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26 janvier 2020

Rien ne va plus entre l'Egypte et la Turquie, par Jacques Benillouche


           Depuis la mort d’Hosni Moubarak, Tayyip Erdogan a tout fait pour le remplacer à la tête du leadership du monde musulman sunnite mais il n’a pas réussi face à l’opposition ferme du président Al Sissi qui lui reproche son soutien aux Frères musulmans de Gaza. Les relations se sont envenimées depuis la destitution, en 2013, de Mohamed Morsi, issu de la Confrérie. Aujourd’hui le problème libyen suscite des tensions entre les deux pays au point que le président égyptien menace de lancer une intervention militaire en Libye si la Turquie persistait dans son intention d’envoyer des troupes à Tripoli.


          La situation est complexe en Libye où deux clans se disputent le contrôle du pays. D’un côté, le GNA (gouvernement d'Accord national), gouvernement intérimaire dirigé par le Premier ministre Fayez al-Sarraj et approuvé à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies qui a reconnu le GNA comme seule autorité exécutive légitime en Libye. De l’autre côté, le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’ANL (Armée nationale libyenne) qui relève des autorités non reconnues de Tobrouk, est soutenu par l'Égypte et les Émirats arabes unis, voire la Russie, qui disposerait en Libye d’une centaine de mercenaires.
          Haftar a l’appui de plusieurs groupes armés originaires du Soudan et du Tchad tandis que le GNA et les milices qui le soutiennent peuvent compter sur le Qatar et la Turquie qui a signé un accord visant à renforcer sa coopération militaire avec Tripoli, consistant à livrer du matériel militaire, blindés et drones, en particulier. En effet, fin novembre, un accord de délimitation maritime controversé et un accord de coopération sécuritaire autorisant l'envoi d'une éventuelle aide militaire turque ont été conclus entre le GNA et la Turquie.


          Le maréchal Haftar avait donné l’ordre, le 14 décembre, à ses troupes de lancer la bataille « finale » pour s’emparer de Tripoli : « L’heure zéro a sonné pour l’assaut large et total attendu par tout Libyen libre et honnête ».  On se souvient qu’après s’en être pris aux djihadistes présents dans l’est et le sud de la Libye, l’ANL d’Haftar avait lancé en avril 2019 une offensive en direction de Tripoli, contre les milices loyales au GNA en avril dernier. Mais la situation a peu évolué. Le maréchal Haftar « qui ambitionnait de s’emparer aisément de Tripoli », alors aux mains d’une multitude de groupes armés localisés, a échoué dans sa tentative.


          Un combat de positions s’en est suivi. Les troupes d’Haftar sont restées aux abords de Tripoli tandis que les forces du GNA ont pris la ville stratégique de Ghariyan à la fin de juin 2019. Il semble que la position d’Haftar se soit dégradée. La raison est l’implication d’acteurs internationaux et régionaux qui fournissent du matériel militaire ainsi que l’intervention directe de groupes armés étrangers dans les combats. Les forces de Haftar mènent depuis avril 2019 une offensive contre Tripoli, où siège le GNA et les affrontements ont causé la mort de plus de 1.000 personnes tandis que 140.000 ont été déplacées.

                 
          Le chef du GNA, Fayez el-Sarraj, a été reçu le 14 décembre par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, au lendemain de la ratification de l’accord militaire par le Parlement turc. À cette occasion Ankara avait évoqué l’envoi éventuel de troupes pour soutenir les autorités de Tripoli face aux forces du maréchal Haftar. Mais l’Égypte n’a pas apprécié d’avoir été mise à l’écart du protocole d’accord signé entre Ankara et Tripoli sur leurs frontières maritimes respectives, sans se préoccuper de la Grèce, de la République de Chypre et… de l’Égypte. En toile de fond, la Turquie lorgne les réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale. Le 16 décembre, Al-Sissi s’est retrouvé sur la même longueur d’onde que le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian en déclarant : « le GNA était l’otage de milices armées et terroristes. Chez les opposants au maréchal Haftar on trouve parmi les miliciens des responsables de hold-up, des spécialistes de la prédation et des jihadistes ainsi que des groupes mafieux de passeurs, qui torturent et mettent en esclavage des migrants. Ils ne se battent pas pour Sarraj mais pour la protection de leurs activités criminelles ».

          Le président al-Sissi a également estimé que le « conflit libyen constituait une menace pour la sécurité nationale de l’Égypte. Nous avons la possibilité d’intervenir en Libye mais nous ne l’avons pas fait pour maintenir les relations et la fraternité avec le peuple libyen ». Mais comme il est est certain que les militaires turcs interviendront, Al Sissi a lancé une mise en garde : « Nous n’autoriserons personne à contrôler la Libye, c’est une question qui relève de la sécurité nationale de l’Égypte ». En écho Erdogan a rétorqué : « Si nécessaire, nous renforcerons notre soutien militaire à la Libye »
          Lors d’une cérémonie organisée au chantier naval de Golcuk pour la mise à l’eau de Piri Reis, le premier sous-marin fabriqué par les Turcs, Erdogan a reproché à la Grèce et aux pays la soutenant de déployer des efforts pour tenir la Turquie à l’écart de cette région : « Si nous renonçons aux processus que nous avons entamés avec la République turque de Chypre du Nord et la Libye, ils ne vont nous laisser ni côte pour nous baigner ni même de rive pour pêcher ». Il a précisé que l’accord conclu avec la Libye n’était pas contraire au droit international : « S’il le faut, nous renforcerons notre soutien militaire et utiliserons tous les moyens terrestres, maritimes et aériens. La Libye est un pays que nous aiderons au risque et péril de notre vie ». Par ailleurs, il a informé qu’à compter de 2022, un sous-marin sera mis au service des Forces navales tous les ans soit six aux alentours de 2027. Ce sera l’occasion d’inquiéter encore plus l’Égypte.


          En fait le conflit entre la Turquie et l’Égypte, à savoir entre Erdogan et Al-Sissi, s’exprime par Libyens interposés. Le 12 décembre, le maréchal Haftar avait annoncé le début d'une nouvelle « bataille décisive » pour s'emparer de Tripoli tandis que le GNA avait assuré que la situation était « sous contrôle » et qu'il maintenait ses positions au sud de la capitale, où se concentrent les combats depuis le début de l'offensive des forces pro-Haftar. Il existe un risque que le conflit aille au-delà des simples joutes oratoires. Les deux plus grandes armées musulmanes du Moyen-Orient veulent en découdre. Il ne serait pas étonnant qu’un conflit éclate là où on ne l’attendait pas. Il est certain en revanche que la course aux armements va reprendre de plus belle. Pour l’instant Israël reste un observateur attentif, préférant la neutralité.

Jacques Benillouche

Temps et Contretemps, 23 décembre 2019

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