Bernard Lewis
Introduction :
Disparu
le 19 mai dernier à l’âge de 101 ans, l’orientaliste Bernard Lewis nous a
laissé une œuvre immense que je n’ai pu qu’effleurer. Pour se rendre compte du
travail de cet érudit « à l’ancienne », polyglotte – il parlait
notamment l’Arabe, le Turc, le Persan et l’Hébreu -, il suffit de parcourir l'article qui lui est
consacré sur Wikipedia.
Né
citoyen britannique, mort aux Etats-Unis où il s’était établi, cet
universitaire juif aura été au-delà de son travail théorique un conseiller de
certains gouvernements américains. On lui attribue une influence – peut-être
excessive – dans la formulation du « Choc des civilisations », notion
comprise en Europe comme une incitation à faire la guerre aux Musulmans, alors
même que dans son esprit il s’agissait d’abord de théoriser une rivalité,
séculaire, entre deux systèmes de pensée opposés. Est-ce pour cela ? On ne
trouve quasiment rien (1) sur les médias français à l’occasion de sa disparition,
hormis le qualificatif de « polémique » associé, justement, à ce
fameux « choc des civilisations » ; mais associé aussi - et c’est
une ombre réelle sur sa mémoire – à son négationnisme du génocide arménien commis
par la Turquie, négationnisme obstiné et intolérable.
Je vous
propose donc cet article, vieux de 13 ans mais très dense, à propos d’un volume
réunissant l’essentiel de son œuvre.
J.C
C'est
peu dire que l'intérêt pour l'Islam va croissant et - par nécessité - ne risque
pas de fléchir bientôt. L'avalanche actuelle de livres sur la question, mêlant
brûlots simplistes et contes de fées fantaisistes, désoriente plus qu'elle
n'aide le lecteur souhaitant comprendre ce qui se passe. Pour le prix d'un seul
de ces ouvrages, voici une petite bibliothèque de référence sur le sujet : la
collection Quarto réédite en un volume l'essentiel de l'œuvre du plus grand
islamologue vivant.
Aujourd'hui
âgé de 80 ans, Bernard Lewis domine une bibliographie impressionnante couvrant
la totalité de l'ère musulmane, de la Révélation de Mahomet à l'actualité la
plus récente, en passant par la question centrale de l'Empire ottoman. C'est un
érudit à l'ancienne, qui a derrière lui des décennies de travaux de première
main : maîtrisant, outre l'anglais, le français et l'italien, l'arabe, le
persan, le turc et l'hébreu, il a travaillé dès l'avant-guerre dans les
archives égyptiennes, syriennes, libanaises et turques. Ses compétences
linguistiques lui valurent de ne pas être trop interrompu dans ses recherches
durant ses six années de guerre, grâce à une affectation, notamment au Caire,
dans la section « Moyen-Orient » des services de renseignement du Foreign
Office.
Dans
une longue introduction inédite, qui contient un superbe exposé sur le métier
d'historien, Bernard Lewis survole sa carrière de chercheur et de professeur, à
l'université anglaise d'Oxford puis américaine de Princeton, et commente la
succession de ses ouvrages, qui, pour la plupart, restent aujourd'hui
essentiels (Les Arabes dans l'Histoire, Le Langage politique de l'Islam,
Comment l'Islam regardait l'Occident, Islam et démocratie, L'Islam, l'Occident
et la modernité). Ils furent publiés selon une progression chronologique, de
l'apogée du rayonnement musulman, au Moyen Age, au déclin de l'Empire ottoman
(dont il fut un des premiers à consulter les archives), pour aboutir à la
Turquie moderne.
Il
profite de cette introduction pour se rendre justice : la fameuse formule du « choc
des civilisations », rendue célèbre par l'essai de Samuel Huntington, c'est lui
qui l'a énoncée, dès 1957 : « Les ressentiments actuels des peuples du
Moyen-Orient se comprennent mieux lorsqu'on s'aperçoit qu'ils résultent non pas
d'un conflit entre des Etats ou des nations, mais du choc entre deux
civilisations. » Cinquante ans plus tard, Bernard Lewis maintient cette
formule, qui a fait récemment polémique, en précisant qu'il faut la réintégrer
dans le temps long. Il y a, selon lui, entre le monde musulman et le monde
occidental, un « conflit entre deux civilisations rivales, qui perdure en dépit
de nombreux changements ».
Il
ne s'agit pas seulement d'un décalage temporel - comme le veut l'analyse en
termes de « retard de développement » - mais d'un blocage propre au monde
musulman, qui résulte d'un autre rapport au politique et à la connaissance.
Différence fondamentale, qui a son origine dans les récits religieux : « Pendant
toute l'histoire de la chrétienté, et dans presque tous les pays chrétiens, il
était admis qu'il existait deux pouvoirs, Dieu et César, régissant deux sphères
distinctes, l'Eglise et l'Etat, le religieux et le profane. Associés, séparés
ou en conflit, ils restèrent toujours deux. » Le monde musulman est au
contraire ordonné autour de « l'un », sur le modèle de Mahomet, chef religieux,
militaire et politique d'un Etat, tandis que le souvenir de Jésus, homme seul
ayant pour unique arme le verbe, a laissé une institution, l'Eglise, en
querelle permanente mais féconde avec le monde temporel. D'où, selon Bernard
Lewis, la vérité littérale de la formule de l'imam Khomeini « L'Islam est
politique ou il n'est rien », qui explique à la fois l'absence de démocratie
dans la quasi-totalité des pays musulmans et le sort qu'ils réservent à ses
partisans.
Accordant
une place secondaire à la question de la violence, Bernard Lewis insiste sur
deux facteurs handicapants résultant de cette « clôture sur l'un » :
l'incuriosité et la place des femmes. « L'idée qu'il puisse exister des êtres,
des activités ou des aspects de l'existence humaine qui échappent à l'emprise
de la religion et de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane », écrit
Bernard Lewis en l'illustrant de nombreux exemples historiques. Il y a toujours
eu des « orientalistes » en Occident, mais pas d' « occidentalistes » en Orient
: les Etats musulmans n'envoyaient pas d'ambassadeurs auprès des souverains
étrangers, les langues et les textes d'Europe n'étaient pas étudiés et les
docteurs de la loi se sont opposés pendant trois siècles à l'entrée de
l'imprimerie dans l'Empire ottoman.
Une
recherche quasi inexistante
Cette incuriosité perdure. Le monde arabo-musulman reste l'endroit du monde où l'on traduit le moins de livres et où la recherche est quasi inexistante : « A l'heure actuelle, de nombreux pays asiatiques participent activement au développement scientifique, lequel n'est plus occidental, mais mondial. Hormis quelques enclaves occidentalisées et une poignée de chercheurs originaires du Moyen-Orient mais travaillant en Occident, la contribution de la région - telle qu'on peut la mesurer, par exemple, au nombre de publications dans des revues internationalement reconnues - fait pâle figure comparée à celle d'autres parties du monde non occidental ou, pis, comparée à son propre passé. »
L'apartheid
sexiste constitue pour Bernard Lewis l'autre drame. Les rares émissaires
envoyés dans les capitales européennes rapportaient il y a déjà plusieurs
siècles leur choc devant les égards masculins pour ces femmes des cours royales
non seulement visibles, mais ayant le droit de parler et de circuler. On oublie
souvent que, pour l'Islam, la femme est non seulement inférieure à l'homme,
mais aussi aux enfants mâles. Rappelant qu'en 1867 le progressiste turc Namik
Kemal notait que le monde musulman était comme « un corps humain paralysé d'un
côté », Bernard Lewis ajoute : « La relégation des femmes à un statut
d'infériorité non seulement prive le monde musulman des talents et des énergies
de la moitié de sa population, mais encore confie l'éducation, à un âge
crucial, de l'autre moitié à des mères analphabètes et opprimées. Une telle
éducation, dit-on, produit des individus arrogants ou soumis, en tout cas
inaptes à la vie dans une société libre et ouverte. » Mais il reste optimiste,
en rappelant qu'il n'y a pas si longtemps la charia reléguait dans la même
sous-humanité les esclaves, les non-musulmans et les femmes : « Abolir
l'esclavage relevait quasiment de l'inconcevable. Interdire ce que Dieu permet
est un crime presque aussi grand que permettre ce qu'il interdit. » Or, ce que
l'Islam a fait avec l'esclavage, il peut le faire avec les femmes.
« C'est
le manque de liberté qui est à la base des maux dont souffre le monde musulman »,
assure Bernard Lewis, mais sans conclure. En 1976, quelques années avant la
révolution iranienne, il avait pronostiqué l'actualité de deux voies possibles :
le retour à l'origine des textes contre la modernité ou la révolution
démocratique sur le modèle turc, qui témoigne, depuis près d'un siècle, que
cela est possible mais lent et difficile, sa signification restant
problématique : cette démocratie fragile, dépendant encore de l'éthique de son
armée, constitue pour nombre de pays musulmans moins un modèle qu'une trahison.
Islam,
par Bernard Lewis. Gallimard/Quarto, 1 344 p., 25 euros.
(1) Hormis un article de Gilles Kepel dans « Le
Monde », mais réservé à l’édition abonnés.
Eric Conan
L’Express, 23 mai 2005