A l'intérieur du complexe sportif d'Amman, tout juste à l'arrière du stade dont les énormes projecteurs sont visibles depuis la rue Al-Melakia Alia, le Musée Militaire, également connu sous le nom de Mémorial des Martyrs, fut construit en 1977, a l'initiative du Roi Hussein de Jordanie.
Il n'est point de peuple sans histoire. Point d'identité sans mémoire. Telle fut la grande intuition du Roi qui restera dans la mémoire collective - israélienne et jordanienne - le Roi de la paix : une fois les frontières déterminées, la société sécurisée, le temps était venu de fixer l'identité de la Nation par une histoire commune et partagée. Plus encore quand on sait que la Jordanie, construite elle aussi par des vagues successives de ce que l'on pourrait presque appeler "immigration", serait et resterait un refuge dans la région. Elle accueillit trois vagues d'immigration palestinienne (1948, 1967, Guerre d'Irak), et, évidemment, des réfugiés irakiens. Devant cette composition complexe et multiple de la population, sans cesse en évolution, la consolidation d'une identité nationale était une nécessité politique pour la sécurité de la aussi toute jeune Nation. Tout le monde se rappellera des talents diplomatiques du Roi Hussein de Jordanie. Que beaucoup considèrent aujourd'hui encore comme le véritable constructeur du pays. Mais le Roi Hussein était également un fin politique, qui regarda toujours loin dans le temps. A cela seulement se reconnaît le véritable homme politique, porteur d'un projet et d'une vision : il travaille pour ses petits enfants.
Pour arriver au Musée Militaire, il faut remonter un petit chemin qui traverse, impeccable, une forêt. On arrive alors sur une grande esplanade, de laquelle il est possible d'avoir une vue générale sur Amman : la ville prend des allures athéniennes, vallonnées, avec des maisons que l'on croirait - effet de perspective - superposées. La perspective, avec ses lois, ses angles morts, ses reflets, ses illusions, est le compas qui dessine le cercle que forme l'histoire des hommes. Il faut alors monter quelques marches d'un escalier pour arriver sous des drapeaux : toujours les mêmes couleurs - rouge, vert, noir, blanc - que l'on retrouve pareillement sur les drapeaux de la Syrie, de l'Irak, et du Liban. C'est que les pays ne sont pas tout a faits étrangers : crées d'une révolte arabe contre les Ottomans avec le soutien - parfaitement stratégique - des Anglais. Des tribus qui avaient résolu de se défaire d'une domination étrangère : noir, comme les Abbassides ; blanc, pour les Omeyyades ; vert, de la couleur des Fatimides, et rouge, pour les Hachémites qui seraient appelés à régner sur l'Irak et ce qui n'était encore que la Trans-Jordanie (2). Le drapeau de la révolte arabe unifierait les hommes et les couleurs sous la bannière d'une liberté qui prendrait, dans un premier temps, la forme de la souveraineté. Le reste, du moins l'espérait-on, viendrait après.
Le bâtiment, blanc et nu, est d'une forme carrée. Seul un bandeau noir, où sont gravés des versets du Coran, vient habiller cette nudité de la couleur et de la forme. Au milieu de la façade, la porte, sombre et lourde qu'il faut pousser comme lorsque l'on entre dans un bâtiment sacré, n'interrompt pas la perfection de la clôture du bâtiment : massif, protecteur de la mémoire et de ses morts, mais aussi de l'histoire et de l'espoir des vivants. Parce que les deux sont liés, nécessairement.
Deux soldats sont assis derrière la réception. L'un, la peau très foncée, les yeux noirs et petits. La vivacité du regard, très fin, contraste avec les traits quelque peu grassouillets de l'homme. Il porte un uniforme militaire, dont on serait bien incapable de dire quel grade il indique. L'autre soldat, très grand, presque maigre, avec deux grands yeux bleus et clairs, comme sa peau qui rappelle quelque chose du Kabyle ou du Berbère. La Jordanie a des visages très différentiés. Ainsi de son armée visiblement. Le premier, qui parle difficilement l'anglais, nous accueille à la manière jordanienne : partout, la même phrase, répétée à tout moment, met a l'aise l'arrivant - "bienvenue en Jordanie". Il nous indique un registre où le visiteur est invité à écrire son nom, sa nationalité, sa profession. Nous disons notre nom, qu'il nous laisse écrire en lettres latines parce qu'il n'a pas, manifestement, très bien compris : quoique les arabes et les juifs soient deux peuples sémitiques, et que de nombreux mots partagent une racine commune quand ils ne sont pas tout bonnement les mêmes, il se trouve certaines sonorités qui ne sont pas compréhensibles. Communauté ne veut pas dire identique. Il nous demande alors notre nationalité. A quoi nous lui répondons que nous sommes française et israélienne. Le soldat a alors une réaction tout simplement ... extraordinaire : tel un enfant surpris, il ouvre la bouche et nous regarde avec ses petits yeux, maintenant immenses, sans rien dire, incertain de ce que nous venons de dire. Française et israélienne ? Cela existe ? A moins qu'israélienne, à lui seul, ne suffise ? L'homme se reprend, et nous demande avec ce même air d'enfant : "Israeli ?" Le langage a sa logique. La communication a ses malentendus mais aussi ses moments d'inspiration. Aussi, quand il nous interroge sur qui nous sommes, c'est en hébreu que nous lui répondons : "ken, Israeli". Décidément, l'homme n'en revient pas. De la même manière que nous rencontrions notre premier Jordanien il y a quelques jours à peine, sans doute sommes-nous sa première rencontre juive, et de surcroît israélienne. Quand il écrivit en arabe sur son registre "franco-israélienne", après avoir semble t-il demandé a son camarade s'il devait écrire les deux et avoir reçu une réponse positive, nous montâmes en haut.
Toute l'histoire de la révolte arabe s'étale, devant nos yeux. En 1916, de la Mecque jusqu’à Damas, des milliers d'hommes se lèveraient ensemble dans un même mouvement qui changerait pour toujours le visage de la région. Du monde. A ceux qui ne croient pas dans le pouvoir de l'homme, qui se lamentent devant l'impuissance des peuples et des nations, comme si l'histoire, monstre hégélien, n'était qu'une mécanique autonome : il faut venir à Amman regarder l’œuvre des hommes. Des émirs, des bédouins, des couteaux, quelques fusils et quelques pistolets, des chameaux, face à de l'artillerie et des chevaux. Et puis les visages, émouvants de dignité - et les règnes - se succèdent jusqu'à ce que l'on arrive à la bataille de Jérusalem. 1948. Pas seulement une date - un mythe. Pas au sens ou l'entendent les négationnistes et les trafiquants de vérité. La bataille de Jérusalem que le Musée qualifie invariablement de lutte contre "l'ennemi", qui n'est jamais nommé. L'israélien ne recevra son nom que quelques vitrines plus tard - nous sommes en 1973 - à l'occasion de trois bérets israéliens abandonnés.
Cette absence de nomination est-elle une faute au regard de la déontologie de l'historien ? Oui. Pourtant, ce simple soldat, ce Jordanien de maintenant, en disant à voix haute notre nom et notre nationalité, en l'écrivant en toutes lettres et en arabe, sur son cahier, vient de faire sans le savoir un acte historique : il a nommé celui qu'il ne faut pas nommer. Que toutes les personnes que l'on qualifie de "modestes", que ceux que l'on appelle les "humbles", qui ne croient pas dans leur pouvoir et dans leur prise sur le cours des choses et de la réalité, viennent visiter ce Musée et réclament de voir le petit cahier : le nom y est. Ce que le passé, le passé officiel, n'avait pas réussi a surmonter, ce soldat, innocemment et comme en passant, vient de le rectifier.
Au tout dernier étage, le Mémorial. Des noms gravés en lettres d'or sur des plaques. Est-il interdit à un Israélien d'être ému devant les noms des morts de ceux qui furent ses ennemis? Qui tuèrent son peuple, sinon sa propre famille? Il est interdit à un Israélien d'oublier son peuple, sa souffrance, sa famille. Il est interdit à un Israélien d'oublier son histoire. Interdit d'oublier ses ennemis d'aujourd'hui. Interdit d'oublier ses morts de tous les temps. Il n'est pas interdit à un Israélien de pleurer sur tous les morts. Car c'est cela que devrait être un Mémorial : un lieu où chacun vient à la rencontre des morts de l'autre pour rendre possible la paix, et la rencontre, entre les vivants. Un jour peut être - pas forcément bientôt - notre soldat jordanien viendra à Jérusalem, ou à Tel Aviv, pleurer sur les morts de ceux à qui il vient de rendre un nom.
Amman, le dix janvier deux mille sept.
Isabelle-Yaël Rose
Il n'est point de peuple sans histoire. Point d'identité sans mémoire. Telle fut la grande intuition du Roi qui restera dans la mémoire collective - israélienne et jordanienne - le Roi de la paix : une fois les frontières déterminées, la société sécurisée, le temps était venu de fixer l'identité de la Nation par une histoire commune et partagée. Plus encore quand on sait que la Jordanie, construite elle aussi par des vagues successives de ce que l'on pourrait presque appeler "immigration", serait et resterait un refuge dans la région. Elle accueillit trois vagues d'immigration palestinienne (1948, 1967, Guerre d'Irak), et, évidemment, des réfugiés irakiens. Devant cette composition complexe et multiple de la population, sans cesse en évolution, la consolidation d'une identité nationale était une nécessité politique pour la sécurité de la aussi toute jeune Nation. Tout le monde se rappellera des talents diplomatiques du Roi Hussein de Jordanie. Que beaucoup considèrent aujourd'hui encore comme le véritable constructeur du pays. Mais le Roi Hussein était également un fin politique, qui regarda toujours loin dans le temps. A cela seulement se reconnaît le véritable homme politique, porteur d'un projet et d'une vision : il travaille pour ses petits enfants.
Pour arriver au Musée Militaire, il faut remonter un petit chemin qui traverse, impeccable, une forêt. On arrive alors sur une grande esplanade, de laquelle il est possible d'avoir une vue générale sur Amman : la ville prend des allures athéniennes, vallonnées, avec des maisons que l'on croirait - effet de perspective - superposées. La perspective, avec ses lois, ses angles morts, ses reflets, ses illusions, est le compas qui dessine le cercle que forme l'histoire des hommes. Il faut alors monter quelques marches d'un escalier pour arriver sous des drapeaux : toujours les mêmes couleurs - rouge, vert, noir, blanc - que l'on retrouve pareillement sur les drapeaux de la Syrie, de l'Irak, et du Liban. C'est que les pays ne sont pas tout a faits étrangers : crées d'une révolte arabe contre les Ottomans avec le soutien - parfaitement stratégique - des Anglais. Des tribus qui avaient résolu de se défaire d'une domination étrangère : noir, comme les Abbassides ; blanc, pour les Omeyyades ; vert, de la couleur des Fatimides, et rouge, pour les Hachémites qui seraient appelés à régner sur l'Irak et ce qui n'était encore que la Trans-Jordanie (2). Le drapeau de la révolte arabe unifierait les hommes et les couleurs sous la bannière d'une liberté qui prendrait, dans un premier temps, la forme de la souveraineté. Le reste, du moins l'espérait-on, viendrait après.
Le bâtiment, blanc et nu, est d'une forme carrée. Seul un bandeau noir, où sont gravés des versets du Coran, vient habiller cette nudité de la couleur et de la forme. Au milieu de la façade, la porte, sombre et lourde qu'il faut pousser comme lorsque l'on entre dans un bâtiment sacré, n'interrompt pas la perfection de la clôture du bâtiment : massif, protecteur de la mémoire et de ses morts, mais aussi de l'histoire et de l'espoir des vivants. Parce que les deux sont liés, nécessairement.
Deux soldats sont assis derrière la réception. L'un, la peau très foncée, les yeux noirs et petits. La vivacité du regard, très fin, contraste avec les traits quelque peu grassouillets de l'homme. Il porte un uniforme militaire, dont on serait bien incapable de dire quel grade il indique. L'autre soldat, très grand, presque maigre, avec deux grands yeux bleus et clairs, comme sa peau qui rappelle quelque chose du Kabyle ou du Berbère. La Jordanie a des visages très différentiés. Ainsi de son armée visiblement. Le premier, qui parle difficilement l'anglais, nous accueille à la manière jordanienne : partout, la même phrase, répétée à tout moment, met a l'aise l'arrivant - "bienvenue en Jordanie". Il nous indique un registre où le visiteur est invité à écrire son nom, sa nationalité, sa profession. Nous disons notre nom, qu'il nous laisse écrire en lettres latines parce qu'il n'a pas, manifestement, très bien compris : quoique les arabes et les juifs soient deux peuples sémitiques, et que de nombreux mots partagent une racine commune quand ils ne sont pas tout bonnement les mêmes, il se trouve certaines sonorités qui ne sont pas compréhensibles. Communauté ne veut pas dire identique. Il nous demande alors notre nationalité. A quoi nous lui répondons que nous sommes française et israélienne. Le soldat a alors une réaction tout simplement ... extraordinaire : tel un enfant surpris, il ouvre la bouche et nous regarde avec ses petits yeux, maintenant immenses, sans rien dire, incertain de ce que nous venons de dire. Française et israélienne ? Cela existe ? A moins qu'israélienne, à lui seul, ne suffise ? L'homme se reprend, et nous demande avec ce même air d'enfant : "Israeli ?" Le langage a sa logique. La communication a ses malentendus mais aussi ses moments d'inspiration. Aussi, quand il nous interroge sur qui nous sommes, c'est en hébreu que nous lui répondons : "ken, Israeli". Décidément, l'homme n'en revient pas. De la même manière que nous rencontrions notre premier Jordanien il y a quelques jours à peine, sans doute sommes-nous sa première rencontre juive, et de surcroît israélienne. Quand il écrivit en arabe sur son registre "franco-israélienne", après avoir semble t-il demandé a son camarade s'il devait écrire les deux et avoir reçu une réponse positive, nous montâmes en haut.
Toute l'histoire de la révolte arabe s'étale, devant nos yeux. En 1916, de la Mecque jusqu’à Damas, des milliers d'hommes se lèveraient ensemble dans un même mouvement qui changerait pour toujours le visage de la région. Du monde. A ceux qui ne croient pas dans le pouvoir de l'homme, qui se lamentent devant l'impuissance des peuples et des nations, comme si l'histoire, monstre hégélien, n'était qu'une mécanique autonome : il faut venir à Amman regarder l’œuvre des hommes. Des émirs, des bédouins, des couteaux, quelques fusils et quelques pistolets, des chameaux, face à de l'artillerie et des chevaux. Et puis les visages, émouvants de dignité - et les règnes - se succèdent jusqu'à ce que l'on arrive à la bataille de Jérusalem. 1948. Pas seulement une date - un mythe. Pas au sens ou l'entendent les négationnistes et les trafiquants de vérité. La bataille de Jérusalem que le Musée qualifie invariablement de lutte contre "l'ennemi", qui n'est jamais nommé. L'israélien ne recevra son nom que quelques vitrines plus tard - nous sommes en 1973 - à l'occasion de trois bérets israéliens abandonnés.
Cette absence de nomination est-elle une faute au regard de la déontologie de l'historien ? Oui. Pourtant, ce simple soldat, ce Jordanien de maintenant, en disant à voix haute notre nom et notre nationalité, en l'écrivant en toutes lettres et en arabe, sur son cahier, vient de faire sans le savoir un acte historique : il a nommé celui qu'il ne faut pas nommer. Que toutes les personnes que l'on qualifie de "modestes", que ceux que l'on appelle les "humbles", qui ne croient pas dans leur pouvoir et dans leur prise sur le cours des choses et de la réalité, viennent visiter ce Musée et réclament de voir le petit cahier : le nom y est. Ce que le passé, le passé officiel, n'avait pas réussi a surmonter, ce soldat, innocemment et comme en passant, vient de le rectifier.
Au tout dernier étage, le Mémorial. Des noms gravés en lettres d'or sur des plaques. Est-il interdit à un Israélien d'être ému devant les noms des morts de ceux qui furent ses ennemis? Qui tuèrent son peuple, sinon sa propre famille? Il est interdit à un Israélien d'oublier son peuple, sa souffrance, sa famille. Il est interdit à un Israélien d'oublier son histoire. Interdit d'oublier ses ennemis d'aujourd'hui. Interdit d'oublier ses morts de tous les temps. Il n'est pas interdit à un Israélien de pleurer sur tous les morts. Car c'est cela que devrait être un Mémorial : un lieu où chacun vient à la rencontre des morts de l'autre pour rendre possible la paix, et la rencontre, entre les vivants. Un jour peut être - pas forcément bientôt - notre soldat jordanien viendra à Jérusalem, ou à Tel Aviv, pleurer sur les morts de ceux à qui il vient de rendre un nom.
Amman, le dix janvier deux mille sept.
Isabelle-Yaël Rose
(1) En hébreu, "au nom du nom" se dit "le-man Ha-Chem" et veut aussi dire "au nom de Dieu"
(2) Nota de Jean Corcos :
Il existe d'autres hypothèses pour la trilogie de couleurs "vert-noir-rouge" que l'on retrouve sur les drapeaux du Moyen Orient ; le vert est d'abord le drapeau de l'islam (c'est d'ailleurs le seul sur le drapeau de l'Arabie Saoudite, où la Sharia fait office de constitution) ; le noir est effectivement la couleur des Abbassides, celle qui a régné du temps du Califat de Bagdad, le plus glorieux ; et le rouge (pourquoi ?) est "la couleur des Arabes".
Il existe d'autres hypothèses pour la trilogie de couleurs "vert-noir-rouge" que l'on retrouve sur les drapeaux du Moyen Orient ; le vert est d'abord le drapeau de l'islam (c'est d'ailleurs le seul sur le drapeau de l'Arabie Saoudite, où la Sharia fait office de constitution) ; le noir est effectivement la couleur des Abbassides, celle qui a régné du temps du Califat de Bagdad, le plus glorieux ; et le rouge (pourquoi ?) est "la couleur des Arabes".