Chronique.
Il
ne faut pas se tromper de conflit. Ce qui menace le plus, sur les ruines de
sept années de guerre civile en Syrie, ce n’est pas un affrontement ponctuel
entre les Etats-Unis et la Russie. Américains, Britanniques et Français ont
pris soin, lors de leur raid du 14 avril, de ne frapper ni les Russes ni
leurs protégés iraniens. Les missiles ont visé des installations syriennes.
Objectif proclamé, plus politique que militaire : empêcher la banalisation
de l’arme chimique sur le champ de bataille.
Mais,
dans l’immédiat, ce qui se profile, de façon plus menaçante, c’est un
affrontement entre Israël et l’Iran. Une configuration stratégique générale
s’installe, pas à pas, entre Américains, Russes, Iraniens et Israéliens, qui
est de celles qui peuvent amener la guerre – ou ajouter la guerre à la guerre.
On
sait le point de départ. Sans le soutien inébranlable de la République
islamique – assistance militaire directe, aide économique et financière
constante, appui politico-diplomatique permanent –, la seule intervention
aérienne des Russes n’aurait pas sauvé le régime de Bachar Al-Assad. Il a fallu
les deux pour venir à bout d’une insurrection armée qui, au fil des ans, s’est
vue dominée par des islamistes. Aujourd’hui, les Iraniens ont besoin des
Russes, mais ceux-ci dépendent de ceux-là.
Téhéran
veut les dividendes de son engagement. Le régime entend disposer de bases
militaires permanentes en Syrie. Israël s’y oppose : ligne rouge, casus
belli. Depuis six ans, l’aviation israélienne bombarde régulièrement, en Syrie,
des convois d’armements iraniens à destination du Hezbollah libanais, la milice
chiite créee en 1982 par l’Iran et intégrée au système de défense de la
République islamique.
Raid
aérien
Depuis
quelques mois, la confrontation est directe : armée israélienne contre
forces iraniennes. Le 10 février, un drone iranien franchit la frontière
syro-israélienne. Tsahal abat l’engin, ramasse ses débris et lance un raid
aérien contre l’endroit d’où il serait parti : la base dite T4, près de
Homs, dans le centre la Syrie, tenue par des gardiens de la révolution, unités
d’élite du régime de Téhéran. Examen du drone accompli, début juin, Tsahal jure
qu’il contenait des explosifs et l’aviation israélienne mène, lundi
9 avril, une deuxième attaque contre T4. Les deux parties en dressent le
même bilan : au moins sept militaires iraniens sont tués, dont un colonel.
L’Iran promet de se venger. Israël se déclare prêt à recommencer.
La
séquence ressemble à ces séries d’incidents ponctuels qui, au Moyen-Orient,
précèdent souvent une conflagration plus large. Ces jours-ci, « des
sources israéliennes de haut rang » ont reçu Tom Friedman du New
York Times pour expliquer : « Si les Iraniens
répliquaient (…) Israël pourrait saisir l’occasion pour mener une
contre-attaque massive contre l’ensemble de l’infrastructure iranienne en
Syrie. » Bluff ? Gesticulation ? Au Moyen-Orient, plus
souvent qu’on ne l’imagine, les gens font ce qu’ils disent.
A
Washington, Donald Trump s’est entouré des conseillers les plus anti-iraniens
qu’on puisse trouver au bord du Potomac. Michael Pompeo, à la tête du
département d’Etat, et John Bolton, au Conseil national de sécurité de la
Maison Blanche, diabolisent la République islamique. Ils stigmatisent l’accord
sur le contrôle du programme nucléaire iranien conclu le 14 juillet 2015 à
Vienne. Trump écoute volontiers et l’homme fort d’Arabie saoudite et le premier
ministre israélien. Tous deux associés dans la lutte contre
« l’expansionnisme iranien » dans le monde arabe, Mohammed Ben Salman
et Benyamin Nétanyahou veulent la mort du document de Vienne.
D’ici
au 12 mai, Trump doit décider. S’il « sort » de l’accord de
Vienne et annonce la reprise de sanctions contre l’Iran, quelle sera la
réaction des « durs » à Téhéran ? Si l’Iran ne s’estime plus lié
par l’accord et reprend l’enrichissement de l’uranium, quelle sera la réaction
des « durs » à Jérusalem ? Logique d’affrontement en
perspective.
Tout
le monde est à portée de missiles
Nétanyahou
a toujours eu l’oreille attentive de Vladimir Poutine. Le Russe semblait
comprendre l’Israélien. Entre ultra-nationalistes, le courant passait. Moscou
ne s’est jamais opposé aux raids israéliens contre le Hezbollah en Syrie. Une
ligne rouge a été établie entre les états-majors russe et israélien. Mais
Poutine aurait fait savoir qu’il y a des limites à ce qu’il peut imposer aux
Iraniens en Syrie. Les relations israélo-russes seraient plus difficiles. Lors
du raid du 9 avril, les Israéliens n’auraient pas prévenu les Russes à
l’avance.
Israël
voit l’Iran – qui ne cesse de dénoncer « l’entité
sioniste » – se rapprocher de ses frontières : au sud, par
Hezbollah libanais interposé ; à l’est, avec le déploiement iranien en
Syrie. Tout le monde est à portée de missiles.
Comment
comprendre la poussée iranienne au Moyen-Orient ? Pas un point chaud de la
région où l’on ne retrouve la main de la République islamique, de Gaza au
Yémen. Téhéran a son mot à dire sur l’avenir de l’Irak, de la Syrie et du
Liban. Ralliant les minorités arabes chiites de la région, l’Iran dispose
maintenant d’un corps d’armée à ses ordres au beau milieu de la péninsule
arabique et d’un « corridor » d’accès à la Méditerranée.
Volontiers
traitée en paria, la République islamique est largement dépassée par les Etats
arabes au chapitre des dépenses militaires. Elle se dit menacée et obligée
d’avoir une stratégie défensive asymétrique : arsenal de missiles
balistiques, d’abord ; première ligne de défense avec ses milices chiites,
ensuite. Mais une partie du régime tient une ligne beaucoup plus offensive,
promettant la fin d’Israël et celle des monarchies arabes. Qui, à leur tour,
s’estiment menacés. Au Moyen-Orient, les perceptions ont valeur de faits.
Alain Frachon
Le Monde, 19 avril 2018
Nota de Jean Corcos :
Très peu de grands médias
nationaux auront évoqué, ces dernières semaines, le risque de guerre généralisée, entre Israël d’une
part et « l’axe chiite » d’autre part ; il faut donc d’abord en
remercier Alain Frachon, même si on peut avoir des réserves sur tel ou tel
passage de cet article.
Ceci étant, cet article est paru
une dizaine de jours avant la « bombe » de Benjamin Netanyahou,
présentant au monde des extraits des dizaines de milliers de documents secrets
associés au programme nucléaire iranien. On le sait, ces documents furent récupérés
lors d’une opération extraordinaire du Mossad dans la banlieue de Téhéran.
Clairement, cette affaire aura révélé aussi la fragilité de la République
Islamique, et d’énormes complicités dans le pays. Et le dernier épisode du mardi soir 8 mai - un bombardement israélien aurait, à ce qu'on a lu, empêché l'envoi imminent de missiles iraniens sur le Nord du pays - indique que la guerre menace ; et cela, indépendamment du retrait américain de l'accord nucléaire de 2015.