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22 février 2006

Abdelwahab Meddeb : "la représentation du prophète est devenue taboue". Une interview dans le journal "Libération" le 3 février

Introduction
J'ai déjà cité à de nombreuses reprises dans ce blog Abdelwahab Meddeb, professeur à l'Université Paris X et producteur de l'émission "cultures d'islam" sur France Culture. Je lui dois deux émissions passionnantes, diffusées il y a déjà près de deux ans dans le cadre de ma série. Esprit libre, ouvert, d'une culture éblouissante, il a pris position au moment de la tempête de l'affaire des caricatures de Mahomet en répondant aux questions de Christophe Boltanski dans le journal "Libération" ; en particulier, il rappelle que l'interdiction de représenter le prophète n'a pas toujours existé en terre d'Islam. A mon micro, il avait déjà évoqué la destruction des deux Bouddhas géants de Bamiyan par les Talibans en mars 2001, six mois avant le 11 septembre, une affaire rappelée dans son livre "La maladie de l'islam" (Editions du Seuil) ; en rappelant qu'une conception plus libérale de la religion avait permis leur préservation pendant des siècles dans l'Afghanistan musulman.
J.C

L'islam est-il iconoclaste ?C'est une question très complexe. Plusieurs hadith (recueil des actes et des paroles de Mohammed, ndlr) signalent une détestation, une phobie des images. L'image est considérée comme quelque chose de néfaste, sinon de maléfique. Le prophète, selon un dire qui lui est attribué, déclare à Aïcha (1) à la vue d'un coussin avec une image : «Ne sais-tu pas qu'une maison qui contient des images est une maison désertée par les anges ?» Selon un autre hadith, le prophète dit que le jour du jugement Dieu mettra au défi les peintres et les faiseurs d'images d'animer leur création, et qu'ils en seront incapables.

Ce qu'on reproche aux images, c'est d'imiter la vie, d'imiter Dieu ?Oui. Cette mimesis est considérée comme dérisoire, car elle entre dans une compétition divine perdue d'avance. Car ce ne seront toujours que des images, qui n'auront jamais de souffle ou d'âme. Nous sommes très exactement dans la critique de l'image telle qu'on la trouve dans la République de Platon. De ce point de vue-là, le prophète de l'islam se fait platonicien dans le sens où l'image est toujours marquée par un manque, c'est toujours une imitation incomplète et, pire que ça, mensongère.

En Arabie Saoudite, même les images saintes sont prohibées.Sur ce point, le wahhabisme est simplificateur. Abdelwahab, dans son bréviaire, le Kitab Tawhid, ou Livre de l'Unicité (divine), ajoute une chose : puisque le prophète n'aime pas les images, il explique qu'il est du devoir de tout croyant de les détruire et de les faire disparaître. Avec la destruction des bouddhas de Bamiyan par les talibans afghans, nous avons la traduction littérale du mot d'ordre wahhabite. Alors que ces statues avaient vécu, prospères et tout à fait tranquilles, dans un territoire sous autorité islamique pendant mille trois cents ans.

Y a-t-il un tabou particulier concernant la représentation du prophète ?
Non. J'ai moi-même présenté plusieurs représentations du prophète dans une exposition à Barcelone (2). Je tenais à montrer la contamination de l'iconographie chrétienne en islam. La seule chose qu'on ne trouve pas en islam, c'est la représentation de Dieu. Celle-là est absente. Pour le reste, on a absolument tout. On a une peinture qui très souvent se réfugie dans les livres et procède d'une iconologie tout aussi sophistiquée que dans la tradition occidentale. Pour revenir au prophète de l'islam, nous avons des représentations directes. Notamment dans un manuscrit de Herat du XIVe siècle, conservé à l'université d'Edimbourg : Jami'al-Tawarih, une histoire monumentale du monde, écrit par Rachid Ed-Dine. La vie du prophète y est intégralement illustrée par des peintures qui imitent l'iconographie chrétienne : la naissance de Mahomet reprend ainsi les schèmes de la nativité de Jésus. Le prophète de l'islam devant l'ange Gabriel reprend très exactement celui de l'Annonciation. Ce n'est que par la force de la coutume que la représentation du prophète est devenue taboue. Mais elle l'a été surtout dans le monde arabe, et ne l'a jamais été dans l'espace turc ou en Asie centrale. Les Ottomans, qui étaient des sunnites exigeants, ont maintes fois montré le prophète avec, à la place du visage, une plage vide ou une flamme en forme d'amande. Quelqu'un comme Ibn Arabi (3) légitime l'exercice de l'image en islam mais essaye de l'analyser en termes très sophistiqués : l'islam étant le dernier monothéisme, il se trouve sur la question de l'image l'héritier d'un paradoxe, l'interdit de représentation du décalogue mosaïque, d'une part, et de l'iconophilie chrétienne, de l'autre.

Comment expliquer le tollé provoqué par ces caricatures ?Il y a la question de l'image, mais pas seulement. Si on montre le prophète en terroriste, c'est évident que nous sommes en présence d'une tradition polémique antimusulmane et contre la personne même de Mahomet profondément ancrée dans la mémoire européenne depuis le Moyen Age. Le prophète de l'islam est dénoncé dans cette tradition comme faux prophète, comme imposteur, parce qu'érotique et guerrier, deux attributs qui paraissent totalement incompatibles avec la tradition prophétique. Cela relève d'un christianisme dépouillé de son Ancien Testament. Car, dans l'Ancien Testament, nous voyons très bien la présence de prophètes guerriers, à la fois forte et érotique, à commencer par le roi David... 

J.C

(1) L'épouse favorite du prophète.
(2) L'Occident vu par l'Orient, musée de Barcelone, 2005.
(3) Grand mystique musulman.