Assemblée tunisienne des représentants du peuple
L’examen du texte ayant avorté en commission, le
projet de loi déposé par la gauche et l’extrême gauche ne sera pas débattu au
Parlement.
En Tunisie,
la cause palestinienne est chargée d’émotions, sensibilité qui s’était
illustrée avec l’accueil à Tunis en 1982 du siège de l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP). De la rue aux allées du pouvoir, la sympathie
n’a jamais cessé de se manifester. Ainsi, au lendemain de la décision des
Etats-Unis, annoncée le 6 décembre 2017 par Donald Trump, de reconnaitre Jérusalem
comme capitale d’Israël, le drapeau palestinien a été déployé jusque dans
l’hémicycle de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) siégeant au palais
du Bardo à Tunis. Les députés, toutes tendances confondues, y ont scandé des
slogans célébrant « Al-Qods, capitale éternelle de Palestine ».
Mais de là à « criminaliser » les
individus ou entités ayant des relations avec Israël, ainsi que le réclament
certains partis politiques de gauche ou issus du panarabisme, il y a un pas que
les autorités comme une partie de la classe politique se refusent à franchir.
La décision, le 9 février, de la commission des droits, des libertés et de
relations extérieures de l’ARP de repousser sine die la discussion sur
une proposition de loi relative à la « criminalisation » des
relations avec Israël a confirmé à quel point la realpolitik, en Tunisie comme
ailleurs, vient relativiser l’expression lyrique du soutien à « la
cause ».
« Normalisation »
La manœuvre dilatoire, orchestrée par les partis de la
coalition gouvernementale – Nidaa Tounès (« moderniste ») et Ennahda
(« islamiste ») – est dénoncée par Ahmed Seddik, le président du
groupe parlementaire du Front populaire (opposition), comme un « recul
face aux ingérences des grandes puissances ». Mardi 20 février,
la séance plénière de l’ARP était censée débattre du texte. Il n’en a donc rien
été puisque son examen a déjà avorté en commission. Selon les députés impliqués
dans ce dossier, le débat est bel et bien enterré.
L’affaire remonte à décembre 2015 quand le Front
populaire, une coalition de partis de gauche et d’extrême gauche, dépose une
proposition de loi visant à « criminaliser » tout lien
susceptible d’apparaître comme « une normalisation » des
relations entre la Tunisie et Israël. Cette crainte d’une « normalisation »
revient rituellement dans le débat public en Tunisie.
Le comédien français Michel Boujenah, issu d’une famille
juive de Tunisie, en avait fait l’amère expérience quand l’annonce de sa
présence en juillet 2017 au Festival international de Carthage avait
suscité une virulente polémique. Les adversaires de sa venue lui reprochaient
ses propos favorables à Israël. Michel Boujenah avait toutefois maintenu son
déplacement et son one-man show à Carthage s’était déroulé sans incident
majeur.
D’autres événements culturels avaient, eux, connu un
sort différent. Le film Wonder Woman, dont la comédienne vedette Gal
Gadot – de nationalité israélienne – avait soutenu l’offensive de Tsahal à Gaza
à l’été 2014, avait ainsi été déprogrammé des salles en juillet 2017 afin
de désamorcer la polémique naissante.
Une histoire chargée
A Tunis, les autorités ne peuvent ignorer cette
opinion publique très sensible à la cause palestinienne. C’est que le passif
avec l’Etat hébreu est lourd. Le 15 décembre 2016, un ingénieur tunisien
spécialisé en aéronautique, Mohamed Zouari, était assassiné à Sfax,
vraisemblablement par le Mossad. M. Zouari, un islamiste ayant longuement
vécu en exil en Syrie, était le responsable du programme de fabrication de drones
du Hamas palestinien.
Ce type d’opération sur le sol tunisien n’était pas
une première. Le 16 avril 1988, Khalil Al-Wazir, plus connu sous le nom
d’Abou Jihad, alors numéro deux de l’OLP, était assassiné dans sa résidence de
Sidi Bou Saïd, au nord de Tunis. Et deux ans et demi plus tôt, le 1er octobre
1985, c’est une intervention militaire d’une tout autre ampleur qui avait
décimé à Hammam Chott, dans la banlieue de Tunis, l’état-major de l’OLP qui s’y
était exilé après avoir dû évacuer Beyrouth en 1982. Baptisé par les
Israéliens « Jambe de bois », le raid aérien avait coûté la vie à
cinquante Palestiniens et dix-huit Tunisiens.
Au regard d’une histoire aussi chargée, la diplomatie tunisienne
a réagi fermement au lendemain de l’annonce du 6 décembre 2017 de Trump
sur Jérusalem. Non seulement elle a voté en faveur de la résolution de l’Assemblée
générale des Nations unies dénonçant une telle décision, mais le chef de l’Etat
Béji Caïd Essebsi a convoqué l’ambassadeur américain en poste à Tunis pour lui signifier
sa réprobation. Le geste est rarissime dans les annales des relations très
étroites – notamment en matière sécuritaire – entre Washington et Tunis.
A l’Assemblée, l’humeur était bien plus récalcitrante
encore. Quatre-vingt-dix députés, issus de tout le spectre politique tunisien,
ont adopté une motion appelant à inscrire à l’ordre du jour la proposition de
loi du Front populaire – qui avait sombré dans l’oubli depuis deux ans – sur la
« criminalisation » des relations avec Israël. Fait inattendu
mais en phase avec l’air du temps, le président de l’Assemblée, Mohamed
Ennaceur, un proche du chef de l’Etat Essebsi, a accepté que le texte soit
examiné en séance plénière le 20 février.
« Dangerosité
extravagante »
L’émotion collective est cependant vite retombée.
Selon une source parlementaire, les « amis occidentaux de la
Tunisie » – notamment les Allemands – ont adressé des « messages »
à partir de la fin décembre à Tunis mettant en garde contre l’adoption du texte
du Front populaire. Et c’est à ce moment-là que les députés d’Ennahda et de
Nidaa Tounès, alliés au sein de la majorité au pouvoir, ont commencé à freiner des
quatre fers.
Ces élus nient toutefois avoir agi sous influence
étrangère. « C’est l’appréciation de l’intérêt national de la Tunisie
et non des pressions extérieures qui a guidé notre attitude »,
commente Naoufel Jemmali, président – affilié à Ennahda – de la commission des
droits, des libertés et des relations extérieures de l’ARP. Selon lui, la
proposition de loi sur la « criminalisation » des relations
avec Israël, qui sanctionnerait toute entreprise présente en Tunisie –
nationale ou étrangère – ayant un lien direct ou indirect avec l’Etat hébreu,
est d’« une dangerosité extravagante pour l’économie tunisienne ».
« La Tunisie ne vit pas en autarcie,
abonde Wafa Makhlouf, député Nidaa Tounès et membre de la commission des droits
et des relations extérieures qui a voté le 9 février pour le report de
l’examen du texte. Une telle loi serait catastrophique pour la survie du
pays. » Les partisans du texte, eux, affirment qu’ils étaient disposés
à l’amender. « Nous étions prêts à l’assouplir pour préserver les
intérêts tunisiens », objecte Imed Daïmi, député affilié au parti
d’opposition Al-Irada. L’occasion ne leur en sera finalement pas fournie. A
l’heure où la fragile économie tunisienne est de plus en plus dépendante des
soutiens étrangers, l’affaire était devenue trop sensible.
Frédéric Bobin, correspondant à Tunis
Le Monde, 20 février 2018