Sur le plan institutionnel, la communauté juive de Tunisie avait connue une disparité des institutions communautaires qui allait augmenter sa vulnérabilité au début du XVIII ème siècle et qui demeurait, voire s’était renforcée au XIX ème [1]. Cette disparité se manifestait essentiellement par deux communautés :-Les Juifs « twânsa », la grande majorité, dont l’implantation en Tunisie était antérieure à l’islam, et auxquels s’étaient assimilés au cours du temps des Juifs venus du bassin méditerranéen : ils parlaient tous le judéo arabe.
-Les Juifs livournais, les « grâna », formaient une communauté séparée, et se voulaient distincts et distingués. Ceux d’entre eux qui étaient venus de Livourne en Tunisie après l’unification de l’Italie étaient citoyens italiens et non pas sujets du Bey, comme leurs prédécesseurs de même origine. Ils parlaient et écrivaient l’italien et constituaient une élite économique et culturelle très influente dans la communauté italienne, dont ils représentaient environ 20 % des effectifs à la fin du XIX ème siècle. Introduits auprès de la régence beylicale, ils exerçaient des fonctions de Juifs de cour, des professions nobles dans la médecine, la finance ou la diplomatie.
L’existence de cette minorité grâna attachée à l’Italie et tentant de promouvoir les intérêts politiques des Italiens contre ceux des Français stimula l’élite twânsa, qui se tourna, elle, vers la France. Cette donne particulière, qui est à l’origine d’une concurrence et donc d’une émulation entre élites se définissant en référence à des cultures nationales distinctes, contribue à expliquer le dynamisme remarquable de la scolarisation juive, en Tunisie, du temps du Protectorat français. Le Protectorat Français en Tunisie allait changer le rapport de forces entre les élites des communautés twânsa et grâna puisque la seconde allait être exclue des postes d’influence par le pouvoir français. Cette élite livournaise, laïque et libérale (participant par exemple à l’installation en 1882 d’une loge du Grand Orient en Tunisie), aida par contre le gouvernement de Rome à italianiser, par l’enseignement de la langue, les nombreux nationaux italiens, venus également de Sicile et de Sardaigne, parlant différents dialectes et qui formaient la première masse ouvrière du pays.
La question qui divisa le plus à la fois la communauté juive et les composantes de la présence française en Tunisie fut celle du statut juridique. Dans la mesure où l’obtention d’une naturalisation de masse était exclue, l’extension de la juridiction française aux Juifs tunisiens et l’assouplissement des conditions de naturalisation à titre individuel devinrent des revendications prioritaires. Les questions relatives au statut personnel des Juifs relevaient des tribunaux rabbiniques, toutes autres affaires relevant des tribunaux tunisiens. C’est, entre autres, pour ne plus relever de ces derniers que certains avaient recherché, avant le Protectorat, le statut de protégé d’une puissance européenne. Ces revendications étaient le fait de l’intelligentsia moderniste qui s’était formée une fois que des jeunes Juifs eurent accédé aux universités françaises, et qui était notamment composée d’avocats et de médecins. Cette intelligentsia, emmenée par Mardochée Smadja, s’exprimait dans le journal « La Justice » que ce dernier avait créé en 1906. Il fallait, selon elle, étendre à l’ensemble des Juifs tunisiens la compétence des juridictions françaises et même supprimer le tribunal rabbinique : les affaires de statut personnel relèveraient toujours du droit mosaïque, mais seraient réglées en cas de procès par des tribunaux français, toutes autres affaires civiles, commerciales ou pénales relevant de la justice française. Suivies par les fractions les plus populaires de la communauté, les instances rabbiniques conservatrices - qui auraient vu alors entamer leurs prérogatives - combattirent ces idées, freinant ainsi toute laïcisation de la vie juive.
Le groupe de « La Justice » défendit ses revendications au Congrès colonial qui eut lieu à Paris en 1908. Il fut appuyé par des représentants des Français de Tunisie membres des professions juridiques. Curieusement les Tunisiens musulmans s’y opposèrent, arguant qu’il fallait réformer le fonctionnement de toute la justice tunisienne et que cette réforme devait s’appliquer à tous les Tunisiens [2].
Cherchant à maintenir des relations équilibrées avec l’autorité beylicale et soucieuse de ne pas froisser les Tunisiens musulmans, l’administration française ne donna pas suite aux demandes qui lui étaient adressées, tout en convenant qu’il fallait améliorer le fonctionnement des juridictions tunisiennes. Le Quai d’Orsay se rallia à ces analyses. Sur ce point, le combat des Juifs modernistes fut donc perdu, tandis que les possibilités de naturalisation de l’élite s’accrurent. Ainsi, les différents combats politiques et juridiques que mena l’avant-garde de la communauté juive de Tunisie dans le premier quart du XX ème siècle n’eurent que des résultats très limités, vu la constellation des forces hostiles à ses revendications.
La communauté était elle-même traversée de différences, socio-économiques, religieuses et idéologiques qui rendaient ce combat difficile. Pourtant elle allait, du fait de la présence française, s’émanciper sur le plan socioculturel et être entraînée dans un mouvement irréversible, continu et d’ampleur croissante, de francisation et de promotion sociale.
Mais les combats politiques des Juifs de Tunisie après la Première Guerre mondiale et jusqu’à l’indépendance tunisienne seront alors considérablement transformés, du fait de l’affirmation du nationalisme tunisien d’une part, et de celle du nationalisme juif d’autre part, avec la montée des mouvements pour l’indépendance.
Né en Occident et tourné quant à lui vers Israël, le Sionisme ne séduira pas moins les diverses couches de la communauté. Ce nationalisme tendait à changer la situation particulière des Juifs tunisiens, « coincés » entre Arabes et Français, en leur permettant de s’unir autour d’un futur projet commun : ainsi apparaissait un nouveau choix, l’objectif encore utopique d’un « foyer national » permettant de regrouper les Juifs tunisiens avec le reste de la Diaspora. En même temps, la roue de l’Histoire tournait de plus en plus vite avec la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne, et la prise de conscience d’une montée des périls, rapprochant les Juifs de Tunisie des autres communautés. En parallèle, le régime fasciste allait exclure les Juifs livournais de leur leadership local dans la communauté italienne, ce qui les conduisit aussi à se rapprocher de leurs coreligionnaires.
Et ainsi, les liens entretenus par la communauté juive de Tunisie avec celle de Palestine ne se démentirent pas à cette période. L'émergence du mouvement sioniste en Europe inspira la formation de plusieurs organismes sionistes : « Agoudat Sion », « Yoshevet Sion », « Terahem Sion » qui, en 1920, s'unifièrent en une Fédération Sioniste officielle. Des cours d'hébreu moderne seront dispensés, et un grand intérêt manifesté pour les problèmes sociaux, économiques et politiques vécus par la communauté juive de Palestine. Dès 1929 est créé en Tunisie le mouvement pionnier Hashomer Hatsaïr, suivi, en 1933 du mouvement Betar.
Le Sionisme, comme mouvement de libération nationale du peuple juif, apparut donc comme une échappatoire dans cette époque critique pour la communauté. Il devait permettre, au final, aux Juifs de Tunisie de rompre avec la fatalité de l'exil et de la vie minoritaire pour participer à un projet national spécifique, en devenant « une nation comme les autres », un pays reconnu par la communauté des pays. Mais le départ de la moitié de la communauté vers Israël, d’une part, et de l’autre moitié - la plus assimilée à la France - vers l’ancien pays colonisateur, allait aussi consacrer, hélas, un lent divorce avec leurs anciens compatriotes musulmans. Les uns et les autres n’avaient pas, et c’était naturel, réagi de la même manière après les bouleversements du XX ème siècle, la Seconde Guerre Mondiale, la Shoah, la naissance de l’État juif et les différentes guerres israélo-arabes, puis l’indépendance et la fin du Protectorat ; les solidarités des uns et des autres envers leurs « frères » d’outre Méditerranée allaient les éloigner durablement : prions pour que les retrouvailles, avec la Paix au Moyen Orient, finisse par rétablir les fils entre tous ces enfants d’une même Terre !
-Les Juifs livournais, les « grâna », formaient une communauté séparée, et se voulaient distincts et distingués. Ceux d’entre eux qui étaient venus de Livourne en Tunisie après l’unification de l’Italie étaient citoyens italiens et non pas sujets du Bey, comme leurs prédécesseurs de même origine. Ils parlaient et écrivaient l’italien et constituaient une élite économique et culturelle très influente dans la communauté italienne, dont ils représentaient environ 20 % des effectifs à la fin du XIX ème siècle. Introduits auprès de la régence beylicale, ils exerçaient des fonctions de Juifs de cour, des professions nobles dans la médecine, la finance ou la diplomatie.
L’existence de cette minorité grâna attachée à l’Italie et tentant de promouvoir les intérêts politiques des Italiens contre ceux des Français stimula l’élite twânsa, qui se tourna, elle, vers la France. Cette donne particulière, qui est à l’origine d’une concurrence et donc d’une émulation entre élites se définissant en référence à des cultures nationales distinctes, contribue à expliquer le dynamisme remarquable de la scolarisation juive, en Tunisie, du temps du Protectorat français. Le Protectorat Français en Tunisie allait changer le rapport de forces entre les élites des communautés twânsa et grâna puisque la seconde allait être exclue des postes d’influence par le pouvoir français. Cette élite livournaise, laïque et libérale (participant par exemple à l’installation en 1882 d’une loge du Grand Orient en Tunisie), aida par contre le gouvernement de Rome à italianiser, par l’enseignement de la langue, les nombreux nationaux italiens, venus également de Sicile et de Sardaigne, parlant différents dialectes et qui formaient la première masse ouvrière du pays.
La question qui divisa le plus à la fois la communauté juive et les composantes de la présence française en Tunisie fut celle du statut juridique. Dans la mesure où l’obtention d’une naturalisation de masse était exclue, l’extension de la juridiction française aux Juifs tunisiens et l’assouplissement des conditions de naturalisation à titre individuel devinrent des revendications prioritaires. Les questions relatives au statut personnel des Juifs relevaient des tribunaux rabbiniques, toutes autres affaires relevant des tribunaux tunisiens. C’est, entre autres, pour ne plus relever de ces derniers que certains avaient recherché, avant le Protectorat, le statut de protégé d’une puissance européenne. Ces revendications étaient le fait de l’intelligentsia moderniste qui s’était formée une fois que des jeunes Juifs eurent accédé aux universités françaises, et qui était notamment composée d’avocats et de médecins. Cette intelligentsia, emmenée par Mardochée Smadja, s’exprimait dans le journal « La Justice » que ce dernier avait créé en 1906. Il fallait, selon elle, étendre à l’ensemble des Juifs tunisiens la compétence des juridictions françaises et même supprimer le tribunal rabbinique : les affaires de statut personnel relèveraient toujours du droit mosaïque, mais seraient réglées en cas de procès par des tribunaux français, toutes autres affaires civiles, commerciales ou pénales relevant de la justice française. Suivies par les fractions les plus populaires de la communauté, les instances rabbiniques conservatrices - qui auraient vu alors entamer leurs prérogatives - combattirent ces idées, freinant ainsi toute laïcisation de la vie juive.
Le groupe de « La Justice » défendit ses revendications au Congrès colonial qui eut lieu à Paris en 1908. Il fut appuyé par des représentants des Français de Tunisie membres des professions juridiques. Curieusement les Tunisiens musulmans s’y opposèrent, arguant qu’il fallait réformer le fonctionnement de toute la justice tunisienne et que cette réforme devait s’appliquer à tous les Tunisiens [2].
Cherchant à maintenir des relations équilibrées avec l’autorité beylicale et soucieuse de ne pas froisser les Tunisiens musulmans, l’administration française ne donna pas suite aux demandes qui lui étaient adressées, tout en convenant qu’il fallait améliorer le fonctionnement des juridictions tunisiennes. Le Quai d’Orsay se rallia à ces analyses. Sur ce point, le combat des Juifs modernistes fut donc perdu, tandis que les possibilités de naturalisation de l’élite s’accrurent. Ainsi, les différents combats politiques et juridiques que mena l’avant-garde de la communauté juive de Tunisie dans le premier quart du XX ème siècle n’eurent que des résultats très limités, vu la constellation des forces hostiles à ses revendications.
La communauté était elle-même traversée de différences, socio-économiques, religieuses et idéologiques qui rendaient ce combat difficile. Pourtant elle allait, du fait de la présence française, s’émanciper sur le plan socioculturel et être entraînée dans un mouvement irréversible, continu et d’ampleur croissante, de francisation et de promotion sociale.
Mais les combats politiques des Juifs de Tunisie après la Première Guerre mondiale et jusqu’à l’indépendance tunisienne seront alors considérablement transformés, du fait de l’affirmation du nationalisme tunisien d’une part, et de celle du nationalisme juif d’autre part, avec la montée des mouvements pour l’indépendance.
Né en Occident et tourné quant à lui vers Israël, le Sionisme ne séduira pas moins les diverses couches de la communauté. Ce nationalisme tendait à changer la situation particulière des Juifs tunisiens, « coincés » entre Arabes et Français, en leur permettant de s’unir autour d’un futur projet commun : ainsi apparaissait un nouveau choix, l’objectif encore utopique d’un « foyer national » permettant de regrouper les Juifs tunisiens avec le reste de la Diaspora. En même temps, la roue de l’Histoire tournait de plus en plus vite avec la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne, et la prise de conscience d’une montée des périls, rapprochant les Juifs de Tunisie des autres communautés. En parallèle, le régime fasciste allait exclure les Juifs livournais de leur leadership local dans la communauté italienne, ce qui les conduisit aussi à se rapprocher de leurs coreligionnaires.
Et ainsi, les liens entretenus par la communauté juive de Tunisie avec celle de Palestine ne se démentirent pas à cette période. L'émergence du mouvement sioniste en Europe inspira la formation de plusieurs organismes sionistes : « Agoudat Sion », « Yoshevet Sion », « Terahem Sion » qui, en 1920, s'unifièrent en une Fédération Sioniste officielle. Des cours d'hébreu moderne seront dispensés, et un grand intérêt manifesté pour les problèmes sociaux, économiques et politiques vécus par la communauté juive de Palestine. Dès 1929 est créé en Tunisie le mouvement pionnier Hashomer Hatsaïr, suivi, en 1933 du mouvement Betar.
Le Sionisme, comme mouvement de libération nationale du peuple juif, apparut donc comme une échappatoire dans cette époque critique pour la communauté. Il devait permettre, au final, aux Juifs de Tunisie de rompre avec la fatalité de l'exil et de la vie minoritaire pour participer à un projet national spécifique, en devenant « une nation comme les autres », un pays reconnu par la communauté des pays. Mais le départ de la moitié de la communauté vers Israël, d’une part, et de l’autre moitié - la plus assimilée à la France - vers l’ancien pays colonisateur, allait aussi consacrer, hélas, un lent divorce avec leurs anciens compatriotes musulmans. Les uns et les autres n’avaient pas, et c’était naturel, réagi de la même manière après les bouleversements du XX ème siècle, la Seconde Guerre Mondiale, la Shoah, la naissance de l’État juif et les différentes guerres israélo-arabes, puis l’indépendance et la fin du Protectorat ; les solidarités des uns et des autres envers leurs « frères » d’outre Méditerranée allaient les éloigner durablement : prions pour que les retrouvailles, avec la Paix au Moyen Orient, finisse par rétablir les fils entre tous ces enfants d’une même Terre !
Souhail Ftouh,
Tunis
Notes :
(1) Cf. B. LEWIS, Juifs en terre d’Islam, Paris, Calmann-Lévy, 1986; J. TAIEB, Être juif au Maghreb à la veille de la colonisation, Paris, Albin Michel, 1994; E. COHEN HADRIA, « Les milieux juifs de Tunisie avant 1914 », Le Mouvement Social, juillet septembre 1967, p. 89-107; D. CAZÈS, Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie, Paris, Durlacher, 1888; C. MASI, « La fixation du statut des sujets toscans israélites dans la Régence de Tunis », Revue Tunisienne, 1938; C. HAGÈGE, « Communautés juives de Tunisie à la veille du Protectorat français », Le Mouvement Social, janvier mars 1980, p. 35-50.
(2) Cf. la publication Pour la Justice. Discours prononcés au meeting du 30 octobre 1909. Commentaires de la Presse. Extrait du Compte Rendu Officiel du Congrès de l’Afrique du Nord tenu à Paris en 1908, Tunis, Imprimerie Modèle, 1909. Pour une vue d’ensemble, cf. C. HAGÈGE, Les Juifs de Tunisie et la colonisation française (jusqu’à la Première Guerre mondiale), thèse de doctorat de 3e cycle, Université Paris V, 1973.