertures vers la Russie et vers l'Europe, mais aussi les ouvertures vers la Syrie et le resserrement des liens avec l’Égypte grâce à la médiation de la France, qui faisait son grand retour au Moyen-Orient.
Ce qui nous amène, pour finir, à l'opération « plomb durci » : nous sommes actuellement au tournant militaire - mais aussi diplomatique et politique - de l'opération militaire. Un tournant glissant, dangereux, et décisif. D'après les médias israéliens, la situation est la suivante : scission entre la direction du Hamas à Gaza et la direction syrienne du mouvement ; la première, sous l'influence de l’Égypte, serait prête à une trêve même si elle n'est pas en mesure de faire scission avec la direction syrienne commandée depuis Téhéran. Cette direction syrienne serait elle même fragmentée entre les éléments libanais, les éléments syriens, et les éléments proprement iraniens. De leur côté, les États-Unis ont attendu que la France patronne une proposition égyptienne : celle-ci a mis plus de dix jours avant de s'impliquer ; les États-Unis, poussés donc par l'initiative française, ont mis plus de ... deux semaines. Le monde attend une solution diplomatique depuis le début de la semaine. En l'absence d'une solution diplomatique, Israël s'achemine vers le pourrissement de l'opération qui débouchera soit sur son extension - plus de morts immédiatement - soit sur une sortie de Gaza sans accord satisfaisant - plus de morts bientôt. Olmert est en colère contre Rice ? Il a parfaitement raison.
Alors que Barak Obama souhaitait s'installer dans l'hôtel faisant face à la Maison-Blanche, traditionnellement réservé pour les futurs hôtes sur le point de prendre leur fonction présidentielle, Bush a répondu, d'une manière pour le moins impolie et grossière : « pas de place, c'est habité par mes amis ». Le tact et la délicatesse ne semblent pas être le fort du président des États-Unis. Non content de léguer à Obama une guerre irakienne plutôt foireuse et une crise mondiale sans précédent, il n'a pas l'air de répugner à l'idée de lui léguer une guerre au Moyen-Orient. « Après moi, le déluge ! », comme on dit en France.
Pour finir : quand le président Saakachvili, encouragé par ses alliés américains qui voulaient se venger de la Russie, a commis la folie d'ouvrir le feu contre les provinces indépendantistes russo-géorgiennes, Moscou a répondu pour le moins brutalement. Néanmoins, cela aurait pu être pire. C'est la France, et l'Europe, qui sont venues à la rescousse de la Géorgie, car pour la solution américaine, on l'attend encore. Mais Saakachvili, depuis, a eu tout le temps de méditer la leçon. Et elle est très simple. Reste à voir maintenant si l’Égypte et le Hamas - tous les Hamas - sauront comprendre à temps. Car pour ce qui est de Mechaal, d'Assad, et de Téhéran ... ils ont compris depuis longtemps. « Rien ne presse » : c'est le message qu'ils ont capté en décryptant les conversations en provenance de Washington. L'opinion publique israélienne aurait donc tort de continuer à regarder en direction des États-Unis comme si le Messie allait sortir un jour de la Maison-Blanche. Il ne peut pas, théologiquement, sortir de la Maison Blanche. C'est bibliquement impossible. Même s'il était Juif.
Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem, le 14 janvier 2009
Les chaînes de télévision ont rapporté les propos du premier ministre Ehoud Olmert qui seraient à l'origine de la friction - latente pour ne pas dire déclarée - depuis deux ans, opposant le bureau du premier ministre au Département d’État des États-Unis : lors d'une tournée dans le sud d'Israël, Olmert, faisant référence à l'abstention des États-Unis ayant permis à une résolution de passer au conseil de sécurité de l'ONU la semaine dernière, a rapporté une conversation qu'il aurait eu avec le président Georges Bush.
Mais il faut tout d'abord resituer diplomatiquement ce qui s'est passé au Conseil de Sécurité : depuis son élection à la présidence des États-Unis, Bush avait initié un tournant dans la politique américaine qui s'était concrétisé par des votes de blocage empêchant le passage de résolutions diplomatiquement hostiles à Israël. Si ces résolutions n'ont pas un pouvoir contraignant, elles tendent en revanche à produire deux choses : d'abord, d'un point de vue juridique, elles déterminent la légitimité - ou l'illégitimité - d'une action du point de vue de la légalité internationale et de ses institutions ; ensuite, d'un point de vue symbolique, elles définissent ce qui est recevable ou non pour la communauté internationale et les opinions publiques qui la composent. C'est la raison pour laquelle Israël se bat toujours pour empêcher le vote de résolutions qui le mettent constamment au banc des accusés, ou, au mieux, sur un pied d'égalité avec des mouvements terroristes tels que le Hamas ou le Hezbollah. Au nom de la « proportionnalité » et de la symétrie. Bref, au nom de la neutralité. L'argument d'Israël est toujours le même : on doit maintenir la distinction entre agresseur/agressé, pays démocratique qui se défend/ mouvement terroriste qui exporte la violence dans le monde en général et Israël en particulier. Bush, à la suite des attentats du 11 septembre, avait compris que cette distinction était capitale, et c'est pourquoi il avait progressivement corrigé la position des États-Unis au sein de l'organisation internationale : grâce à son droit de veto, les États-Unis empêchaient le passage de toute résolution hostile à Israël au sein du Conseil de Sécurité. Jusqu'au vote de la résolution par le Conseil la semaine dernière où d'une manière inédite, les États-Unis, loin de bloquer la résolution par leur veto, se sont abstenus de voter, permettant à la résolution de passer. La classe politique israélienne a, non sans raison, estimé qu'il s'agissait non seulement d'un revers pour Israël, mais également d'un fâcheux changement de direction de l'administration américaine indiquant un changement sans doute plus général dans la manière dont les États-Unis abordent Israël et sa situation dans le Moyen-Orient. Ce qui ne manquât pas d'inquiéter à la veille de la prise de fonction du président Barak Obama, dont les plus sceptiques redoutent qu'il n'adopte des prises de position anti-israéliennes.
Olmert est donc revenu sur une conversation qu'il aurait eu avec le président Bush. Selon lui, il aurait indiqué à Bush qu'il ne pouvait pas voter en faveur ce cette résolution. Bush lui aurait répondu qu'il n'était pas au courant de sa formulation car c'était la secrétaire d’État Condolezza Rice qui s'en occupait. Finalement, toujours selon Olmert, Bush aurait parlé avec Rice et celle-ci, qui travaillait sur la résolution onusienne, aurait alors été « contrainte » par le Président de s'abstenir au moment du vote. Le Département d’État - il faut souligner que ce n'est pas le bureau de la Maison-Blanche - a immédiatement démenti les propos d'Olmert, exigeant même des journaux israéliens qu'ils publient ce démenti. Il faut rajouter, pour conclure, que l'abstention de Rice avait déjà fait beaucoup de bruit en Israël, lançant une polémique opposant la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni au chef de l'opposition Benyamin Netanyahou (d'une manière plus marginale, le ministre des infrastructures a également interpellé Livni sur cette même question) : Netanyahou, ancien ambassadeur d'Israël à l'ONU, a déclaré que Livni n'avait pas agi d'une manière adéquate pour permettre le blocage du vote de la résolution. La déclaration d'Olmert, le démenti accompagné d'un ultimatum de Rice, a donc agité les esprits - déjà agités - davantage encore.
Tous les commentateurs télés ont souligné qu'Olmert avait commis une indélicatesse en confiant sa conversation avec Bush. Ils ont également expliqué qu'Olmert avait manqué de tact, embarrassant Rice, certains en tirant la conclusion qu'Olmert avait décidé de « tout casser » avant son départ. Il est difficile de savoir ce qui s'est dit vraiment. Il est également difficile de se faire une juste opinion sur les raisons qui ont décidé Olmert à rompre, d'une manière non diplomatique, le silence. Mais cet incident diplomatique est intéressant en ce qu'il est symptomatique de deux choses : la relation qu'Israël - et les Israéliens - entretiennent avec les États-Unis ; le rôle que ceux-ci jouent dans le conflit.
Le premier ministre Ariel Sharon, d'une manière sans précédent dans l'histoire diplomatique israélienne ces 40 dernières années, avait mis en route un projet, repris par la suite par Olmert : sortir Israël de son isolement diplomatique et de sa relation exclusive avec les Etats-Unis en cherchant pour lui de nouveaux partenaires. Si Sharon était le premier à reconnaître le rôle central des États-Unis sur la scène moyen-orientale, il fut également sans doute le premier à comprendre que l'exclusivité était contraire aux intérêts de l’État : d'abord, elle plaçait Israël dans une position de client, face à un patron, le rendant tributaire de cette unique relation ; pour grossir le trait, la relation d'exclusivité avec les États-Unis donnait trop de poids à ceux-ci sur la scène politique israélienne et enfermait Israël dans une relation de dépendance assez proche de celle qui existe entre pays décideur/ pays colonisé. Il décida donc qu'Israël, à l'instar des pays arabes, devait sortir de son complexe d'infériorité, de ses réflexes de pays « satellite » - faire sa guerre d'indépendance diplomatique pour parvenir à la maturité politique à même de lui assurer une relation d'égal à égal avec ses alliés. Ensuite, l'exclusivité avec les États-Unis avait l'inconvénient non seulement d'isoler Israël de l'Europe mais encore de le marginaliser dans tout le Moyen-Orient. Tout le monde sait que les opinions publiques arabes sont fortement anti-américaines. Il en va de même, quoique pour d'autres raisons historiques et à des degrés beaucoup moins extrêmes, en Europe - du moins dans son noyau occidental et historique. Si Israël voulait développer des relations de coopération avec les pays arabes et avec l'Europe, il fallait donc qu'il ne soit pas identifié totalement avec les États-Unis. A peu de choses près, c'est exactement ce qu'ont fait l’Égypte, la Syrie, et la Jordanie : tout en autorisant l'expression d'un sentiment public vivement hostile aux États-Unis - qui n'a fait que s'accentuer avec les deux guerres d'Irak -, ces pays ont contracté des alliances équilibrées avec la Russie, des pays européens en particulier, l'Union européenne, certains avec l'Iran, mais aussi les États-Unis. Dit autrement : les Arabes ont compris que pour survivre, et garder leur souveraineté, ils devaient multiplier les alliances et se diversifier. Il faut noter que les pays arabes ont trouvé la parade à même de les protéger contre les tentatives d'enfermement américaines : si les contacts avec les États-Unis se font au niveau de l’État, celui-ci a eu la sagesse de cultiver des opinions publiques vivement anti-américaines qui lui laissent une marge de manœuvre garantissant sa souveraineté. Sharon a donc engagé une révolution dans la politique étrangère israélienne, qui fut dans un premier temps conduite et soutenue par son ministre des Affaires étrangères : Sylvan Shalom. Le bureau du Premier Ministre, et le Ministère des Affaires étrangères, ont travaillé à ce projet ambitieux dans un parfait esprit de collaboration.
Olmert, dans d'autres circonstances, a repris le flambeau. Tout en soignant la relation avec Bush, il a persévéré pour conduire l'ouverture d'Israël sur le monde : il n'est pas indifférent que son avant-dernier voyage officiel ait été en Russie ; il y a un mois, un accord diplomatique d'une très grande importance a été signé entre Israël et l'Union européenne sous l'impulsion du président français Nicolas Sarkozy. Les relations d'Israël avec la France, la Turquie, les nouveaux pays de l'Union européenne, ont pris des dimensions qu'elles n'avaient certainement pas il y a deux ans. Cela est une bonne nouvelle pour Israël. Pour son indépendance politique mais aussi pour les perspectives que cela ne manquera pas d'offrir d'un point de vue social, culturel, économique. A l'heure de la mondialisation, Israël ne pouvait pas se permettre de rester retranché du reste du monde, dans son inconfortable cocon, en tête à tête avec Washington.
Nul n'a jamais remis en question l'alliance stratégique unissant Israël aux États-Unis. Nul n'a jamais remis en question non plus leur alliance militaire : depuis qu'il est chef d'état-major, le général Gabi Askhenazi a développé des relations d'une qualité exceptionnelle avec la Défense américaine, multipliant les contacts et les entretiens stratégiques. Cette relation est vitale. Elle est la clé de la paix et de la guerre, non seulement en Israël mais dans tout le Moyen-Orient et sans doute même dans le Monde. Mais quelque chose s'est passé au Département d’État (Ministère des Affaires étrangères américain). Quelque chose s'est passé avec le départ de Colin Powell et l'arrivée de Condolezza Rice.
Powell et Rice appartiennent chacun à des mondes différents. Powell est un militaire. C'est-à-dire un homme qui a l'esprit pratique, qui cherche les solutions pragmatiques, à moindre coût d'un point de vue humain, social, politique et économique. Aussi paradoxal que cela peut sembler, parce qu'il est militaire, Powell est un homme ouvert, tolérant, attaché à la paix : les militaires ne sont pas des idéologues, et ils savent - mieux que quiconque - le prix de la vie et de la mort. C'est cela qui les rend pragmatiques, souples, et économes. Rice est une universitaire, spécialiste du monde soviétique. Elle est, pour le coup, idéologue et politique. Si cela existait déjà dans l'administration républicaine américaine - par exemple chez des personnes comme Dick Cheney - l'arrivée de Rice, en pleine guerre d'Irak, n'a fait que renforcer deux tendances qui étaient dommageables : une lecture du monde d'après la vieille grille de la guerre froide/ un durcissement de la politique américaine en Irak et dans le Moyen-Orient en général. Là aussi, d'une manière paradoxale, c'est ce durcissent et cette grille de lecture qui ont amené les États-Unis à se rapprocher de l'Iran.
C'est peu dire que la nomination de Rice à la place de Powell a sérieusement compliqué la relation d'Israël avec les États-Unis. La rigidité idéologique et psychologique, l'obsession anti-européenne et anti-russe, ne pouvaient que regarder d'un mauvais œil la diversification des relations diplomatiques israéliennes, les ouvertures vers la Russie et vers l'Europe, mais aussi les ouvertures vers la Syrie et le resserrement des liens avec l’Égypte grâce à la médiation de la France, qui faisait son grand retour au Moyen-Orient.
Ce qui nous amène, pour finir, à l'opération « plomb durci » : nous sommes actuellement au tournant militaire - mais aussi diplomatique et politique - de l'opération militaire. Un tournant glissant, dangereux, et décisif. D'après les médias israéliens, la situation est la suivante : scission entre la direction du Hamas à Gaza et la direction syrienne du mouvement ; la première, sous l'influence de l’Égypte, serait prête à une trêve même si elle n'est pas en mesure de faire scission avec la direction syrienne commandée depuis Téhéran. Cette direction syrienne serait elle même fragmentée entre les éléments libanais, les éléments syriens, et les éléments proprement iraniens. De leur côté, les États-Unis ont attendu que la France patronne une proposition égyptienne : celle-ci a mis plus de dix jours avant de s'impliquer ; les États-Unis, poussés donc par l'initiative française, ont mis plus de ... deux semaines. Le monde attend une solution diplomatique depuis le début de la semaine. En l'absence d'une solution diplomatique, Israël s'achemine vers le pourrissement de l'opération qui débouchera soit sur son extension - plus de morts immédiatement - soit sur une sortie de Gaza sans accord satisfaisant - plus de morts bientôt. Olmert est en colère contre Rice ? Il a parfaitement raison.
Alors que Barak Obama souhaitait s'installer dans l'hôtel faisant face à la Maison-Blanche, traditionnellement réservé pour les futurs hôtes sur le point de prendre leur fonction présidentielle, Bush a répondu, d'une manière pour le moins impolie et grossière : « pas de place, c'est habité par mes amis ». Le tact et la délicatesse ne semblent pas être le fort du président des États-Unis. Non content de léguer à Obama une guerre irakienne plutôt foireuse et une crise mondiale sans précédent, il n'a pas l'air de répugner à l'idée de lui léguer une guerre au Moyen-Orient. « Après moi, le déluge ! », comme on dit en France.
Pour finir : quand le président Saakachvili, encouragé par ses alliés américains qui voulaient se venger de la Russie, a commis la folie d'ouvrir le feu contre les provinces indépendantistes russo-géorgiennes, Moscou a répondu pour le moins brutalement. Néanmoins, cela aurait pu être pire. C'est la France, et l'Europe, qui sont venues à la rescousse de la Géorgie, car pour la solution américaine, on l'attend encore. Mais Saakachvili, depuis, a eu tout le temps de méditer la leçon. Et elle est très simple. Reste à voir maintenant si l’Égypte et le Hamas - tous les Hamas - sauront comprendre à temps. Car pour ce qui est de Mechaal, d'Assad, et de Téhéran ... ils ont compris depuis longtemps. « Rien ne presse » : c'est le message qu'ils ont capté en décryptant les conversations en provenance de Washington. L'opinion publique israélienne aurait donc tort de continuer à regarder en direction des États-Unis comme si le Messie allait sortir un jour de la Maison-Blanche. Il ne peut pas, théologiquement, sortir de la Maison Blanche. C'est bibliquement impossible. Même s'il était Juif.
Isabelle-Yaël Rose,
Jérusalem, le 14 janvier 2009