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01 juillet 2008

Une Histoire des Juifs de Tunisie : 5/6, premières difficultés sous le Protectorat, et jusqu’après la Première Guerre mondiale

Alors que la France plaça le pouvoir beylical sous tutelle en instaurant le régime du Protectorat en 1881, les Juifs tunisiens se trouvaient désormais face à un double pouvoir en Tunisie : celui, affaibli, du Bey dont ils demeuraient les sujets ; celui de la France, devenu dominant.

La relation qui s’était ébauchée dès le milieu du XIX ème siècle entre la France, le pouvoir tunisien et la communauté juive allait donc changer de nature avec l’instauration du Protectorat, et certains allaient être quelque peu déçus par le nouveau pouvoir, qui ne répondrait pas toujours favorablement à toutes leurs attentes. Au moment de l’instauration du Protectorat, le pouvoir colonial a essayé d’améliorer la situation des juifs tunisiens pour mieux accélérer les réformes du pays. Le Quai d’Orsay dépêcha à Tunis le capitaine Edmond Mayer, un officier « israélite français », de surcroît membre de l’Alliance Israélite, auquel fut confiée la mission de « rattacher les Israélites à [la] cause [de la France] en cherchant à les organiser et à améliorer leur sort » [1]. Sur le plan culturel, la présence française en Tunisie allait entraîner aussi un mouvement continu de francisation de la communauté. Mais le rapprochement avec les valeurs de la France, souhaité par les élites juives, ne se fera pas sans difficultés. En effet, les considérations politiques du nouveau pouvoir, du Quai d’Orsay à son relais de la Résidence, devaient tenir compte aussi des intérêts de la « colonie française ». Grandissant et se diversifiant désormais, celle-ci manifesterait plus d’une fois son opposition à ce rapprochement.

Dès l’instauration du Protectorat, les notables de la communauté juive favorables à une modernisation des institutions et à un rapprochement avec la France manifestèrent leur aspiration à une transformation des institutions communautaires. Ils exprimèrent le souhait qu’il y eût désormais, comme en France, un Consistoire. Craignant que celui-ci ne soit contrôlé par le groupe important des Livournais, favorables à l’Italie et donc hostiles à la présence française, le Quai d’Orsay repoussa cette éventualité. Il alla jusqu’à durcir sa position à l’égard des Juifs après les incidents qui eurent lieu à Tunis en 1887, faisant suite au vote par la municipalité de la ville d’un ensemble de mesures réglementant le service des inhumations et le fonctionnement des pompes funèbres. Ces mesures ne s’appliquaient pas aux Musulmans, mais aux seuls Juifs [2]. Selon la nouvelle réglementation, les Juifs ne pouvaient plus procéder aux enterrements selon leurs traditions. Malgré les protestations et les démarches effectuées par les notables auprès de l’administration, le décret, qui devait entrer en vigueur le 20 mars 1887, fut maintenu. Ce jour-là, les Juifs de Tunis, passant outre aux nouvelles dispositions, manifestèrent leur mécontentement et procédèrent à deux enterrements sans avoir obtenu le permis d’inhumer. La police et l’armée furent requises pour « faire respecter la loi et maintenir l’ordre ». Les notables de la communauté tentèrent de minimiser la portée de la manifestation et trouvèrent un compromis avec les autorités de la ville ; mais le Quai d’Orsay invita la Résidence à faire preuve d’une grande fermeté à l’égard des Juifs tunisiens. Il ne sera plus question d’organiser la communauté juive. Au contraire, consigne sera donnée de la maintenir dans ses divisions car, comme l’écrit alors un responsable du Quai d’Orsay, « c’est justement cet état que nous avons au point de vue national intérêt à perpétuer » [3].

Le second projet de réforme demandé par les Juifs était relatif aux conditions requises pour l’obtention de la naturalisation. La question fut soulevée dès 1881. Le Quai d’Orsay exclut toute éventualité d’un second décret Crémieux qui eût permis de naturaliser en masse les Juifs de Tunisie, comme cela avait été fait en Algérie en 1870 (mais en soulevant une opposition de la colonie française et une vague d’antisémitisme dans ce pays). Si personne dans la communauté n’envisageait une telle perspective, par contre, nombreux étaient ceux qui espéraient que les naturalisations pourraient être accordées, sous certaines conditions, à ceux qui en feraient individuellement la demande. Les autorités politiques, cherchant à encourager et à protéger l’installation d’une colonie française, se montrèrent hostiles à une telle possibilité. Elles s’inquiétaient de la place que prendraient les Juifs tunisiens s’ils devenaient français et considéraient qu’elles envenimeraient leurs relations avec le pouvoir beylical, et indisposeraient la population musulmane en opérant ainsi.

Sur ce point, la politique française à l’égard des Juifs ne changea pas jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale et fut appliquée avec rigueur par certains résidents généraux particulièrement hostiles aux naturalisations. Ainsi, en 1895, le résident général René Millet, confronté aux revendications relatives à l’extension de la juridiction et de la naturalisation françaises, écrivait au Quai d’Orsay :
« Il est inutile d’insister sur les inconvénients multiples, les dangers même, que présenterait l’adoption de semblables mesures. Ce n’est pas au moment où l’Algérie souffre des conséquences que les partis politiques ont su tirer du décret Crémieux, qu’il pourrait être question de créer en Tunisie en faveur des Israélites un privilège, si minime fût-il, au regard des indigènes musulmans. Toute réforme qui acheminerait les Israélites de la Régence vers l’assimilation avec les citoyens français créerait en Tunisie une question antisémite d’autant plus grave que nous comptons ici 60 000 Israélites [effectifs surévalués] contre 16 000 Français à peine [...]. Si jamais une assimilation, même partielle, était consentie, le petit noyau français serait complètement noyé dans l’élément juif » [4].
Toutefois un assouplissement des conditions de naturalisation eut lieu en 1910 notamment, l’accès à la nationalité fut ouvert aux sujets tunisiens ayant accompli un engagement volontaire dans l’armée française ou ayant obtenu un diplôme français d’études supérieures. Ces conditions se libéralisèrent en 1923, avec la loi Morinaud, dont le vote fut en partie dû au développement d’un courant d’opinion favorable en Métropole, mais qui résulta surtout de considérations tactiques, visant à inverser le ratio démographique entre ressortissants français et italiens résidant en Tunisie, vu l’afflux des seconds après la guerre.
Le rythme des naturalisations des Juifs, élevé entre 1924 et 1929, diminua ensuite, entre 1930 et 1933, pour s’effondrer à partir de 1934 [5]. Cette évolution s’explique à la fois par des résistances de différents courants idéologiques au sein de la communauté (par exemple, pour les traditionalistes, la naturalisation était synonyme de déjudaïsation) et par les réticences des autorités françaises, désormais conscientes que le ratio démographique entre Français et Italiens s’était équilibré.
Seule une loi française, du 20 décembre 1923, avait rendu plus aisées les conditions d'accès à la nationalité française pour les Juifs tunisiens qui demandaient leur naturalisation. Prônée par les assimilationnistes, la naturalisation était combattue par ailleurs par des courants divers et souvent opposés à l’intérieur de leur communauté : par les traditionalistes, parce qu'elle leur semble accélérer la déjudaïsation ; par les milieux sionistes, qui militaient en faveur d'une solution nationale de la question juive ; et par les marxistes, qui souhaitaient que les Juifs lient leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans.

Souhail Ftouh,
Tunis
Notes :


(1) Rapport Mayer, juillet août 1881, Archives du ministère des Affaires Étrangères, Mémoires et documents, t. X.
(2) Journal Officiel tunisien, 13 janvier 1887.
(3) Échange de correspondances de 1887 entre la Résidence et le Ministère, Archives du ministère des Affaires Étrangères, Israélites de Tunisie, t. I (1887-1897).
(4) Correspondance Millet du 14 janvier 1899, Archives du ministère des Affaires Étrangères, Israélites de Tunisie, t. II.
(5) Il n’y eut aucune naturalisation accordée entre 1891 et 1910,299 le furent entre 1911 et 1923, 4 873 entre 1924 et 1929,1 587 entre 1930 et 1933,207 entre 1934 et 1939 (Annuaire statistique de la Tunisie, 1946).