(source pour la photo ici)
80% du territoire de la Jordanie est constitué par le désert. Car il est une constante dans les pays du Moyen-Orient, qui explique très certainement pourquoi les trois religions monothéistes naquirent dans la région : le désert, et tout ce qu’il dit à l’homme. En hébreu, les mots « désert » et « parler » s’écrivent en effet de la même manière (1). En Jordanie, comme partout ailleurs au Moyen-Orient, les hommes sont donc forgés par le désert - difficile école, mais école porteuse de sens.
On ne dira jamais assez combien la connaissance de la géographie est nécessaire pour comprendre les hommes. Les comprendre, c’est-à-dire comprendre leur culture, ses codes, ce que l’on pourrait appeler d’une manière très étendue leur langue. Car les hommes ne parlent pas tous le même langage ; les sociétés ne communiquent pas toutes en empruntant les même voies. Et où trouver la raison de ces différences sinon dans l’esprit des lieux, que les Anciens allèrent jusqu’à représenter par autant de dieux? Un Dieu pourtant devait finir par s’imposer, le Dieu qui se révéla dans le désert, le Dieu du buisson ardent, le seul Dieu rebelle à toute représentation matérielle. C’est ce Dieu là que l’on prie encore, aujourd’hui, dans le Moyen-Orient, dans les synagogues, les mosquées, et les églises. Et même si certains le prient également en Europe, ce serait une illusion que de croire qu’ils s’adressent à lui - où qu’Il leur parle - de la même façon : les hommes du désert ne sont pas les hommes de la profusion de la terre et de l’eau. Cette carence se retrouve d’ailleurs dans l’utilisation qu’ils font du discours : les mots ne sont pas le principal de la langue ; les raisonnements, les explications, ne sont pas toujours à prendre ... au mot. Parce que le Moyen-Orient a sa raison à lui, qui le rend incompréhensible - quand on ne le méprise pas tout simplement - à certains esprits remplis d’eux mêmes et de leur logique. Une méta-raison, en quelque sorte, qui ne se laisse pas saisir par tout le monde : les hommes du désert se sont protégés - peuples longtemps asservis à des dominations étrangères, ils ont posé un code sur leur porte, pour rester inintelligibles à toute oreille autre que la leur. Eux seuls peuvent se comprendre.
Le taxi roule sur la route qui part d’Amman pour arriver à la frontière du Pont Allenby. Le ciel est clair, bleu, très différent du brouillard mouillé qui nous avait accueillie. Et de la nuit. En sortant de la ville, les collines se font plus hautes, deviennent presque montagnes escarpées, avec des ravins desquels les conducteurs sont protégés par un petit muret. Pourtant, un camion - à moins qu’il ne s’agisse d’une voiture - est tombé : les morceaux de bétons jonchent la route, sur laquelle il faut zigzaguer lentement pour les éviter, tandis que des enfants, des voitures, sont agglutinés sur le côté. Ils regardent le véhicule qui a plongé dans le vide. Le chauffeur est-il mort ? Probable. Le véhicule, sous l’effet du choc, s’est-il incendié ? Pas sûr. Pour les moins curieux, ou les plus pressés, il ne leur reste plus qu’à imaginer la chute, les tonneaux, les projections, avant que le véhicule ne se soit immobilisé. Les murets semblent une bien dérisoire protection face à l’imprudence des hommes.
Amman est maintenant derrière. Entourée par des collines ocres et vertes. Ce qui apparaît devant, brutalement, c’est le désert : en Jordanie, comme en Israël, la nature, et le temps, ne connaissent pas les transitions. Paysages, couleurs, climats, Histoire, événements, tout ce qui est change par soubresauts. C’est que la terre et le cycle des choses sont trop étroits pour ne pas être économes : il n’y a point de place pour la lente maturation des hommes et des choses. Le taxi roule, et un homme est assis, près de la route, sur le pas de sa maison : c’est un vieux, il porte un keffieh à la manière saoudienne, et il regarde, légèrement courbé, les voitures qui passent devant sa porte. Celui-là a maintenant tout son temps : il a fait le tour de tout ce que l’on peut voir et aimer. Deux enfants, chacun sur un âne, cheminent en bavardant. Dans les collines ocres, comme des tout petits boutons, des tâches plus foncées bougent lentement : ce sont les chèvres, les chèvres noires et marrons, aux longues oreilles pendantes. Les virages se font plus souples, la terre est déjà aplanie, quelques villages, un champ de dromadaires, la pancarte indique la droite pour ceux qui cherchent la frontière. Allenby. Les frontières ont gardé la mémoire du mandat britannique.
Aujourd’hui, tout est très tranquille sur le pont Allenby. Les habituels embouteillages, les cortèges de véhiculent qui n’en finissent pas - aujourd’hui, rien de tout cela : le bus, où nous ne sommes que trois - un américano-jordanien et une australienne très australienne - roule rapidement. Par la fenêtre, quelques moutons. Depuis Amman, nous avons perdu de la hauteur pour arriver au niveau de la Mer Morte, au dessous du niveau de la mer. Cela se sent : il fait chaud. Alors tout d’un coup, les drapeaux changent. Au lieu du vert-noir-rouge-blanc, une simple étoile bleu ciel, flanquée de deux traits. Et puis ce sont les signes qui changent : si l’arabe ne disparaît pas, il est maintenant accompagné de petites lettres carrées. Les uniformes ne sont plus les mêmes. Seuls les hommes, le soleil et le ciel clair n’ont pas encore changé.
Quelques familles, des hommes seuls, tout le monde passe aux contrôles. Contrôles de papiers. Contrôles de bagages. Contrôles de visas. Contrôles personnels. Chacun doit entrer dans une espèce de portillon qui projette un souffle d'air, par plusieurs orifices, contre la personne. L’appareil prévient, de sa voix métallique : « projection ». Des hommes rigolent. D’autres font la tête. En tous les cas, personne ne sait ce que c’est. Une pancarte qui indique en arabe deux visages recherchés par la police : 10 000 dollars. Les deux hommes - à moins que ce ne soit le même, sous deux identités différentes - n’ont vraiment pas l’air sympa. Et puis encore des contrôles. Papiers. Visas. Papiers. Impossible de se tromper : nous sommes arrivés en Israël. Et en revenant en Israël, nous avons retrouvé la vieille bête, celle dont on ne veut plus entendre parler, mais que personne, cependant, ne peut se payer le luxe d’ignorer, et moins encore à une frontière : la guerre.
On ne dira jamais assez combien la connaissance de la géographie est nécessaire pour comprendre les hommes. Les comprendre, c’est-à-dire comprendre leur culture, ses codes, ce que l’on pourrait appeler d’une manière très étendue leur langue. Car les hommes ne parlent pas tous le même langage ; les sociétés ne communiquent pas toutes en empruntant les même voies. Et où trouver la raison de ces différences sinon dans l’esprit des lieux, que les Anciens allèrent jusqu’à représenter par autant de dieux? Un Dieu pourtant devait finir par s’imposer, le Dieu qui se révéla dans le désert, le Dieu du buisson ardent, le seul Dieu rebelle à toute représentation matérielle. C’est ce Dieu là que l’on prie encore, aujourd’hui, dans le Moyen-Orient, dans les synagogues, les mosquées, et les églises. Et même si certains le prient également en Europe, ce serait une illusion que de croire qu’ils s’adressent à lui - où qu’Il leur parle - de la même façon : les hommes du désert ne sont pas les hommes de la profusion de la terre et de l’eau. Cette carence se retrouve d’ailleurs dans l’utilisation qu’ils font du discours : les mots ne sont pas le principal de la langue ; les raisonnements, les explications, ne sont pas toujours à prendre ... au mot. Parce que le Moyen-Orient a sa raison à lui, qui le rend incompréhensible - quand on ne le méprise pas tout simplement - à certains esprits remplis d’eux mêmes et de leur logique. Une méta-raison, en quelque sorte, qui ne se laisse pas saisir par tout le monde : les hommes du désert se sont protégés - peuples longtemps asservis à des dominations étrangères, ils ont posé un code sur leur porte, pour rester inintelligibles à toute oreille autre que la leur. Eux seuls peuvent se comprendre.
Le taxi roule sur la route qui part d’Amman pour arriver à la frontière du Pont Allenby. Le ciel est clair, bleu, très différent du brouillard mouillé qui nous avait accueillie. Et de la nuit. En sortant de la ville, les collines se font plus hautes, deviennent presque montagnes escarpées, avec des ravins desquels les conducteurs sont protégés par un petit muret. Pourtant, un camion - à moins qu’il ne s’agisse d’une voiture - est tombé : les morceaux de bétons jonchent la route, sur laquelle il faut zigzaguer lentement pour les éviter, tandis que des enfants, des voitures, sont agglutinés sur le côté. Ils regardent le véhicule qui a plongé dans le vide. Le chauffeur est-il mort ? Probable. Le véhicule, sous l’effet du choc, s’est-il incendié ? Pas sûr. Pour les moins curieux, ou les plus pressés, il ne leur reste plus qu’à imaginer la chute, les tonneaux, les projections, avant que le véhicule ne se soit immobilisé. Les murets semblent une bien dérisoire protection face à l’imprudence des hommes.
Amman est maintenant derrière. Entourée par des collines ocres et vertes. Ce qui apparaît devant, brutalement, c’est le désert : en Jordanie, comme en Israël, la nature, et le temps, ne connaissent pas les transitions. Paysages, couleurs, climats, Histoire, événements, tout ce qui est change par soubresauts. C’est que la terre et le cycle des choses sont trop étroits pour ne pas être économes : il n’y a point de place pour la lente maturation des hommes et des choses. Le taxi roule, et un homme est assis, près de la route, sur le pas de sa maison : c’est un vieux, il porte un keffieh à la manière saoudienne, et il regarde, légèrement courbé, les voitures qui passent devant sa porte. Celui-là a maintenant tout son temps : il a fait le tour de tout ce que l’on peut voir et aimer. Deux enfants, chacun sur un âne, cheminent en bavardant. Dans les collines ocres, comme des tout petits boutons, des tâches plus foncées bougent lentement : ce sont les chèvres, les chèvres noires et marrons, aux longues oreilles pendantes. Les virages se font plus souples, la terre est déjà aplanie, quelques villages, un champ de dromadaires, la pancarte indique la droite pour ceux qui cherchent la frontière. Allenby. Les frontières ont gardé la mémoire du mandat britannique.
Aujourd’hui, tout est très tranquille sur le pont Allenby. Les habituels embouteillages, les cortèges de véhiculent qui n’en finissent pas - aujourd’hui, rien de tout cela : le bus, où nous ne sommes que trois - un américano-jordanien et une australienne très australienne - roule rapidement. Par la fenêtre, quelques moutons. Depuis Amman, nous avons perdu de la hauteur pour arriver au niveau de la Mer Morte, au dessous du niveau de la mer. Cela se sent : il fait chaud. Alors tout d’un coup, les drapeaux changent. Au lieu du vert-noir-rouge-blanc, une simple étoile bleu ciel, flanquée de deux traits. Et puis ce sont les signes qui changent : si l’arabe ne disparaît pas, il est maintenant accompagné de petites lettres carrées. Les uniformes ne sont plus les mêmes. Seuls les hommes, le soleil et le ciel clair n’ont pas encore changé.
Quelques familles, des hommes seuls, tout le monde passe aux contrôles. Contrôles de papiers. Contrôles de bagages. Contrôles de visas. Contrôles personnels. Chacun doit entrer dans une espèce de portillon qui projette un souffle d'air, par plusieurs orifices, contre la personne. L’appareil prévient, de sa voix métallique : « projection ». Des hommes rigolent. D’autres font la tête. En tous les cas, personne ne sait ce que c’est. Une pancarte qui indique en arabe deux visages recherchés par la police : 10 000 dollars. Les deux hommes - à moins que ce ne soit le même, sous deux identités différentes - n’ont vraiment pas l’air sympa. Et puis encore des contrôles. Papiers. Visas. Papiers. Impossible de se tromper : nous sommes arrivés en Israël. Et en revenant en Israël, nous avons retrouvé la vieille bête, celle dont on ne veut plus entendre parler, mais que personne, cependant, ne peut se payer le luxe d’ignorer, et moins encore à une frontière : la guerre.
Une idée farfelue, où peut être une vision, qui semble toujours extravagante tant qu’elle n’arrive pas à réalisation : le Grand-Moyen Orient de Peres. Libre circulation des marchandises, libre circulation des hommes, libre circulation des idées, des volontés, des projets, tout cela dans une région en paix où les hommes se sont enfin entendus sur leur véritable intérêt. Plus personne ne songe à rayer de la carte les Juifs et Israël. Dans vingt ans ? Dans deux siècles ? Jamais ? On aurait fortement envie de poser la question à celles qui se sont auto-proclamées « grandes puissances ». Mais on connaît déjà la réponse. Reste ce jeune Jordanien, originaire de Palestine, qui termine ses études d’économie, avant de peut être partir pour l’Arabie Saoudite, auprès de membres de sa famille qui ont réussi. Avant de revenir en Jordanie, pour se marier. Reste ce père de famille musulman, qui refusait de rester assis en nous parlant, parce que cela était insultant pour moi, mais marquait aussi peut être une trop grande familiarité. Peu importe : quand on venait vers lui, il se levait, d’un bond, presque au garde-à-vous, pour nous parler. Reste ces deux jeunes filles voilées, à qui nous avions demandé notre chemin vers la Mosquée que nous souhaitions visiter, qui avaient insisté pour nous mettre elles même dans le taxi et discuter le prix. Dès fois que - mais cela n’arrive jamais ! - on se fasse rouler. Restent tous ces visages, toutes ses rencontres - de bonnes et de moins bonnes - reste ce dernier Jordanien que nous avons salué, en passant la frontière : « come back ! ». Oui, certainement, nous avons pensé : la Jordanie et les Jordaniens ne nous sont plus du tout étrangers. Mais quand viendras-tu en Israël que je puisse te rendre le bien que tu m’as fait, mon frère ? Dans vingt ans ? Dans deux siècles ? Jamais ?
Dans la Tradition Juive, il est deux peuples avec lesquels Israël ne peut conclure d’alliance : Ammon, Moab. Pourtant, des entrailles de Ruth, une Moabite, et de surcroît une convertie, devait sortir le roi David, figure messianique pour un Juif.« Et d’Ammon ? Qu’est-ce qui sortira d’Ammon ? »
Jérusalem s’étire de tout son long. On voit au loin la Mosquée, le Dôme, au pied duquel se tient le Mur du Temple. Des Églises, et puis des bâtiments modernes. C’est un sentiment délicieux que celui de rentrer chez soi. Surtout après ce qui devait apparaître, rétrospectivement, comme un long voyage. Celui d’Ulysse, d’Alice, tous les voyageurs ont le même visage et tous font le même voyage. Une sonnerie dans le taxi collectif. Pas une sonnerie, un french cancan téléphonique ! La petite musique française a trouvé le moyen de venir jusqu’ici. Le cancan parisien, avec ses farces et ses entourloupes, dans ce taxi. Comment ne pas rire ?
Quand le taxi insista pour que je descendis à cet endroit, je résistais dans un premier temps : il allait pas se débarrasser de moi comme ça ! Finalement, après un longue conversation en hébreu, où l’hébreu prit un accent arabe et un accent français, je descendis en pensant que le chauffeur avait certainement ses raisons : parfois, il faut laisser une place à l’inspiration de l’autre. Ce n’est qu’une fois descendue que je la vis, la porte : levant les yeux, elle était là, en pierres, animée, chahutée, bousculée comme une embarcation au milieu de la tempête, brinquebalée de tous les côtés, mais toujours là, comme si elle devait y rester pour l’éternité. La Porte de Damas. La Porte de Damas, devant moi, en plein Jérusalem. Les chauffeurs de bus de la place Abdali en aurait fait une drôle de tête !
Jérusalem, le treize janvier deux mille sept
Isabelle-Yaël Rose
Nota de Jean Corcos :
Dans la Tradition Juive, il est deux peuples avec lesquels Israël ne peut conclure d’alliance : Ammon, Moab. Pourtant, des entrailles de Ruth, une Moabite, et de surcroît une convertie, devait sortir le roi David, figure messianique pour un Juif.« Et d’Ammon ? Qu’est-ce qui sortira d’Ammon ? »
Jérusalem s’étire de tout son long. On voit au loin la Mosquée, le Dôme, au pied duquel se tient le Mur du Temple. Des Églises, et puis des bâtiments modernes. C’est un sentiment délicieux que celui de rentrer chez soi. Surtout après ce qui devait apparaître, rétrospectivement, comme un long voyage. Celui d’Ulysse, d’Alice, tous les voyageurs ont le même visage et tous font le même voyage. Une sonnerie dans le taxi collectif. Pas une sonnerie, un french cancan téléphonique ! La petite musique française a trouvé le moyen de venir jusqu’ici. Le cancan parisien, avec ses farces et ses entourloupes, dans ce taxi. Comment ne pas rire ?
Quand le taxi insista pour que je descendis à cet endroit, je résistais dans un premier temps : il allait pas se débarrasser de moi comme ça ! Finalement, après un longue conversation en hébreu, où l’hébreu prit un accent arabe et un accent français, je descendis en pensant que le chauffeur avait certainement ses raisons : parfois, il faut laisser une place à l’inspiration de l’autre. Ce n’est qu’une fois descendue que je la vis, la porte : levant les yeux, elle était là, en pierres, animée, chahutée, bousculée comme une embarcation au milieu de la tempête, brinquebalée de tous les côtés, mais toujours là, comme si elle devait y rester pour l’éternité. La Porte de Damas. La Porte de Damas, devant moi, en plein Jérusalem. Les chauffeurs de bus de la place Abdali en aurait fait une drôle de tête !
Jérusalem, le treize janvier deux mille sept
Isabelle-Yaël Rose
Nota de Jean Corcos :
(1) En phonétique, le désert se dit "midbar", le verbe parler "ledaber". Les racines hébraïques étant les mêmes, le "midrash" (collection de proverbes tirés de la tradition religieuse) souligne, bien sûr, cette coïncidence qui n'en est pas une, la parole divine ayant été délivrée dans un désert (celui du Sinaï).