Le sultan Qabous Ben Saïd Al-Saïd au cours de sa jeunesse,
sur les
genoux de son père, le sultan Saïd Ben Tamour
Nécrologie. Pendant
presque cinquante ans, le sultan de ce pays de la péninsule Arabique a manié
une politique intérieure de la matraque et du carnet de chèques, et de la
neutralité sur le plan international.
Doyen des souverains
arabes, au pouvoir depuis presque cinquante ans, le sultan d’Oman, Qabous Ben
Saïd Al-Saïd, mort vendredi 10 janvier à l’âge de 79 ans des
suites d’un cancer, était une figure atypique sur la scène politique
proche-orientale. Ce despote de confession ibadite, une branche de l’islam ultraminoritaire, a su
faire de son petit pays, aux confins de la péninsule Arabique, une passerelle
entre les mondes arabe, perse et occidental, à rebours du sectarisme en vogue
dans la région.
Il naît en 1940,
à Salalah, le grand port du Sud, qui est alors la capitale de ce qui est connu
comme le sultanat de Mascate et d’Oman. L’époque où son illustre ancêtre, le
sultan Saïd Benn Sultan (1806-1856) régnait sur un immense empire, de Bandar-e
Abbas, sur la côte persane du Golfe, à Zanzibar et Mombasa, sur la côte
orientale de l’Afrique, n’est plus qu’un lointain souvenir. Féodal fruste et
rétrograde, le père de Qabous, le sultan Saïd Ben Tamour, maintient son pays
dans un état d’arriération délibéré. Il prohibe toute ouverture au progrès et
au monde extérieur, exception faite du Royaume-Uni, le protecteur attitré du
royaume, qui l’aide à mater le soulèvement du djebel Akhdar entre 1954 et 1959.
Après des études à
Pune, en Inde, Qabous est envoyé à l’Académie royale militaire de Sandhurst,
dans le Surrey britannique, le passage obligé des apprentis souverains de la
péninsule Arabique. A la sortie de cette prestigieuse école, en 1962, il
sert un an dans l’armée anglaise, en Allemagne, puis s’en va faire un tour du
monde. A son retour au pays, en 1965, il est placé sous haute surveillance
par son père, confronté à une nouvelle rébellion, d’inspiration marxiste, dans
le Dhofar, la région montagneuse méridionale, dont Salalah est le chef-lieu.
Profitant de la panique causée par la progression des rebelles, Qabous lance
une révolution de palais en 1970, qui aboutit à la destitution de son
père, obligé de s’exiler à Londres.
Aussitôt, il déplace
la capitale à Mascate et renomme son pays le sultanat d’Oman. Les premières
années de son règne sont consacrées à la lutte contre la guérilla du Dhofar,
qui a le soutien du Yémen du Sud communiste et de la Chine. En partenariat avec
les SAS (Special Air Service), une unité d’élite britannique, une stratégie de
contre-insurrection est mise en place. Aux opérations militaires classiques
(embuscades, bombardements par les airs, coupure des lignes de ravitaillement
depuis Aden, la capitale du Yémen du Sud) s’ajoutent des initiatives plus
civiles (propagande anticommuniste via le recours aux valeurs religieuses
traditionnelles, assistance médicale aux paysans du djebel), qui coupent peu à
peu la révolte de sa base populaire.
Parallèlement, la mise
en valeur des richesses pétrolières du pays, largement inexploitées jusque-là,
permet au nouveau sultan de développer les forces armées omanaises. La
constitution d’unités d’ex-rebelles, ralliés au pouvoir moyennant une amnistie
et une somme en liquide, prive la guérilla de son atout maître, le monopole de
la connaissance du terrain. Le coup de grâce lui est donné en 1976, à la
suite de l’intervention d’une brigade de l’armée iranienne au côté des forces
loyalistes.
Débarrassé de cette
menace, Qabous s’attelle à son grand dessein, la « renaissance »
d’Oman. La hausse des revenus de l’Etat, à la suite du choc pétrolier de 1973,
l’aide à construire les infrastructures de base qui manquaient au pays, comme
des routes, des ports et des aéroports. Peu à peu, le sultanat se dote d’un
tissu d’industries dérivées du pétrole, dont la production monte à 700 000
barils/jour. Une rente modique par rapport aux Emirats arabes unis et à
l’Arabie saoudite, les richissimes voisins, mais suffisante pour acheter la
paix sociale dans un pays à 75 % ibadite.
Quasi-totalité
des pouvoirs
Sûr de son pouvoir, le
monarque omanais consent à partir des années 1990 quelques ouvertures :
création d’un conseil consultatif en 1992, promulgation d’une Constitution
en 1996, délivrance aux femmes d’un droit de vote et d’éligibilité
en 1997, premier scrutin au suffrage universel en 2003. L’assemblée
élue n’a guère de pouvoir, ses membres ont l’interdiction de former des partis
politiques et les récalcitrants sont vite remis au pas par la police. A la fois
chef d’Etat, premier ministre, ministre des affaires étrangères et de la
défense et président de la banque centrale, le sultan concentre la
quasi-totalité des pouvoirs entre ses mains.
Mais dans le paysage
autocratique du Golfe, ces petites avancées font leur effet. Qabous n’a ni la
prétention des nouveaux riches dubaïotes, ni la rudesse des cheikhs saoudiens.
Avec ses visiteurs occidentaux, il se plaît à parler de musique classique, sa
passion, dont témoigne le fastueux Opéra royal de Mascate. Une salle de
1 100 places qui, pour sa première saison en 2011, accueille le ténor
star Placido Domingo, la cantatrice américaine Renée Fleming et le
violoncelliste Yo-Yo Ma. Avec sa belle barbe vif-argent, son teint cuivré et
ses tuniques chatoyantes, le sultan séduit ses interlocuteurs. Divorcé et sans
enfant, il fait figure d’anticonformiste, de monarque éclairé.
Sa réputation
flatteuse est aussi le produit d’une diplomatie à contre-courant. Bien que
membre de la Ligue arabe et du Conseil de coopération du golfe, le club des
pétromonarques du Golfe, le sultan de Mascate refuse de rompre avec l’Egypte,
après la paix avec Israël, en 1979. Il se cantonne à une stricte
neutralité durant la guerre Iran-Irak, entre 1980 et 1988. En décembre 1994,
après la signature des accords d’Oslo entre l’Etat hébreu et l’OLP, Qabous
reçoit même Yitzhak Rabin, au grand dam de ses pairs arabes, hostiles pour la
plupart à la politique de normalisation prônée par les Etats-Unis. Israël ouvre
deux ans plus tard une représentation commerciale à Mascate et une coopération
se met en place entre les deux pays, dans le domaine du dessalement de l’eau de
mer.
Politique de
la matraque et du carnet de chèques
Proche de Washington
et respecté par Téhéran, indifférent au schisme sunnite-chiite qui divise le
Proche-Orient, Qabous sert d’intermédiaire discret dans les années 2000 entre
le « Grand Satan » américain et le chef de file de « l’axe du
mal ». Contrairement à Riyad, pétrifié à l’idée qu’un accord sur le
nucléaire iranien scelle la fin de l’ostracisme du géant perse, le sultan
milite activement en faveur de ce déblocage. Il héberge ainsi, dans le plus
grand secret, les réunions préparatoires, qui débouchent sur l’accord
intérimaire de novembre 2013, signé à Genève, prélude à l’accord final de
juillet 2015. C’est son heure de gloire.
Mais au même moment,
sur le front intérieur, Qabous perd de son aura. En 2011-2012, dans le
sillage des printemps tunisien et égyptien, les Omanais sont descendus dans la rue pour réclamer du
travail, des réformes et une plus grande lutte contre la corruption.
Gagné par l’usure du pouvoir, le sultan n’a pas vu venir la grogne, celle en
particulier des jeunes, qui se heurtent à un chômage croissant. Il y répond d’abord par la matraque, puis par le carnet de
chèque (hausse des retraites et doublement des aides étudiantes) et enfin par de timides concessions politiques, comme le
transfert au conseil consultatif de quelques compétences législatives et le
renvoi de ministres accusés de corruption. Une tactique typique du style
Qabous, paternaliste en façade, autoritaire sur le fond. Dans un rapport publié
en décembre 2014, l’ONG Human Rights Watch affirmait que les forces de
sécurité omanaises continuaient de harceler et d’emprisonner toute personne
critique des autorités.
Le long règne de
Qabous commence à décliner à partir de 2015. Son cancer, qu’il fait traiter en
Allemagne, l’éloigne du pouvoir pendant de longs mois. Malgré ces absences, et
malgré l’ascension, aux frontières d’Oman, de deux princes très remuants, le
Saoudien Mohamed Ben Salman et l’émirati Mohamed Ben Zayed, le sultan parvient
à maintenir la ligne neutre et équilibrée qui a été sa marque de fabrique. Il
se tient notamment à l’écart de deux initiatives particulièrement funestes,
lancées par ses ombrageux voisins, la guerre contre les rebelles houthistes du
Yémen, en 2015, et le boycottage du Qatar, en 2017.
L’année suivante, le
monarque refait un geste en direction d’Israël, en accueillant à Mascate son premier ministre, Benyamin
Nétanyahou. Parallèlement, Oman use de ses bonnes relations avec
Téhéran pour faire baisser la tension entre la République islamique et les
Etats-Unis. Ces derniers mois, le sultanat a aussi accueilli de discrètes
négociations de paix entre les houthistes et les Saoudiens. L’ultime legs de
Qabous, le vieux sage du Golfe.
Benjamin Barthe,