Marc Knobel
Pour
l’historien et directeur des études du CRIF, l’année 2000 a marqué un tournant
pour ce qui est des actes antisémites.
Marc
Knobel, historien, directeur des études du CRIF, a publié Haine et violences
antisémites. Une rétrospective : 2000-2013 (Berg international, 2013). Il
explique l’impact des assassinats de juifs commis ces dernières années.
En
douze ans, onze juifs ont été assassinés parce que juifs, en France. Comment a
évolué l’état d’esprit des communautés juives pendant cette période ?
Lorsque
Ilan Halimi a été torturé et tué dans les conditions horribles que l’on sait,
en 2006, j’avais réagi en disant, dans une expression qui m’avait peut-être
échappé : « C’est le premier meurtre antisémite du XXIe siècle. » Comme si
quelque chose m’avait poussé à commencer à comptabiliser cela, comme si je
pressentais qu’il y en aurait d’autres – ce que bien évidemment j’ignorais en
2006.
Quels
facteurs vous avaient conduit à dire cela ?
Depuis
l’année 2000, nous étions devant un panorama nouveau. A partir du premier
octobre 2000, en l’espace de quinze jours, 75 actes antisémites ont été commis
contre des juifs ou des institutions juives. C’était presque autant que pour
l’ensemble des années 1998 (81 actes) et 1999 (82 actes). Fin 2000, le
ministère de l’intérieur en comptabilisait 744, presque dix fois plus que les
années précédentes.
Quelles
ont été les réactions à l’époque ?
Elles
ont été faibles. Les gouvernants et un certain nombre de responsables
politiques ont été tentés de faire passer ces agressions pour des violences
ordinaires. Alors que pour nous, la qualification antisémite ne faisait pas
l’ombre d’un doute. Il a fallu attendre 2003 pour que le président de la
République, Jacques Chirac, réagisse très fortement. Cela a marqué un tournant.
Comment
a évolué la situation par la suite ?
Les
événements nous ont hélas donné raison : en 2002, il y a eu 936 actes
antisémites ; en 2004, 974. Ils ne sont jamais redescendus au niveau des années
1997-1999. Beaucoup d’actes avaient par ailleurs une relation plus ou moins
diffuse avec le conflit israélo-palestinien. D’autre part, les stéréotypes nous
semblaient remonter très fortement. Les juifs étaient à nouveau associés à
l’argent, au pouvoir, y compris quand des enfants étaient agressés par d’autres
enfants. En 2006, avec le meurtre d’Ilan Halimi, on s’est rendu compte qu’on
pouvait puiser des préjugés dans le Moyen Age et assassiner un jeune homme sous
le prétexte que, parce qu’il est juif, il aurait de l’argent, et que l’on
pourrait demander une « rançon » à toute une communauté parce que, forcément,
tous les juifs seraient riches. On s’est repris dans la figure le fameux
préjugé des juifs et de l’argent. D’ailleurs il semble encore être impliqué
dans le meurtre de Mireille Knoll, d’après les déclarations de Gérard Collomb.
Comment
évolue alors la situation « quotidienne » ?
A
cette même période, se pose la question de l’insécurité des enfants dans les
écoles républicaines. Les parents nous rapportaient que leurs enfants étaient
insultés dans les cours de récréation, autour des établissements scolaires.
Cela générait un très grand stress chez les parents, qui jugeaient leurs
enfants en danger dans l’école laïque et républicaine. Certains tentaient de
discuter avec des professeurs ou des proviseurs qui, parfois, ne prenaient pas
la mesure de ce qui se passait. Des parents ont donc mis leurs enfants dans des
écoles confessionnelles, juives ou catholiques. Ce qu’on n’entrevoyait pas
alors, c’est que les écoles juives seraient visées à leur tour.
Les
assassinats de Mohamed Merah interviennent alors…
En
2012, on comprend brutalement qu’il peut être aussi dangereux de mettre ses
enfants dans des écoles juives. Cela ajoute au traumatisme. Le meurtre de ces
trois enfants dans des conditions atroces a été très compliqué à gérer. En
l’espace de quelques années, on s’est rendu compte que n’importe lequel d’entre
nous pouvait être touché. Cela va du crachat au meurtre, en passant par la
lettre de menace, l’injure sur Internet, la tentative d’incendie.
En
quoi les assassinats de Sarah Halimi, en 2017, et celui de Mireille Knoll
ajoutent-ils au traumatisme ?
Ils
signifient que des personnes âgées peuvent être tuées chez elles par des
voisins. Chacun pense à ses propres parents. Après les enfants, les clients
d’un magasin, ils sont à leur tour des cibles. Et à chaque fois avec une
extrême barbarie. Il n’a pas suffi qu’ils poignardent Mireille Knoll, ils ont
de surcroît, semble-t-il, tenté de mettre le feu. Avec ces modes opératoires,
il y a un retour de traumatismes du passé. Cette vieille femme qui a échappé à
la Shoah et qui connaît cette fin horrible soixante-dix ans plus tard, ça nous
parle. Le retour des traumatismes du passé qui se transmettent de génération en
génération se conjugue au traumatisme du présent. C’est un choc d’une puissance
incroyable.
Ne
craignez-vous pas qu’on voie un fait divers d’abord crapuleux dans ces deux
derniers meurtres ?
Nous
avons trop entendu cela pendant des années. Non, ce ne sont pas des faits
divers ordinaires. N’importe quelle grand-mère peut être agressée, mais cette
grand-mère-là a été agressée parce que juive. N’importe quel enfant, n’importe
quel client de supermarché peut être agressé, mais les clients du supermarché
de Trèbes n’ont pas été agressés parce qu’ils étaient de Trèbes. Les clients de
l’Hyper Cacher, en revanche, étaient clairement identifiés et ciblés comme
juifs. Ce sont des circonstances aggravantes.
Depuis
2006, onze Français ont été assassinés parce que leur seul tort était d’être
juif. On se retrouve plongé dans ce cas de figure que nul n’imaginait possible.
Dans les années 1980, j’avais 20 ans, jamais je n’aurais pensé que je vivrais
cela. Avant les années 2000, personne n’avait ce sentiment d’angoisse. Le seul
qui nous étreignait, c’était les déclarations ignominieuses de Jean-Marie Le
Pen. Personne ne pensait que des gens seraient assassinés. Ce n’était pas
écrit.
Comment
voyez-vous l’avenir ?
Je
ne sais plus quoi penser. Je resterai de toute manière dans ce pays, mais je
sens que beaucoup de gens vont partir. D’ailleurs, 60 000 sont partis en l’espace
de dix ans, pour une communauté qui compte autour de 500 000 personnes. Je
pense que ça ne va pas s’arrêter là. Les gens ont peur pour leurs enfants et
maintenant pour leurs parents. Toutes les conditions sont réunies pour qu’une
fois la stupéfaction passée, ils se disent qu’ils n’ont plus rien à faire ici.
Le nombre de ceux qui quitteront la France va grossir. Dans d’autres pays
européens aussi, où la situation est tendue, même s’il n’y a pas de mort – et
ce n’est pas une mince différence. L’Europe va se vider de ses juifs.
L’opinion
perçoit-elle à quel point la situation est tendue ?
En
2006, les gens ne pensaient pas que cette violence pouvait les concerner. Après
les attentats des dernières années, ils comprennent que tout le monde peut être
touché. Mais d’ailleurs, est-ce que seuls les juifs sont visés quand on tue un
juif ? Non, car c’est en vérité la République qui est attaquée. L’antisémitisme
comme le racisme menacent les valeurs fondamentales de notre république. Il la
met à mal. Lorsqu’un Noir, un homosexuel, une femme est agressé(e) pour ce
qu’il(elle) est, cela ne concerne pas que les Noirs, les homosexuels et les
femmes. On ne peut pas être seuls à affronter ce genre de situation. Aux
démocrates de comprendre que les extrémistes menacent les fondements mêmes de
notre pays. Et donc que le problème est posé à l’ensemble de nos concitoyens.
Propos
recueillis par Cécile Chambraud
Le
Monde, 29 mars 2018