Au parlement, certains de nos députés agissent en
gamins. Ainsi ne justifient-ils pas leurs émoluments en s'acquittant de leur
mission qui est de proposer des textes allant dans le sens des attentes
populaires. En agissant, par exemple, pour l'abolition des lois scélérates de
l'ancien régime, dont certains datent du protectorat, comme l'article 230 du
Code pénal qui est le fondement de l'homophobie et du honteux test anal
moyenâgeux. Ou en hâtant la réalisation de l'égalité successorale ou encore en
légalisant la consommation du cannabis qui est bien moins nocif que le tabac.
Non, nos gosses de députés n'ont en vue que les
retombées électorales des projets de loi qu'ils proposent ; et donc ils ne
pensent qu'au pouvoir et comment faire pour le garder ou le conquérir.
C'est ainsi que ces gamins politiciens, en prévision
des élections municipales, ont cru faire une bonne affaire électorale en
proposant un texte déjà enterré à cause de sa nature farfelue : la
criminalisation de la normalisation des relations avec Israël.
Ils ont pensé qu'en osant instrumentaliser de la sorte
la cause de Palestine qui est très sensible politiquement suscitant une
sympathie certaine chez le peuple tunisien, ils gêneraient leurs adversaires au
pouvoir, les partis Nidaa et Ennahdha.
En effet, soit le texte ne passe pas, et ils
pourraient dénoncer la compromission avec le sionisme de leurs adversaires ;
soit il passe, et ils se prévalent d'en avoir été les initiateurs.
Or, ils ont oublié trois choses capitales : que la
politique n'est pas affaire de cour d'école, que la diplomatie n'est pas
affaire de lois, surtout de criminalisation, et que la cause de Palestine
mérite bien mieux qu'une telle mascarade.
Il ne reste pas moins que le gouvernement et ses appuis
ne doivent pas se limiter à user de subterfuges et louvoyer sur la question.
Leur devoir est d'oser contrer ce jeu de gosses par une politique d'adultes
osant franchir le pas de la normalisation des rapports de la Tunisie avec
Israël au nom même du service de la cause palestinienne.
Contrairement à ce qu'on croit, cela ne sera pas
refusé par le peuple qui est mature, mais bel et bien accueilli, surtout s'il
s'intègre dans une politique globale changeant la donne actuelle en
Méditerranée, en y appelant, par exemple, à un espace méditerranéen de
démocratie instaurant la libre circulation entre ses démocraties.
La politique en cour d'école
Agir pour empêcher la normalisation avec Israël, c'est
agir contre ce qui est fatal : la normalisation avec un État qui existe et dont
la reconnaissance est nécessaire pour l'existence de son jumeau selon le droit
international.
Ne pas être en mesure de comprendre cela, c'est faire
preuve d'immaturité politique, transformer la politique en cour d'école.
Si le conflit palestinien dure à ce jour, c'est bien
parce que les Arabes n'ont pas su voir les choses en face, respecter le droit
international au lieu de vouloir le contrer pour ne plus le reconnaître,
singeant Israël aujourd'hui.
Or, Israël a les moyens de sa politique, pas les
Arabes ; il peut donc imposer la loi du plus fort et même celle du plus fou. Ce
qui est loin d'être le cas des Arabes qui, en ne reconnaissant pas un État
jouissant d'une reconnaissance internationale ainsi que l'impose le droit
international, se mettent, du coup, hors du droit et justifient le non-respect
de ce même droit par Israël.
De la sorte, ils ne font que servir la stratégie
israélienne qui justifie ses propres turpitudes d'État colon par celles de ses
adversaires qui vivent dans l'illusion de le traiter en entité.
La diplomatie n'est pas affaire de lois
S'il y a une spécificité de la diplomatie, c'est bien
d'être la politique de la subtilité et de l'action souple, et donc informelle.
C'est la condition de sa réussite. Aussi, l'esprit diplomatique est antinomique
avec l'esprit législatif avec sa lourdeur formelle et sa fixité.
Vouloir donc criminaliser la normalisation de
relations diplomatiques, c'est faire montre d'une monstrueuse aberration, sinon
bêtise. Car il s'agit d'une absurdité absolue.
C'est aussi dévergonder la loi en voulant figer dans
son marbre une réalité mouvante par nature, appelée à évoluer et changer. On
l'a vu, hier ennemis mortels, les pays européens sont aujourd'hui les meilleurs
amis. Même les pires ennemis de ce qui s'appelait Europe de l'Est sont
aujourd'hui les intimes de ce qui était l'Europe de l'Ouest.
C'est cette réalité du monde qui résume la diplomatie
intelligente et qui donc ne peut faire l'objet de lois, surtout pas la
criminalisation de ce qui relève du sens de l'histoire, la nécessaire avancée
vers la paix.
Une mascarade de projet de loi
Le projet de loi de criminalisation de la nécessaire
normalisation avec Israël est une mascarade, un texte qui relève d'une sorte de
divertissement de bal masqué selon le sens étymologique du mot : mascarata
(fête masquée) et maschera (faux visage).
En effet, ce n'est pas tant la cause palestinienne que
le projet entend servir, mais plutôt des intérêts politiciens nationaux. En
effet, servir la cause palestinienne pour de vrai suppose d'agir pour la sortir
de l'impasse actuelle, ce qui suppose la réactivation du droit international.
Or, comment en appeler à un droit quand on ne le respecte pas ?
Le droit international de 1947 a créé deux États égaux
en souveraineté et il suppose une reconnaissance mutuelle. Les Palestiniens ont
fini par reconnaître l'État d'Israël, mais pas les Arabes. C'est l'autre partie
du conflit, indispensable pour l'inévitable paix des braves.
Ce n'est donc pas avec un projet de loi de
criminalisation de la normalisation que l'on servira la cause de Palestine,
mais bien par une normalisation. C'est moyennant des relations diplomatiques
que l'on est en mesure de faire pression sur le gouvernement israélien pour
l'amener à en finir avec sa propre violation du droit international.
Or, il s'y adonne en prenant prétexte de l'attitude
arabe de rejet de sa réalité pourtant tangible. Et c'est une mise en œuvre de
sa part du conte populaire arabe du clou de Jha.
Un clou de Jha israélien
Cruelle erreur de la diplomatie arabe, le refus de
normalisation des relations avec Israël sur la base du partage de 1947
constitue désormais le cœur de cible de la stratégie d'Israël. C'est bien
servir ses intérêts que refuser de reconnaître la réalité de son État qui ne
fait nul doute internationalement. Ne pas normaliser les relations avec cet
État, c'est se retenir de lier son existence à celle de la Palestine, alors que
leur sort l'est du fait même de leur acte commun de naissance.
Cela rappelle le fameux conte populaire arabe de ce
personnage loufoque, mais plein de malice et de réalisme, qu'est Jha (ou
Djoha), figure populaire emblématique, bien connue dans les pays arabes et même
en Iran, en Nubie et dans le sud d'Italie. C'est le prototype du génie des
facéties anecdotiques, la nâdira que définit Abdelwahab Bouhdiba dans
l'imaginaire maghrébin comme étant « la saillie... le bon mot, le trait
d'esprit, la plaisanterie grossière ou raffinée ».
En besoin impérieux d'argent, il propose à la vente et
à vil prix sa maison cossue tout en s'arrangeant d'y laisser un clou qu'il
obtient contractuellement, en condition résolutoire, de venir à tout moment le
visiter comme une relique, le clou demeurant de par le contrat même sa propriété.
Comme il ne manquera pas de passer régulièrement et à tout moment rendre visite
à son cher clou, y accrocher et y laisser ce que personne n'a le droit de
toucher, comme des produits périssables empestant la maison, il finit par
lasser les acquéreurs qui lui restituent sa maison sans même réclamer d'être
remboursés.
C'est d'un tel stratagème qu'use Israël. La seule
différence avec le conte de Jha est que ce sont les Arabes qui veillent au
clou, en refusant la réalité d'Israël, occultant du coup son lien avec celui de
l'État de Palestine.
Mais, au vrai, les Arabes veulent-ils vraiment d'un
État ? N'en usent-ils pas seulement en carte politique et idéologique à visée
de politique interne, tout en entretenant des rapports soutenus, mais
informels, avec Israël ?
Face à une telle impéritie arabe, l'État hébreu et son
indéfectible allié américain ont alors tout loisir de se comporter comme Jha
avec son arrogance tout en ayant le droit avec eux bien qu'ils le violent sans
vergogne.
Normalisation en espace méditerranéen de démocratie
Il ne faut pas se leurrer, les masses arabes et le
peuple tunisien particulièrement sont au fait de ce jeu de poker menteur ; mais
ont-ils droit au chapitre ? Ce à quoi est prête la population en Tunisie est de
soutenir tout effort sérieux en vue d'une paix juste et équitable.
Qu'elle le soit selon le droit international,
prévoyant deux États également souverains, ou un seul État fédéral ou
confédéral, elle sait d'instinct que cela ne se fera que dans le cadre large
que serait un espace méditerranéen de démocratie qui reconnaîtrait le droit au
libre mouvement des ressortissants de ses États, sous visa biométrique de
circulation par exemple.
C'est bien d'un tel espace que devraient parler les
responsables politiques tunisiens au lieu de tergiverser ou louvoyer sur la
normalisation avec Israël. Qu'ils y appellent pour en finir avec cette anomalie
de non-reconnaissance d'un État ayant moins besoin de légitimité internationale
que d'être rappelé à cette légitimité en rompant avec sa politique actuelle.
Ce qui faciliterait la levée d'une autre anomalie du
droit international qui est la méconnaissance du droit à la libre circulation
humaine quand on veut l'instaurer pour les marchandises, comme c'est le cas
avec ALECA.
Qu'on agisse donc pour un ALECCA, en y insérant la
libre circulation humaine, et ce dans un espace démocratique méditerranéen
incluant Israël et la Tunisie, et supposant par conséquent la reconnaissance
mutuelle de ces deux. Ainsi sortira-t-on de la préhistoire politique actuelle !
S'agissant des réquisits sécuritaires devenus
incontournables, ils seront parfaitement respectés par le recours à l'outil
fiable du visa biométrique de circulation qui instaurerait un libre mouvement
humain rationalisé, étant délivré gratuitement et pour une durée minimale d'une
année avec entrées multiples dans l'attente d'une ouverture ultérieure des
frontières.
Farhat Othman juriste, politiste, chercheur en
sociologie et ancien diplomate
Le Huffington Post, Edition Maghreb, 15 février 2018
Nota de Jean Corcos :
Retour avec cet article sur le débat traité sur
le journal « Le Monde » (voir publication précédente), mais avec beaucoup de finesse et de lucidité
de la part de son auteur tunisien. A la fois sévère pour la politique actuelle
d’Israël, et féroce pour ceux qui en Tunisie refusent toute reconnaissance, il
exprime une analyse que j’espère voir largement partagée par ses concitoyens.